Dans le contexte d’attaques grandissantes contre les musulmans en Inde, nous publions aujourd’hui la traduction de cet article du 31 décembre 2019 de Mudasir Amin et Samreen Mushtaq, chercheurs cachemiris basés à Delhi.
Vers midi le 14 décembre, un homme d’âge moyen repeignait un mur du département de chimie de la Jamia Millia Islamia en face de la cantine centrale de l’université. Ce même jour, des étudiants avaient inscrit sur tous les autres murs de la Jamia des messages hauts en couleur pour exprimer leur opposition à l’amendement de la loi sur la citoyenneté promulgué récemment (2019).
Seulement, les coups de pinceaux de l’homme étaient destinés à recouvrir une proclamation de foi islamique écrite en arabe, « La ilaha illallah » (Il n’y de Dieu qu’Allah). Un groupe d’une quinzaine d’étudiants et d’agents de sécurité se tenait à ses côtés. Le groupe a commencé à pousser des cris d’encouragement aux gardiens, qui avaient pris en compte leur plainte au sujet du « slogan communautaire » qu’il fallait dissimuler, au moment où un autre groupe de dix à quinze étudiants entrait en scène, visiblement contrarié par l’action du gardien. L’un d’eux s’écria « Comment osez-vous tenter d’effacer cela ? N’est-ce pas la raison-même qui fait de nous les cibles de l’amendement de la loi sur la citoyenneté (CAA) et du Registre national des citoyens (NRC) ? »
L’homme tenant le pinceau sentit la tension monter et s’éloigna rapidement. Un étudiant du deuxième groupe réinscrivit les mots qui avaient été recouverts, et ses camarades expliquèrent à l’assemblée que le CAA devait être vue comme une attaque contre l’islam et les musulmans, et qu’elle devait être le point de départ d’une affirmation des musulmans. Le premier groupe leur répondit que le slogan était « communautaire » alors que le mouvement était laïc et l’un d’eux lança : « Des non-musulmans ont aussi rejoint le mouvement, après tout ».
Certainement dans le but d’atténuer le caractère islamique de l’expression sur le mur, le soir, d’autres graffitis avaient été inscrits aux côtés de la proclamation de foi : « Inde laïque » et « Soyons unis » en anglais, « Civil Naafarmaani » (Désobéissance civile) et « Sab ek hain » (Tous égaux) en devanagari. Plus tard dans la journée, des étudiants se regroupèrent devant le portail 7 du campus et lancèrent des slogans communistes : « Lal salaam » (Salut rouge) et « Inquilaab Zindabaad » (Vive la révolution).
L’un après l’autre ils prirent le micro pour intervenir au sujet du CAA et du NRC. Les dirigeants des étudiants libéraux de gauche, qui distribuaient le tour de parole, faisaient taire tous ceux qui essayaient d’expliquer que le CAA et le NRC étaient avant tout une politique anti-islam. Ils accusèrent ceux qui lançaient des formules telles que Allahu akbar (Dieu est grand) de faire des slogans communautaires. Les étudiants libéraux de gauche firent des déclarations telles que « Soyons unis. Ne donnons pas un sens communautaire au mouvement » et « Nous ne permettrons pas que « La ilaha illallah » soit scandé ici. »
Le jour suivant, la police lança une attaque brutale contre les étudiants de la Jamia. Ils entrèrent dans le campus, gazèrent sa bibliothèque et frappèrent les étudiants sans distinction. Beaucoup d’étudiants furent blessés et une cinquantaine emprisonnés. Le 21 décembre, nous réussimes à entrer dans le campus. Un jour avant l’attaque, l’administration de la Jamia avait imposé des vacances universitaires jusqu’au 5 janvier et seuls quelques étudiants avaient l’autorisation d’y entrer. En plus des pots de fleurs cassés et des vitres brisées, on pouvait remarquer que seul le mur portant la proclamation de foi islamique avait été repeint.
Le même graffiti et d’autres tels que Allahu akbar, subsistaient sur des murs loin des regards, pas dans les lieux les plus publics. Nous ne serions pas surpris de ne plus les voir non plus la prochaine fois que nous entrerons dans le campus.
Qu’est-ce qui doit être réprimé dans l’affirmation musulmane afin de forger l’unité avec les libéraux de gauche ? Cette question ne concerne pas seulement la Jamia mais s’étend au-delà de ses murs. La solidarité des libéraux est conditionnelle parce qu’ils considèrent les musulmans comme intolérants par essence. Les libéraux vantent les références pluralistes du pays mais considèrent toute revendication de la part des musulmans, qui mettent au premier plan leur identité en termes religieux, comme hostiles au système séculier de l’Inde.
Il existe différentes formes d’islamophobie en Inde actuellement. Il y a, d’une part, un gouvernement qui ne prend même pas la peine de dissimuler sa position anti-islam. En 1939, avant même la création du Pakistan, dont l’existence même est une raison de cibler les musulmans, Vinayak Damodar Savarkar, l’un des plus proéminents idéologues de l’Hindutva, déclarait que « Si nous, hindous en Inde, devenons plus forts, avec le temps, les amis musulmans du type de ceux de la Ligue devront prendre la place des juifs allemands. » L’idéologie de Savarkar a été une inspiration pour le Rashtriya Swayamsevak Sangh, l’organisation mère du parti au pouvoir le Bharatiya Janata Party (BJP).
Au fil des ans, les manifestes électoraux du BJP, les discours de ses dirigeants et leurs écrits politiques ont attisé la haine et l’intolérance contre les musulmans, et des violences directes telles que la démolition du Babri Masjid dans l’Uttar Pradesh et le pogrom antimusulman dans le Gujarat en 2002 en ont résulté. Comme le souligne Khinvraj Jangid, professeur assistant à l’Université OP Jindal, titulaire d’un doctorat en science politique, le Premier ministre Narenda Modi a « une vision antimusulmane dangereuse pour l’Inde ». Son ascension après les écrasantes victoires électorales de 2014 puis 2019 est le point culminant de cette vision. Le CAA et le NRC semblent faire partie des dernières étapes de ce processus, sinon les dernières.
Sous le règne de Modi, le programme du BJP s’est traduit par des actions à grande échelle contre les musulmans. Un rapport de l’India Spend, un portail de données journalistiques, affirmait que 84% des homicides liés aux bovins depuis 2010 visaient des musulmans, dont 97% avaient été commis après l’arrivée au pouvoir de Modi en 2014. La culture de l’impunité caractérisée par l’inaction contre les auteurs, qui sont au contraire applaudis par les dirigeants du BJP, a instillé la peur dans toute la communauté musulmane. Comme si la violence n’était pas suffisante, le parti au pouvoir semble également avoir une stratégie plus large de diabolisation des musulmans, par exemple en instillant la peur du « jihad d’amour » – une théorie du complot selon laquelle les musulmans séduisent les hindoues pour les convertir à l’islam – et, sur le plan politique, en criminalisant le Triple Talaq (divorce instantané). La loi de 2019 sur les musulmanes (Protection des droits en matière de mariage) est tout autant paternaliste avec elles en les présentant comme des victimes endémiques de l’islam ne pouvant être protégées que par le gouvernement, présenté comme leur sauveur. Plus récemment, la Cour suprême indienne a également donné son feu vert à la concrétisation du rêve du BJP de construire un temple de Ram à Ayodhya, à l’emplacement même du Babri Masjid.
Il faut aussi prendre en compte les ambitions colonialistes du projet de l’Hindutva révélées le 5 août 2019, lorsque l’État indien a changé le statut constitutionnel du Cachemire. La suppression de l’article 35A, qui accordait aux résidents permanents du Jammu et du Cachemire des droits exclusifs sur l’achat et la vente de biens immobiliers, constitue, selon un article de la chercheuse Aditi Saraf, publié en octobre 2019 pour The Caravan, une menace existentielle pour les Cachemiris : « La propriété de la terre en tant que richesse inaliénable, ou, plus précisément, le fait d’empêcher des étrangers d’implanter un marché foncier au Cachemire, est un principe d’une profondeur et d’une signification historique dans la région. »
Après le 5 aout, l’État indien semblait s’attendre à ce que les musulmans cachemiris, longtemps considérés comme des traitres, sortent dans les rues et se fassent tuer. Ce souhait particulier n’a pas été exaucé, bien que soit en cours un affrontement distinct et létal résultant de la dense militarisation du contrôle du Cachemire par l’Inde. Avec le CAA, d’autres musulmans du sous-continent indien – occupant la seconde position après les musulmans cachemiris dans la vision haineuse de la droite – sont sortis pour protester en grand nombre. Cela a été une occasion pour mettre la brutalisation de musulmans en spectacle, comme nous l’avons vu dans l’Uttar Pradesh et Mangalore, et pour consolider un vote majoritaire contre eux.
Les événements marquants de 2019, le Cachemire, Ayodhya et le CAA, ne visaient pas à détourner l’attention publique des échecs économiques ou d’autres problématiques importantes. Il s’agissait de réaliser le projet de la droite d’un Rashtra hindou (État hindou) excluant les musulmans. Lorsque Modi a déclaré que les opposants au CAA s’adonnant à la violence « pouvaient être identifiés par leurs vêtements », il insinuait ouvertement que les musulmans étaient une menace pour la paix du pays.
Les musulmans ont également souffert durant des décennies de l’apathie et de la discrimination institutionnelle sous les gouvernements du Congrès, notamment d’une représentation politique qui a toujours été insignifiante. Pour contrecarrer les tentatives du BJP de le qualifier de parti anti-hindou « apaisant » la communauté musulmane, le parti du Congrès a doucement flatté le Hindutva pour se distancier de la communauté minoritaire. Au vu des conditions socioéconomiques épouvantables des musulmans en Inde, ce prétendu apaisement est dans le meilleur des cas un mythe. Comme l’ont souligné les chercheurs Christophe Jaffrelot et Kalaiyarasan A. dans un article d’opinion pour l’Indian Express, « toute démarche en faveur des minorités semble illégitime à l’ère du principe de la majorité ».
Une autre forme d’islamophobie, plus insidieuse et plus dangereuse, est à observer dans les cercles de la gauche. Il ne s’agit pas de disqualifier les milliers de personnes, hommes et femmes, jeunes et vieux, manifestant dans les rues indiennes contre le CAA. Il ne s’agit pas d’oublier les centaines de musulmans arborant le drapeau tricolore indien lors de ces rassemblements, leur amour pour la patrie et les valeurs pour lesquelles ils se battent. Mais il est nécessaire aujourd’hui de dénoncer l’islamophobie de la solidarité sélective, l’unité recherchée au nom de la nation, une unité cherchant à faire disparaitre toute référence à l’islam au nom des valeurs séculières. Comment se fait-il que les musulmans qui affirment leur identité indienne soient bien accueillis tandis que ceux qui soulignent leur identité religieuse en dehors du cadre libéral sont réduits au silence ? Si le peuple est dans la rue pour protéger les valeurs séculières du pays telles qu’elles sont inscrites dans la Constitution, ces valeurs nécessitent-elles pour autant que la religion soit mise à l’écart – que l’islamité, sous quelque forme que ce soit, soit interdite dans la sphère publique – même lorsque l’exclusion concerne clairement l’identité musulmane ?
Le terrain complexe de la négociation entre religion, politique et État varie en fonction des différents contextes de chaque pays. En Inde, lorsque le sécularisme signifie une position neutre de l’État vis-à-vis de toutes les religions, pourquoi seule la minorité musulmane du pays doit-elle donner des preuves de ses aptitudes séculières ? Pourquoi les musulmans indiens doivent-ils dissimuler leur identité religieuse pour apporter des preuves de ces aptitudes ? Lorsque la Cour suprême indienne a validé la destruction du Badri Masjid pour construire un temple à sa place, pourquoi le pays s’attendait-il à ce que les musulmans acceptent la décision au nom des valeurs séculières ?
Comme l’a expliqué l’anthropologue Talal Asad, l’État a pour fonction de définir la figure publique convenable de la religion. En ce qui concerne l’identité religieuse des musulmans, ces derniers doivent, ou assimiler les valeurs libérales, même si les libéraux y voient un acte contraire à l’islam par essence, ou être exclus de l’imaginaire politique de l’État-nation. Cela s’apparente à la catégorisation politique des « bons musulmans » et des « mauvais musulmans » dans le contexte occidental comme l’a décrit le politologue Mahmood Mamdani. En référence au débat public en Amérique après le 11 septembre il écrivait :
« (…) Le président Bush avait distingué les « bons musulmans » des « mauvais musulmans ». De ce point de vue, les « mauvais musulmans » étaient explicitement tenus pour responsables du terrorisme. Dans le même temps, le président assurait aux Américains que les « bons musulmans » étaient désireux de dissocier leurs noms et de libérer leur conscience de cet horrible crime, et qu’ils « nous » soutiendraient sans hésiter dans une guerre contre « eux ». Mais cette déclaration n’avait pas suffi à dissimuler le message principal d’un tel discours : à moins qu’il ne prouve qu’il est « bon », tout musulman est présumé « mauvais ». Désormais, tous les musulmans devaient prouver leurs capacités à participer à la guerre contre les « mauvais musulmans ». »
C’est de cela dont nous sommes témoins quand les militants de la gauche libérale cherchent à diriger un mouvement décisif actuellement pour les musulmans d’Inde. Quand les photos de deux étudiantes de la Jamia, Ladeeda Sakhaloon et Aysha Renna, sont apparues sur les réseaux sociaux, protestant et défendant avec ferveur d’autres étudiants, les médias les ont présentées comme des héroïnes du mouvement contre le CAA. Pourtant par la suite, lorsque leurs publications en ligne ont commencé à circuler, comme celle postée par Sakhaloon – « Il y a bien longtemps que nous avons abandonné vos slogans séculiers. » – les utilisateurs de Twitter se sont mis soudainement à insinuer qu’elles étaient des traitresses aux valeurs séculières.
Le 29 décembre, le député Shashi Tharoor, bien connu pour ses positions libérales, a retweeté une vidéo du slogan « La ilaha illallah » scandé dans une manifestation qu’il avait accompagné du message « Notre lutte contre l’extrémisme du Hindutva ne doit pas non plus conforter l’extrémisme islamiste ». Il ajouta que « nous » ne permettrons pas que le pluralisme et la diversité soient « supplantés par aucun type de fondamentalisme religieux ».
Après la polémique déclenchée par sa déclaration, il essaya de s’expliquer dans d’autres tweets pour démontrer qu’il comprenait la « place primordiale » du slogan en Islam et son usage comme attestation de foi. Il révèlera une faille essentielle dans son raisonnement en ajoutant : « On ne peut pas lutter contre le communautarisme de l’Hindutva en promouvant le communautarisme musulman ». Sa position, selon laquelle les musulmans doivent comprendre que l’idée même du pluralisme indien est menacée, découle d’une position de privilège absolu, et d’un rapport paternaliste à une communauté confrontée à une menace existentielle.
Tharoor affirma que le BJP faisait circuler ces vidéos pour donner une signification communautaire au mouvement. Il n’a pas noté que la menace pour le pluralisme vient également de ceux qui prétendent défendre les valeurs démocratiques en excluant l’affirmation islamique et en lui donnant une connotation négative. La seule différence entre le BJP et le Parti du Congrès semble reposer sur les formules employées pour faire taire les musulmans : le premier au nom du Rashtra hindou, le second basé sur une définition biaisée d’une Inde plurielle, libérale et séculière.
Plutôt que de demander à l’« autre », le musulman, de s’accommoder des valeurs libérales, il faudrait questionner le « soi » privilégié. Qu’implique la signification libérale de la solidarité pour un groupe confronté à la violence en raison de son identité religieuse ? Quel est le niveau de tolérance de l’idée libérale du « séculier » et du « pluralisme » ?
Arrivés au point d’un possible anéantissement, « les musulmans n’ont rien à prouver à l’Inde », écrit Apoorvanand, professeur à l’Université de Delhi, dans un article du Wire, dans lequel il souligne combien les « sympathisants » des musulmans craignent que le BJP ne qualifie l’opposition au CAA de sectaire et essentiellement musulmane : « La Jamia et l’Aligarth Muslim University auraient-elles du garder le silence ? Ou les manifestants de Seelampur ou de Purnia auraient-ils dû se cantonner à leurs tâches quotidiennes, puisque leur « visibilité » aurait affaibli l’argument contre le CAA ? »
A la Jamia, nous avons aussi rencontré des étudiants qui pensaient que structurer la question du CAA en termes d’exclusion des musulmans et à travers des slogans reflétant la musulmanité pouvait signifier renforcer une image de la Jamia comme un ghetto archaïque, terroriste et minoritaire. Une représentation qui a été consolidée en septembre 2008 avec les assassinats du Batla House, lorsque la police de Delhi avait tiré sur deux étudiants lors d’un prétendu affrontement à Jamia Nagar, un quartier environnant de l’université.
Plusieurs groupes de défense des droits de l’homme, dont l’Association de solidarité des enseignants de la Jamia, avaient remis en question l’authenticité de la thèse de l’affrontement, en l’inscrivant dans « l’histoire honteuse des violences extra-judiciaires ». L’assassinat avait jeté un peu plus le soupçon sur le voisinage musulman, et plus particulièrement sur l’université : une suspicion aggravée ensuite par la droite. Peu de temps après le meurtre, Modi, alors Ministre en chef du Gujarat, avait déclaré : « Il existe une université à Delhi du nom de Jamia Millia Islamia qui a publiquement annoncé qu’elle prendrait en charge les frais juridiques des terroristes impliqués dans l’acte. Dood maro, dood maro (Allez mourir) ». En 2017, le Vishwa Hindu Parishad, affilié au RSS, avait qualifié la Jamia de « refuge pour les antinationaux ».
C’est cette affaire qui amène, plus d’une décennie plus tard, une étudiante sur le campus à nous déclarer que « c’est l’image de la Jamia qui est en jeu ». De nombreux étudiants nous ont demandé de nous distancier des habitants de Jamia Nagar qui étaient sortis dans la rue pour soutenir les étudiants de la Jamia. Dans un ton empreint de condescendance, plusieurs d’entre eux nous ont donné cette directive : « Ils sont une foule indisciplinée, nous sommes instruits et différents d’eux. Ne les rejoignez pas. »
Rizwan Qaiser, professeur d’histoire moderne de l’Inde, a déclaré à l’Indian Expressque les étudiants, en s’opposant au CAA, luttaient pour des droits constitutionnels et non religieux, et qu’il était, de plus, essentiel que les gens sachent que la Jamia est comme toute autre « institution libérale, et moderne ».
Mais ces récits vont au-delà de la Jamia. L’historien Ramchandra Guha écrit par exemple, dans un article de mars 2018 dans l’Indian Express, que la communauté musulmane doit sortir de son « ghetto moyenâgeux pour s’engager pleinement dans le monde moderne ». Il avance également que toute opposition au port de la burqa des musulmanes dans l’espace public est enracinée dans l’émancipation et les valeurs libérales.
Ces commentaires sont une reconnaissance implicite des stéréotypes orientalistes sur les musulmans barbares auxquels il faudrait enseigner les voies d’une existence éclairée. Ils dénigrent les identités musulmanes pour ne légitimer que le sarkaari musalmaan, la version étatique d’un musulman idéal, celui qui ne porte aucun symbole de l’islam visible dans l’espace public, qui préférera l’identité indienne à son identité indienne-musulmane à trait d’union, celui qui serait une image parfaite sur les panneaux publicitaires, avec une barbe et une casquette, pour représenter le pluralisme indien. Ce qui est suggéré est que « vivre comme un musulman est en soi le problème », selon Santhosh S., théoricien de la culture.
La formulation libérale du problème et l’expression libérale de la solidarité exigent des musulmans qu’ils mettent de côté leur identité religieuse, probablement même qu’ils y renoncent au nom de la nation et qu’ils démontrent leurs aptitudes à être séculiers. Il est attendu du musulman idéalisé, un patriote instruit, qu’il reste à l’écart des autres musulmans. En réalité, la solidarité libérale voudrait une séparation totale, une exclusion dans l’exclusion.
La solidarité libérale est accordée comme une faveur, un enseignement pour l’« autre » sur la façon de protester. Les libéraux donnent des leçons aux opprimés sur la manière de s’engager dans le mouvement, leur accordent leur soutien, mais musèlent leur voix dans le processus.
Régulièrement, depuis le début des manifestations, nous nous sommes demandés, en tant que musulmans cachemiris, où était notre place dans le mouvement ? Nous avons eu une forte tendance à nous désengager de toutes les formes de politique en Inde. Chez nous, nous avons souvent participé à des discussions sur l’indifférence des musulmans hors du Cachemire vis-à-vis de la situation dans notre pays. Ces conversations ne nous ont jamais laissé envisager le genre de lutte actuellement en cours en Inde.
Les slogans « azadis » au Cachemire et en Inde sont différents en termes de cadres et d’objectifs. Il ne s’agit pas d’une potentielle « cachemerisation de l’Inde », comme certains analystes, comme Pratap Bhanu Mehta, ont voulu nous le faire croire. Le terme aurait eu du sens que si l’État indien avait assiégé le pays. Cependant, c’est un moment significatif dans l’affirmation de Soi des musulmans indiens et dans l’affluence des gens dans la rue. Ce n’est certainement pas le moment pour nous de faire des commentaires condescendants.
Nous sommes entrainés dans ce mouvement par notre identité musulmane, en plus de la solidarité générale avec les opprimés et les persécutés, comme nous l’avons été durant des décennies aux mains de l’État indien. Révoquer l’islamité de notre solidarité reviendrait à adopter la même position que les militants de la gauche libérale qui rejettent la réalité au cœur même de ce moment de l’histoire.
C’est sans aucun doute cette islamité qui a fait que les Cachemiris soutiennent la lutte palestinienne depuis des décennies. Les rues du Cachemire sont ornées de graffitis tels que « Sauvez Gaza » et, en référence à l’islam, « Falasteen se rishta kya-La illaha-illalah » (Nous sommes liés à la Palestine : Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah). C’est cette solidarité à tous les niveaux qui a fait sortir dans les rues les Cachemiris en 1969 lors de la profanation de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem. C’est ainsi que les Cachemiris ont exprimé leur solidarité avec les musulmans persécutés de Bosnie et d’Irak, les Rohingyas d’Arakan et les musulmans Ouïghours.
La solidarité est un devoir, autant pour sa propre conscience qu’envers les opprimés. Elle doit être inconditionnelle et accepter les différentes réalités contextuelles. Lorsqu’elle est exprimée avec une condescendance complaisante et une cécité à l’égard des identités spécifiques des gens et de leurs réalités vécues, ce n’est plus de la solidarité, mais une tentative d’altération et d’exclusion du même ordre que celle que l’on reproche à l’État. La solidarité doit être un apprentissage et un désapprentissage constant, une discussion continue, pas une discussion engagée sous la dictée, accompagnée de clauses conditionnelles.
Le 20 décembre nous avons rencontré une chercheuse de la Jamia, une femme musulmane, qui nous a dit à quel point elle était heureuse de voir enfin les gens sortir dans la rue pour résister à un pouvoir prêt à les annihiler : « Certains étudiants et des locaux m’ont dit qu’ils ne savaient même pas comment s’y prendre, ni quelle était la meilleure façon de protester », dit-elle, « mais ils viennent ici avec leurs familles. N’est-ce pas là au moins un début ? »
Mudasir Amin et Samreen Mushtaq
Traduit de l’anglais par Dyhia Tadmut