Défaire l’universalité du féminisme blanc : patriarcat et masculinités subalternes

Introduction d’Houria Bouteldja à la sixième séance de l’école décoloniale « Racisme et masculinités subalternes, les hommes indigènes peuvent-ils parler ?« , le 1er mars 2020 à La Colonie, Paris.

Bienvenue à tous !

Merci d’être présents nombreux.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais faire plusieurs rappels :

1/ Le premier c’est que l’Ecole Décoloniale est un projet né du Bandung du Nord[1], ce forum qui a eu lieu en mai 2018 à St Denis et organisé par des milieux militants non blancs. Le Bandung était parrainé par le DIN, Angela Davis mais aussi par Mumia Abu Jamal, Léonard Peltier et Georges Ibrahim Abdallah[2], trois hommes « de couleur », incarcérés dans des prisons occidentales à la fois pour ce qu’ils sont et aussi pour ce qu’ils font. A ce titre, ce sont des prisonniers politiques et leur condition n’est pas sans rapport avec le thème qui sera abordé aujourd’hui.  L’Ecole Décoloniale a été conçue comme un espace de formation ouvert à tous et gratuit afin d’être accessible au plus grand nombre. C’est la raison pour laquelle, elle est retransmise en direct sur la page facebook de Paroles d’Honneur. J’en profite pour vous demander de la partager vous mêmes sur les réseaux sociaux.

2ème rappel : l’Ecole Décoloniale est organisée en France par la Fondation Frantz Fanon, le PIR et Paroles d’honneur. Nous l’organisons en toute indépendance. Je disais à l’instant que nous tenions à son caractère démocratique, d’où sa gratuité. Il n’en reste pas moins qu’elle génère des frais de fonctionnement à la charge des trois entités organisatrices : la rémunération du personnel de la Colonie qui nous ouvre ses portes un dimanche jour de fermeture, les billets et l’hébergement de nos invités quand ils ne sont pas d’IDF mais également le matériel de régie, les caméras qu’il nous faut acquérir pour atteindre une vraie qualité technique. A ce titre, et si vous le souhaitez, vous pouvez nous soutenir librement soit par un virement que vous trouverez sur le site de PDH[3] soit directement ici. Il y a une boite qui va circuler. Merci de votre générosité.

3ème rappel : Cette séance va se terminer vers 17h et laissera place à l’émission PDH Radio. Vous êtes tous invités à rester si vous le souhaitez. L’émission est animée par Wissam Xelka du PIR et sera consacrée aux élections municipales qui arrivent, aux listes dites « communautaires » et à la menace d’interdiction qui pèse sur elles. Les invités seront Nacira Guénif, Eric Marlière, Norman Ajari, Hadama Traoré et Youssef Boussoumah[4].

4ème et dernier rappel : la Colonie nous ouvre ses portes et nous accueille très généreusement depuis le début de l’Ecole Décoloniale et même avant avec le Média Paroles d’Honneur. Nous l’en remercions sincèrement. Sans son soutien, ces deux activités n’existeraient tout simplement pas. C’est bien de les remercier, c’est bien de reconnaître l’importance d’un endroit comme celui-ci à Paris. C’est bien aussi de les soutenir ne serait-ce qu’en allant au comptoir pour consommer.

Voilà pour les rappels.

Maintenant passons au sujet qui nous réunit : « Racisme et masculinités subalternes : les hommes indigènes peuvent-ils parler ? »

Vous savez surement que cette expression est empruntée à Gayatri Spivak et à son livre : « Les subalternes peuvent-ils parler ? » qui a fait la renommée internationale de cette intellectuelle d’origine indienne. Cette interpellation a été reçue comme une provocation. Et elle l’était de fait  puisqu’elle était en soi une dénonciation de l’hégémonie blanche. Eh bien laissez moi vous dire que la question d’aujourd’hui : « Les hommes indigènes peuvent-ils parler ? », Les hommes noirs peuvent-ils parler ? Les hommes musulmans peuvent-ils parler ? est encore bien plus provocatrice que celle de Spivak en fait. Car s’il y a un sujet parmi tous ceux qu’on peut identifier comme sujets de la domination qui est absolument privé de parole et sur lequel il y a un consensus général, c’est bien la catégorie de l’homme indigène réputé hétérosexuel. Car pour le monde blanc, il existe bien des catégories à l’intérieur du monde indigène qu’on peut encore sauver : notamment les femmes et les homosexuels. Bien sûr récupérables aux conditions édictées par les Blancs, selon les voies d’émancipation tracées par les Blancs mais récupérables quand même. En effet, on leur reconnaît une certaine forme d’existence. Ce qui n’est pas le cas des hommes indigènes qui ne sont définis que par leur négativité et par la menace qu’ils feraient peser sur les autres catégories de leur propre groupe. Car ils sont d’abord et avant tout un danger pour les leurs. Cela ennoblit l’action des Blancs investis de la mission philanthropique de sauver les pauvres créatures que sont les femmes, les enfants et les homosexuels indigènes.

Finalement, les hommes indigènes n’ont qu’un seul véritable concurrent quasiment aussi coriace et dangereux qu’eux : c’est la femme voilée, surtout en France. Mais là aussi, il faut le dire, il existe des voix, certes rares, qui défendent l’idée que les femmes voilées peuvent parler. Il y a même un livre consacré à la Fabrique : « Les filles voilées parlent[5] ». Je ne connais pas d’équivalent pour ce qui concerne les hommes, condamnés à n’exister qu’à travers la lutte de leurs sœurs ou de leur mère, au moment où ils n’existent plus, c’est à dire, au moment où ils sont tués par la police, au moment où ils ne sont plus. Je signale cependant deux ouvrages importants : celui de Nacira Guenif : « Les féministes et le garçon arabe[6] » paru en 2004 et celui de Léonara Miano : « Marianne et le garçon noir[7] » paru en 2017. Je voudrais aussi signaler un article que j’ai écrit sur ce sujet : « En finir avec le soralisme / En défense des lascars comme sujets révolutionnaires[8] ». Mais comme vous pouvez le voir, ce sont les grandes sœurs qui s’autorisent à parler de leurs frères. Eux, ne parlent pas. Ils sont parlés par l’élément féminin de la tribu.

Cette séance de l’Ecole Décoloniale est très importante car elle va nous permettre à partir d’analyses scientifiques, matérialistes, rigoureuses, documentées de pouvoir légitimer dans le champ politique des positions politiques difficiles à tenir. Car il doit être acquis pour tous, que dans le mouvement décolonial nous ne pensons pas pour penser. Nous ne pensons pas pour faire carrière. Nous ne pensons pas pour ouvrir des champs d’étude dans le monde académique (même si nous nous félicitons de l’existence de ces études). Nous pensons dans une perspective politique, nous pensons pour nous doter d’outils intellectuels utiles à la lutte et à notre libération. Pour ce faire, il nous importe de combattre l’universalisme blanc et pour le dire autrement la prétention du monde blanc à universaliser la lutte pour ses propres intérêts, fussent-ils progressistes.  Et c’est, entre autres, parce que nous avons refusé de considérer le féminisme comme un phénomène universel et intemporel que nous sommes ostracisés. C’est parce que nous doutons de l’universalité du féminisme blanc que nous sommes vilipendés. C’est parce que nous avons tenté de replacer le féminisme dans son historicité, dans sa temporalité, dans son espace géographique, bref parce que nous avons refusé de considérer ce phénomène, comme tous les autres d’ailleurs (marxisme, communisme, mouvement ouvrier, mouvement LGBT…) comme des religions mais bien comme des phénomènes sociaux, politiques et historiques nés et ancrés dans une histoire singulière et spécifique : celle de la modernité occidentale, que notre parole est criminalisée. Je précise qu’à aucun moment nous ne remettons an cause sa légitimité, ni sa critique fondamentale du patriarcat. Bien au contraire. Nous considérons le patriarcat des sociétés modernes comme structurant et l’intégrons dans nos analyses. En revanche, nous tenons à penser le genre, la race, la classe et la sexualité à travers une approche décoloniale et dialectique.

Je disais plus haut que nous ne pensons pas pour penser mais pour nous libérer. C’est de cette pensée dont on a besoin quand on est confronté par exemple à l’affaire Tariq Ramadan. J’ai été personnellement accusée dans le billet d’un blog de Mediapart (mis en une) et dans de nombreux milieux d’être « au service des porcs[9] » au moment de la mise en examen de Tariq Ramadan accusé de viol. C’était au moment le plus aigu de Metoo. A un moment où la parole discordante était impossible même en milieu blanc. Alors, je vous laisse imaginer le sort d’une indigène discordante. Qu’avais-je dit de si terrible ? Rien. Je le répète, je n’ai rien dit de regrettable, ni d’insensé. J’ai pris non pas la défense d’un homme indigène puisque je ne me suis pas prononcée sur sa culpabilité ou sur son innocence. J’ai juste dit qu’en contexte raciste, il fallait absolument défendre sa présomption d’innocence. Qu’il fallait le traiter comme on traite les hommes blancs accusés de viols[10]. En France, dans le cadre de la campagne Metoo, Tariq Ramadan a été le seul homme à avoir été incarcéré et dont la présomption d’innocence a été bafouée. Il a fait 9 mois de préventive. On est donc en droit de s’interroger sur la véracité de cette affirmation selon laquelle tous les hommes bénéficient du privilège masculin. On est aussi en droit de s’interroger sur le rapport de la condition des hommes indigènes et des femmes indigènes : croit-on réellement qu’on pourra améliorer le sort des femmes indigènes en traitant leurs frères, leurs pères, leur fils ou leurs compagnons comme des sous hommes ?

Les hommes indigènes peuvent-ils parler ? Nous allons le découvrir incessamment sous peu en cédant la parole aux « principaux concernés ».

Nous avons le grand plaisir et l’honneur d’accueillir Tommy Curry qui est docteur en philosophie, professeur de philosophie à l’Université d’Edimbourg, spécialiste des philosophies africaines et des études sur les masculinités noires. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage remarquable : « The man not ». Le titre de son intervention : « L’étude des hommes noirs comme méthode décoloniale : dépasser le féminisme intersectionnel fondé sur les sous cultures des théories de la violence ». Nous avons aussi le plaisir d’accueillir Norman Ajari qui est un philosophe fanonien, auteur de « La dignité ou la mort » aux éditions la découverte. Il est aussi membre du PIR et de la FFF. Il va nous proposer une introduction à la pensée de Tommy Curry et il va aussi le traduire. Merci.

Houria Bouteldja

Paris, le 1er mars 2020


[1] http://bandungdunord.webflow.io/

[2] Mots des Parrains, Bandung du Nord, mai 2018.

[3] Soutenez Paroles d’Honneur !

[4] « Haro sur les listes « communautaires »! Que redoute le pouvoir ?« , PDH Radio, 1/03/20.

[5] « Les filles voilées parlent« , La Fabrique, 2008.

[6] « Les féministes et le garçon arabe« , Editions de l’Aube, 2004.

[7] « Marianne et le garçon noir« , Fayard, 2017.

[8] « En finir avec le soralisme : en défense des « lascars de quartiers » comme sujets révolutionnaires« , 2017.

[9] « L’affaire Tariq Ramadan, Houria Bouteldja et la nécessité d’un féminisme décolonial« , Blogs Mediapart, 2017.

[10] « Oui à une sévérité exemplaire contre le viol, Non au traitement raciste de Tariq Ramadan« , PIR, 2018.

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