Ceci est mon corps

Kadhafi, Ben Laden, Saddam Hussein sont-ils « humains » ?

Franchement, je n’aime pas cet homme.

Mais je ne souhaite pas sa mort.

Et si des Français assoiffés de vengeance voulaient le punir de sa gestion calamiteuse du pays en le lynchant, et s’ils voulaient par là le corriger d’avoir été bien nourri, bien logé et bien blanchi au frais du contribuable durant presque toute sa vie d’adulte, je sais que je ne serais pas pour.

Je crois que tous les humains commettant des crimes, des délits ou n’importe quel acte répréhensible, devraient pouvoir bénéficier d’un procès équitable.

Et si un tel lynchage se produisait, et que journaliste, je détienne des images dégradantes de son corps meurtri, je crois que je plaiderais pour ne pas les exhiber. Par respect pour sa famille, ses proches, qui peut-être n’ont rien fait de mal, et qui ne méritent pas forcément de voir un des leurs humilié.

Par respect aussi pour son peuple, qui, comme tous les peuples, y compris ceux dont les dirigeants se sont distingués dans l’horreur et le mépris de leurs semblables (et des « Autres »), et dont certains membres ont été sûrement ses partisans, méritent le respect.

Par respect enfin pour son espèce, l’espèce humaine, à laquelle nous appartenons tous: son corps est semblable au nôtre et mérite par conséquent des égards que, personnellement, vu ma philosophie et ma religion, je voudrais pouvoir étendre à toutes les espèces animales.
Car même un chien ne mérite pas d’être lynché.

Heureusement que Jacques Chirac n’est pas arabe !

Parce qu’après son passé à la tête d’une des mairies considérées par certains comme figurant parmi les plus corrompues du monde, après deux mandats présidentiels passés à privatiser une bonne partie de la France, à accentuer la destruction des services publics et surtout, fondés en grande partie sur une idéologie stigmatisant les bruits et les odeurs des Noirs et des Arabes, après plusieurs années passées à diriger un gouvernement qui s’est bien distingué dans le respect des droits humains (puisque les indépendantistes d’Ouvea, par exemple, ne sont pas tout à fait « humains »), après une guerre coloniale en Afghanistan et une loi raciste (celle de 2004 autorisant des établissements scolaires, l’exclusion de filles portant un foulard), si la France avait été libérée de tous ces maux par une armée étrangère, il est probable que les télés du même pays libérateur, ne se seraient pas gênées pour diffuser des images montrant son corps lynché par des foules assoiffées de vengeance.
Heureusement que Jacques Chirac n’est pas arabe donc, et qu’il peut jouir d’une belle retraite, pépère, que mérite en réalité tout être humain, même politicard dominant – à condition bien sûr qu’il ne soit pas arabe.

J’exagère ?

Saddam Hussein exécuté un jour de l’aïd, Ben Laden jeté à la mer – ou Kadhafi mort tabassé…se sont montrés bien plus monstrueux voyons ! Et vous me direz peut-être: y a pas que des Arabes: et Mussolini ?

Oui, c’est vrai, il n’était pas très arabe celui-là…

Mais justement: s’il existe un lien comme je vais tenter de le montrer entre le traitement que les médias blancs réservent au corps arabe d’un ex dictateur et le corps de toutes les personnes racisées; si ce traitement ne s’explique pas uniquement par les actes horribles commis par de tels êtres (actes dont se sont rendus coupables, dans des proportions diverses, pas mal de dominants blancs dont on respecte, à juste titre, l’intégrité physique), et si ce traitement correspond plus ou moins à celui qu’on a jugé « normal » et « compréhensible » pour un être, Mussolini, incarnant le Mal absolu (la négation de l’état de droit à l’intérieur duquel existe le corps d’exception selon Sidi Mohammed Barkat), un mal intérieur, qu’on a voulu refouler et extérioriser, cela signifie bien que nous ne sommes pas considérés comme des humains normaux.

Vous pourriez aussi me répondre: à qui la faute ? Kadhafi a été tué par le siens !

Je remarque tout de même que dans ces trois morts (Saddam Hussein, Ben Laden, Kadhafi), le rôle d’une armée impérialiste a été déterminant. Et surtout, car c’est le véritable fond de mon propos, le traitement médiatique que leur réservent les médias dominants occidentaux s’avère très révélateur d’une vision du monde qu’on ne peut que qualifier de coloniale (à cet égard, les images de l’exécution d’un Caucescu n’échappent pas à cette règle: les Roumains ne sont pas vraiment considérés comme des Blancs à part entière. Pour les racistes, ce sont des sortes de « sous-Européens », issus d’une race intermédiaire entre les vrais Blancs et les Indigènes).

Torture ?

Est-ce que Georges Bush, Bigeard, Massu, Aussaresse, Guy Mollet…méritent de telles morts ? Sont-ils morts ainsi ? Et si tel avait été le cas, est-ce que nos médias auraient trouvé très décent d’exhiber ces corps maltraités ?

Contrairement à Mussolini, ces êtres mêlés à des tortures, l’ont été dans le cadre d’un état de droit. Peuplé de véritables êtres humains. Ils ne peuvent donc pas être monstrueux, eux. Et quoi qu’ils fassent, leur corps, même mort, mérite un minimum d’égard.

Nous n’avons jamais vu à la télé le corps de Bousquet assassiné.

Il est ironique de se souvenir que lorsqu’un cliché du corps de Mitterrand allongé sur son lit de mort (autrement moins violent que celui de Kadhafi, le « grand homme » responsable de l’exécution de nombreux résistants algériens étant mort de sa belle mort…) a été volé, ses proches dénonçant « l’indécence » du geste…ont accusé (à tort, précisons-le), devinez qui ? Le petit ami arabe de Mazarine ! Même bourgeois les Arabes ne savent pas se tenir !

Les images de l’assassinat de Kennedy n’ont pas le même sens politique puisqu’elles se présentent généralement de manière dramatique, voire tragique, non sans un certain lyrisme, et c’est même sûrement pour susciter une certaine empathie envers un « destin brisé », que les médias aiment les diffuser – sans compter bien sûr qu’elles ne présentent absolument rien d’humiliant pour ce chef d’état émouvant, véritable responsable de la politique américaine au Viet-Nam.

Népotisme ?

Georges Bush encore, mais aussi Sarkozy ou Giscard; sans compter bien sûr les nombreux ministres de nos pays (Bachelot, Raffarin, Kosciusko-Morizet …) qui sont eux-même fils ou filles de dirigeants politiques (si, si, la reproduction sociale ça existe aussi en France !)…méritent-ils de telles morts ?

Morts de civils

Là, la liste est longue: mais pour en citer d’autres, nommons seulement De Gaulle ou presque tous les dirigeants Israéliens.

On peut aussi poser la question de la corruption, qui serait, si l’on en croit certains journaux, une sorte de spécificité arabe: est-il nécessaire d’établir la liste de toutes les « affaires » ayant terni l’histoire des « démocraties occidentales » où de très nombreux dirigeants ont profité de leur pouvoir pour s’enrichir personnellement ? On pourra lire pour relativiser un peu les choses, et se convaincre que peut-être, les dirigeants arabes corrompus ne méritent pas cette mort – et surtout ce traitement médiatique de leur mort, la très intéressante analyse historique de Jean Garrigues (Les scandales de la République, de Panama à l’affaire Clearstream, nouveau monde poche).

Non, j’ai beau chercher, je ne vois pas pourquoi un Kadhafi plus qu’un autre, mériterait un châtiment inhumain que tout humaniste ne doit pouvoir souhaiter à personne.

Deux poids deux mesures

Quoi qu’il en soit, ce qui choque avant tout dans ces morts de dictateurs arabes, c’est le deux poids deux mesures de leur traitement médiatique.

Alors que nos éditocrates n’ont pas arrêté de s’indigner du fait que ces « fous d’Américains » aient osé diffuser des images de leur ami accusé de viol, que dis-je, de « troussage de domestique » (noire, ai-je envie de préciser), menotté et aux bras de policiers new-yorkais, arguant que tout être humain, quels que soient les griefs que d’autres (ceux qui font partie des « Autres ») leur reprochent, mérite d’être respecté dans son intégrité (et donc caché lorsqu’il subit un traitement, dans le cas de DSK, tout à fait normal et légal), personne ne semble trouver anormal de voir diffusées maintenant des images autrement plus infamantes d’un autre homme, à mon sens pas spécialement plus aimable – mais pas moins non plus ! – dont le corps est incomparablement plus malmené que celui de son ex-confrère, dans le cadre d’une action immorale et parfaitement illégale.

Où sont donc les éditocrates spécialisés dans l’indignation éthique et esthétique face aux images crues montrant crument une réalité brutale: celle de corps humains malmenés ? Kadhafi n’est-il pas le semblable de DSK ? N’appartient-il pas à la même espèce animale ? Les corps des « hommes d’état » ne sont-ils pas égaux ? Pourquoi les images soft (et parfaitement légitimes) de l’un provoquent-elles en France plus d’indignation que les images carrément hard et dégueux de l’autre ?

Les corps d’exception et « l’état de droit international »

Le colonialisme produisant les races, a produit par la même occasion une hiérarchisation desdites races.

Les corps des membres de chaque race n’ont évidemment pas la même valeur aux yeux des racistes. Lorsqu’à l’époque que nous nommons en France « Renaissance », les Européens ont commencé à réfléchir sérieusement pour savoir ce que c’est qu’un « humain » (qu’ils nommèrent d’ailleurs « homme » – signalant par là que les femmes n’étaient pas tout à fait considérées comme humaines), c’était notamment pour savoir s’ils pouvaient ou non continuer décemment à exterminer les Amérindiens.
Puis, comme la religion de ces mêmes Européens commandaient de ne pas faire aux autres humains ce qu’on ne souhaite pas pour soi-même, ils commencèrent à se demander si les Africains, qu’ils voulaient traiter comme des biens meubles (sachant qu’ils n’auraient pas trouvé très normal qu’on en usât de même avec eux), faisaient eux aussi partie de cette humanité.

Évidemment, la réponse n’est, à l’heure actuelle, toujours pas claire pour tout le monde. Des nombreux siècles passés à traiter les corps d’indigènes comme des « cafards » et autres « rats », laissent des séquelles. Car ces questionnements, nous le voyons, n’avaient pas d’autres motifs que de justifier un certain traitement des corps. Certains corps humains, suscitent la compassion (cf les représentations d’un Jésus bien blanc) et d’autres peuvent – par exemple, un jour d’octobre 1961 en plein Paris, être sans problème jetés dans la Seine comme de vulgaires charognes immondes.

Et ces images d’exécutions sommaires de corps indigènes, ces siècles de propagande raciste ayant contaminé jusque la langue même que nous parlons, ont durablement nourri les imaginaires et forgé les structures cognitives des dominants.

Dans un état de droit qui a aussi la particularité d’être colonial, la création de la condition d’indigène a ouvert des perspectives politiques, juridiques et morales qu’il est très urgent de décrire précisément: une catégorie d’êtres tout à fait spéciale qui n’a pas disparue des représentations collectives. Un indigène est un membre non-inclu de la nation – dont l’appartenance à l’humanité n’est pas reconnue, « situé en dehors de l’univers de la raison » selon Sidi Mohammed Barkat et « auquel il faut logiquement appliquer un régime de peine spécial » (Le Corps d’exception, les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie p 73).

Son corps porte en lui un principe dit « d’arbitraire », indiquant que le corps en question est susceptible d’être réprimé et brutalisé, sans possibilité sérieuse de recours légal » (Sidi Mohammed Barkat, idem)
Évidemment, Kadhafi n’est pas « membre non-inclu de la nation française ». Mais il est membre d’un peuple qui a été traité comme tel par d’autres nations ayant appliqué plus ou moins les mêmes politiques en se fondant à peu près sur les mêmes logiques deshumanisantes. Il a fait partie de cette catégorie non humaine – indigène – intermédiaire entre « l’humain » et les autres espèces animales.
A l’échelle mondiale, son peuple est bel et bien perçu comme inférieur, et subit de ce fait comme d’autres peuples que l’on perçoit comme plus ou moins analogues, de la part d’armées de pays peuplés de « vrais humains », ce que tout un chacun trouverait inadmissible pour un peuple réellement humain.

L’indigénat et le corps d’exception se sont étendus et ne concernent plus seulement un régime d’exception à l’intérieur d’un état de droit mais se révèlent être dans les faits, des conditions humaines (non reconnues comme telles) existant bel et bien à l’intérieur d’espaces mondiaux. Ce sont aujourd’hui des continents entiers, qui à l’intérieur d’un « état de droit international », sont en permanence traités de manière exceptionnelle.

Le corps d’exception est comme l’explique Sidi Mohammed Barkat une composante de la société, « une masse de corps indifférenciés »: si le droit prétend être international et que l’on considère la Libye comme un élément d’une société mondiale, les habitants de ce pays, tous Indigènes dans le cadre de la « lutte des races sociales » (cf Sadri Khiari, « La preuve des races sociales, c’est qu’elles luttent », in La contre-révolution coloniale en France) sont les semblables de tous les Indigènes du monde.
Leur corps (d’exception) est donc semblable au nôtre.

Du coup, dans un pays comme la France, les Indigènes sont irrémédiablement perçus comme les semblables des « indigènes mondiaux ». Et c’est sûrement pourquoi je me sens concerné, insulté lorsque diffusant ces images dégradantes de corps arabes meurtris, je sens que les télés occidentales me disent en filigrane: « voilà ce que valent vos corps à nos yeux, voilà ce que nous pouvons en faire ».

Faysal Riad

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