Identité versus épistémologie romani. Entre essentialisme et universalisme

« Il faut chaque jour livrer bataille contre soi même »
F. Nietzsche. Aurore, § 370

Depuis sa sortie de l’Uttar Pradesh au 11ème siècle et jusqu’à son arrivée dans l’Empire Byzantin puis en Europe, en traversant le Khorasan et l’Asie Mineur, et ce jusqu’à nos jours, le Peuple Rom a cristallisé, homogénéisé les différences, faisant de ces dernières des apports, de la richesse et non pas un motif de rejet ou de division.

S’il y a une figure qui me rappelle mon peuple, c’est bien celle de l’arabesque. Elle constitue un tout, une figure centrée sur elle-même, faite de différents éléments qui acquièrent leur magnificence uniquement dans l’unité. Une arabesque se contemple éternellement, sans jamais que l’on se lasse, sans comprendre tout à fait où elle commence ni où elle se termine. Il y a quelque chose d’envoûtant dans cette trame principale de laquelle surgissent des éléments disparates qui semblent pourtant indispensables. Dans une arabesque, on ne sait pas bien ce qui prédomine dans sa figure générale ou ce qui est accessoire dans l’expérience de sa beauté.

Être femme et être femme romni est une autre de ces richesses avec lesquelles il est possible de compter face à une réflexion sur l’histoire et l’identité. Au contraire de ce que l’on pense comprendre de la société romani et de ses formes d’organisation endogène, cette dernière est holistique. Il est très difficile de la « sentir » si ce n’est depuis une perspective totale, si l’on ne contemple pas ces inter-relations.

A l’image de ces trois petits singes japonais, l’un sourd, l’autre aveugle et le dernier muet, il semblerait que les spécialistes, politiciens et autres tribuns fassent fi d’une série d’indices qui iraient contre leurs théories. De toute évidence, ces erreurs/ manipulations/ interprétations/ aveuglement ont des conséquences concrètes sur le peuple romani, son affirmation comme tel, et son émancipation (il faut comprendre ici émancipation comme un affranchissement et non pas comme un développement, j’ai souvent entendu cette traduction lors de conférence sur les Rom ce qui est assez significatif de l’état d’esprit de certain).

Ils ont malheureusement également des effets sur le rapport que nous avons à notre propre identité, de ce que nous sommes et de comment nous nous percevons. Tout comme ils en ont sur notre « mémoire historique » qu’elle soit individuelle ou sociétale, ainsi que sur notre « construction identitaire nationale », en d’autres termes, sur notre réveil politique.

Ces lectures erronées, orientées, s’attaquent donc à l’individualité, au groupe et au supranational rongeant ainsi l’encrage du peuple, c’est-à-dire son histoire et son idiosyncrasie. La mémoire est orientée, mise sur rails. L’histoire et l’identité sont racontées, imposées depuis une perspective ethnocentriste, « gadji-centriste », foncièrement post-coloniale.

L’histoire et plus généralement les sciences sociales écrites depuis cette perspective gadjikani-centristes/ majoritaire/ blanche ont façonné une image du peuple Rom qui, premièrement n’est pas la bonne, deuxièmement a eu l’effet pervers d’être assimilée par certains des Roms eux-mêmes, souvent les plus vulnérables. L’assimilation à la française d’une partie des Roms nationaux par une catégorisation administrative, celle des Gens du Voyage, n’est qu’une des manifestations de ce déni d’identité ethnique schizophrénique. La facilité avec laquelle la plupart des Roms expliquent les persécutions qu’ils ont subi et l’anti-tsiganisme moderne faisant montre d’un déterminisme affligeant et invoquant un supposé caractère pacifiste, voire « passiviste » presque naturel de leur histoire et culture en est une autre. Contre-vérité désastreuse largement diffusée par l’historiographie.

Le rapport que les Roms intellectuels ont à la mémoire est malheureusement également influencé par une interprétation et une diffusion normative de l’histoire et la culture romani imposées par la société majoritaire, même si depuis une vingtaine d’années maintenant, les intellectuels et chercheurs d’ethnie romani se sont emparés de l’écriture de l’histoire de leur peuple. Cependant, cet événement décisif est apparu au même moment où s’est faite prépondérante la conception d’une histoire mémorielle et non plus critique. Malheureusement, cette pensée globale de l’histoire a fait glisser cet élan vers les pentes infructueuses voir dangereuses d’une écriture de l’histoire souffrante et mémorielle. Aujourd’hui, de manière générale, lorsque l’on évoque l’histoire des Roms en Europe, c’est d’abord le Porajmos/ Samudaripen, le génocide tzigane qui vient à l’esprit du citoyen lambda. Ce ne sont pas les apports de ce peuple à l’histoire universelle.

En effet, la souffrance instaure des victimes et être victime s’établit facilement en une posture morale réconfortante. Peu à peu, le risque s’installe de créer une identité fondée sur la « victimité ». La mémoire de la souffrance se tisse et s’impose à l’histoire.

L’absence de tradition historiographique romani écrite a joué un rôle déterminant dans la monopolisation par la mémoire de l’histoire souffrante. Mais la réalité romani n’est pas tout à fait la même car il n’existe pas d’histoire souffrante traditionnelle de la portée et de l’ampleur de celle des Juifs. Pour les Roms, les bases de cette « histoire lacrymale » ont été posées par les « romologues » et autres vecteurs de « savoirs morts ». Cette histoire souffrante traditionnelle est une élaboration. Elle n’est pas portée par la culture et le système de transmission romani. Mais à force de rabâchage elle a été acceptée et faite sienne par l’ensemble des Roms et parfois même par ses élites, ayant par la même un effet néfaste sur l’interprétation de l’histoire d’une part et sur la compréhension de la place du Rom dans la société de l’autre.

Afin de contrecarrer ces « savoirs morts » si létaux, il nous faut tout d’abord revisiter certaines certitudes intellectuelles creuses. Sans aucun doute, et ceci dans bien des aspects, les manières de vivre romani sont riches de “savoirs vivants” et leurs relations épistémologiques, intrinsèques ne peuvent être comprises que de et par l’intérieur. C’est un des problèmes majeurs que rencontre l’anthropologue face au sujet romani. Le jeu de masques, notre relation élastique à ce qui est considéré principalement comme « identité » par les sciences sociales confond, sans état d’âme, le gadjo un tant soit peu anthropophage qui se croyant fort de ces « savoirs morts » “réifiés” ne fait que mettre en œuvre des “activités mentales dépassées”,1 utilisant des concepts qui les pensent et qu’il est incapable de repenser. Passant d’une affirmation identitaire familiale (je suis pour ma part « andalrio » de part mon père et « canastera » de part ma mère, c’est ainsi que je me présenterai dans un cercle intime), à une autre d’endaya (je suis Kali, je me présenterai ainsi face à d’autre Roms n’appartenant pas à mon endaya, des Manouches, des Kalderash, des Lovara,..), puis une autre transnationale (je suis Romni dans un cadre de revendication politique). Bien évidement, aux yeux de l’autre, du gadjo, je suis gitane, tzigane, chingene… Sauter d’une appellation à une autre ne gène absolument pas les Roms qui n’ont de faire de cette normativité vertébrale des sociétés post modernes.

L’identité une problématique moderne

Le concept d’identité est intrinsèquement problématique. Plus qu’une réponse ou une affirmation, c’est une question. Le problème de l’identité ne devient concevable qu’au travers des questions comme « qui suis je ? » ou « qui est-il ? ». Interrogations qui n’ont pas toujours été évidentes. Quelque part entre la psychologie, la sociologie et l’anthropologie sociale, le problème de l’identité est caractéristique de l’époque moderne. « Le mot identité est totalement anachronique dans les cultures pré modernes, ce qui ne signifie pas que le besoin de directive morale ou spirituelle ne fut pas absolu, mais la problématiquene se situait pas dans l’individualité comme elle peut l’être pour nous2 ». Dans les sociétés dites traditionnelles, la question ne doit pas et ne peut pas se poser de cette façon. L’identité individualisée n’était pas une pensée conceptualisée. La grande majorité des individus se pensait elle-même comme formant partie d’un groupe et ceci n’était pas considéré comme un facteur suffisant à l’auto détermination. Dans les sociétés pré-modernes, l’identité est le plus souvent reliée à la filiation. L’identité dépend donc de la place attribuée à chacun par la naissance, le lignage et le groupe. C’est également le cas au Moyen-Age. Dans une société d’ordre et d’État aux limites inamovibles, la question de l’identité peut difficilement être posée. Dans les sociétés médiévales, la vertu première est la loyauté. De ce fait la question n’est donc pas « qui je suis » mais « à qui suis je loyal », « à qui dois je allégeance ». L’identité est le résultat direct de cette allégeance. La société est de ce fait divisée en castes et en État, jusqu’à ce que les États-nations tentent d’homogénéiser toute cette diversité avec des effets contradictoires et contre-productifs. Les Juifs et les Roms étaient parmi les premières victimes de cette homogénéisation. Mais n’oublions pas que nombreux groupes minoritaires du Moyen-Age, disparurent avec l’avènement de la normativité. La modernité ne pouvait plus accepter de tels particularismes, dont paradoxalement la société de l’époque médiévale, comme un agrégat des groupes distincts, se contentait. La modernité a abolit un groupe de distances, considéré comme révocables, mais en fait bien utile car indirectement protecteur. A l’époque médiévale, l’ « Autre » n’empêchait pas l’intégration. Il est donc aisé de comprendre pourquoi apparaît la question de l’identité. D’abord comme la réaction à une dissolution du tissu social, la disparition des points de référence traditionnels, l’émergence du concept de normativité garante de la centralité de l’État et de l’organisation politique ainsi que l’apparition du concept occidental et moderne d’individualité.

La cristallisation des identités romani en Europe s’opère justement à ce moment précis. Juste à l’interstice de ce que Michel Foucault appela la première « césure épistémologique » opérée en Occident et qui caractérise le passage de l’époque médiévale à l’époque moderne. C’est à ce moment critique et dans un espace géographique à la charnière entre deux univers de pensée que, ce que les historiens connaissent comme proto-roms fixèrent leur noyau identitaire. C’est ce moment entre l’Aresipe et le Nakhipe, au passage entre l’Orient et l’Occident qui inscrit les Roms en Europe dans la logique d’une altérité fascinante, dérangeante et/ ou nuisible.

Mais revenons un court instant sur la genèse de l’histoire du peuple Rom. Le peuple Rom, aujourd’hui fort de 12 millions de personnes en Europe, 3 en Amérique, et autant, sinon plus en Turquie trouve son origine dans le Nord Ouest de l’Inde.

L’historiographie romani a proposé depuis le début du 19ème siècle, tout une série d’hypothèses, certaines plus abracadabrantes les unes que les autres concernant leurs origines. De l’Atlantide à la Lune en passant par un congloméra de brigands et hors la loi qui se noircissait la face, le peuple errant du Livre des Rois de Firdousi ou la Tribu Perdu d’Israël. Bien évidemment, parce que le scientifique n’est pas hermétique au milieu dont il provient et à l’époque dans laquelle il s’inscrit, la plupart de ces théories répondaient aux inquiétudes et mystifications de l’air du temps.

Cependant, déjà assez tôt, certains linguistes avaient pressenti ce que le recoupement de plus importantes sources historiographiques vinrent à confirmer. Une origine située dans le nord ouest de l’Inde et un postérieur départ de cette zone, dans les premières décennies de l’an 1000, à conséquence des invasions militaires turcomanes et plus précisément ghaznavides dans les principautés indiennes.

Si l’histoire du peuple Rom est fortement marquée par les réalités géostratégiques d’une Europe Moderne belliqueuse, sa proto histoire est également constitutive d’épisodes guerriers et d’affrontements entre l’Empire ghaznavides et les Seldjoukides, puis entre ces derniers et toutes les forces en puissance sur les territoires du Khorasan et de l’Anatolie. La proto histoire du peuple Rom, depuis sa sortie de l’Inde, sa traversée du Khorasan au 11ème siècle au sein des campement militaires ghaznévides et son arrivée en Asie Mineure puis dans l’Empire Byzantin, poussé par les Seldjoukides est bien en fait celle des rapports de forces présents en Asie entre le 11ème et le 14ème siècle. C’est également au cours de cette migration forcée et sûrement juste avant l’entrée en Asie Mineure que cette population proto romani, composée d’éléments indiens mais maintenant également d’une pluralité d’autres composantes ethniques unis dans une koiné militaire, que ce groupe se serait scindé en trois. Le premier constituera en entrant en Europe les Roms. Le second connu comme Lom ne quittera pas la zone arménienne, tandis que le troisième groupe, les Dom, se dirigera vers le Moyen-Orient.

Voilà maintenant plus de 20 ans que des chercheurs linguistes et historiens Roms font un travail de réappropriation de leur histoire dans une optique rigoureuse et scientifique. Les Dr. Ian Hancock, Adrian Marsh et d’autres encore ont initié la mise en lumière d’un temps historique romani, un temps de l’altérité, le « Temps de l’Autre », le temps d’un épistémè minoritaire.

En effet, et ce parce que la narration historique des minoritaires et des subjugués participe de leur réappropriation et affirmation identitaire, les historiens qui se doivent de travailler sur des archives, c’est-à-dire sur des preuves, ne devraient pas faire fi du caractère sélectif et partiel de leur point de vue sur une réalité, une source, un événement. Ils ne devraient pas non plus oublier que tout s’inscrit dans un rapport de force conditionné par la possibilité de laisser des traces, conditionnant ainsi l’image globale qu’une société laisse d’elle-même. Comme le souligne Walter Benjamin3, il nous faut apprendre à lire les témoignages à « rebrousse poils » de l’intention de ceux qui les ont produit car c’est uniquement ainsi que l’on peut prendre en compte les relations de force entre ces tensions.

« Les implications cognitives des choix narratifs »4 sont évidentes dans l’historiographie romani et ont été des plus destructrices. De plus, l’universalisme imposé du temps historique constitue également un écueil épistémologique lorsque l’on veut sortir d’une narration post-coloniale des histoires minoritaires.

Avant d’entrer à proprement dit dans une interrogation sur l’identité romani, il nous faut évoquer la frontière qui existe entre le concept d’identité et identité nationale dans un contexte majoritaire et quelle est la place de l’identité romani dans ce paradigme. Rappelons que la caractéristique géopolitique du peuple Rom est sa trans-nationalité.

La société majoritaire a tendance à oublier que le concept de nation et d’identité nationale, assujetti à une réalité territoriale, n’est en rien constitutif de la nature humaine. Et que la nation n’est pas autre chose qu’une simple élaboration. La nation dans son acceptation gadjikani/ majoritaire n’est rien d’autre qu’une création moderne caractérisée par 3 grands moments constitutifs :

  1. l’identification d’ancêtres communs

  2. le choix et la mise en valeur d’un folklore désigné

  3. finalement le développement d’une culture de masse.

Ce sont les 3 éléments clefs de la construction des identités nationales qui ont permis la propagation d’une idée nationale dans les esprits des sociétés modernes. Ils ne correspondent en rien à la réalité romani.

Bien sûr, la construction des ces identités nationales s’est effectuée au dépends de nombreuses identités minoritaires, qui se sont vues niées, persécutées ou manipulées par les discours nationalistes. Et si le 18ème siècle voit l’avènement des nationalismes, c’est en grande partie la conséquence de l’établissement d’une réalité géopolitique nouvelle et de la modification de la légitimité culturelle basée sur un nouveau concept de normativité extrêmement nocif pour la survie des « groupes minoritaires » de la fin du Moyen-Age en Europe, qu’ils soient religieux, sociaux ou ethniques.

La réflexion autour de l’idée de nation est riche et complexe. Dans un contexte européen, caractérisé par la globalisation et le libre-échange, quelle est la crédibilité du concept de nation ? Comment se positionner face à cet élan populiste et xénophobe de réinterprétation et réappropriation du concept de nation et d’identité nationale ? Il est également très intéressant de réfléchir sur la place qu’occupa et continue à occuper le sujet romani dans les discours nationalistes d’hier et d’aujourd’hui. N’oublions pas qu’à l’époque de l’avènement et de la maturité des processus d’élaboration nationaliste, la figure stéréotypée du bohémien et des autres tziganes nationaux est déclinée de manière à incarner et folkloriser ce concept. De la Carmen de Bizet, à l’Aleko de Rachmaninov en passant par la Esmeralda d’Hugo, dans la littérature, la peinture ou la musique de la fin du 18ème début 19ème, l’image du Rom devient porte drapeau, allégorie même de la nation à naître, pure, sauvage, naturalisée.

Il est clair que la question centrale, la clé de voûte du paradigme romani en matière d’identité est son interprétation vis-à-vis de son interprétation majoritaire ? « Identité » est-il le terme adéquat ? Est-ce que la Romanipen, le sentiment d’appartenance à un même peuple transnational est « identité » ? Est-ce que la Romanipen est une construction ? Est-ce que la Romanipen se situe au cœur de l’épistémè romani ? Comment faire comprendre à la société majoritaire ce qu’est la Romanipen ? Et faire en sorte que ses critères nationalistes ne contaminent pas la compréhension de ce concept immatériel ?

Doit-on faire fit de ce mot plastique « identité » et commencer à considérer et réfléchir sur le vocable « épistémè » ?

Faut-il rappeler que les anciens grecs disaient reconnaître de nuit les membres de leur maisonnée à leur odeur et les appelaient pour cela homokopoi, « imprégnés de la même fumée » ?

Vectrice de savoirs et de connaissances, l’histoire des Roms (mais également celle de leurs perceptions par la société majoritaire) peut également être considérée sous le prisme de la philosophie et de l’histoire des idées. Leur mobilité de l’Orient vers l’Occident à l’époque médiévale et moderne, sur des routes de commerce au travers desquelles circulaient marchandises, savoirs et techniques, leurs relations étroites avec les noblesses de l’époque les situent à la confluence même des échanges et des flux de savoirs, orthodoxes ou non. N’oublions pas non plus que les épistémè ou savoirs minoritaires sont des interfaces, des ponts, des référentiels assumés ou non, permettant aux savoirs dominants de se constituer et s’imposer à l’autre.

Mais encore, ne perdons pas de vu que le concept d’« identité » au travers des âges est chargé de pouvoir pour les dominants mais également pour les dominés, pour les majoritaires et les minoritaires. Si les réflexions contemporaines sur la nature du pouvoir ont émergé comme un des points centraux de la philosophie contemporaine notamment avec Michel Foucault, Gille Deleuze et Felix Guattari, elles sont toute basées sur la relecture de l’Éthique de Spinoza.

Celui-ci nous propose une alternative effective au concept de Pouvoir dominant. Une alternative distincte, pérenne, efficace à l’organisation, la reconnaissance et l’auto-reconnaissance des sociétés.

C’est dans cette perspective qu’il est intéressant de considérer une lecture romani de la pensée de Spinoza afin de mieux donner à comprendre à la société majoritaire ce qu’elle s’échine à appréhender intellectuellement depuis une perspective complètement gadjikocentriste, l’ « identité romani ». Et qui du fait de son jeu constant entre l’extérieur et l’intérieur se joue sur cette lisière poreuse mais sélective qui distingue traditionnellement un intérieur d’un extérieur.

Lorsque nous nous interrogeons sur la nature de « identité romani » depuis une perspective ethnocentrique et historique, nous réinterprétons en fait le paradigme potestas/ potentia de Spinoza.

Le véritable pouvoir d’une minorité, culturelle ou ethnique est sans aucun doute son degré de conscience de sa propre potentia. Et la conscience pleine du pouvoir de son idiosyncrasie entraîne la conscience pleine de son épistémè, son être au monde. Il n’existe aucune arme plus puissante et annihilante que celle qui détruit la potentia et l’épistémè d’un peuple pour l’asservir à un corpus normatif imposé. « Plus encore qu’un corpus, au sens impérial romain, il s’agirait plutôt d’une sôma, un corps sensible perçu charnellement de l’intérieur, plutôt qu’abstraitement, comme forme spectaculaire délimitée de l’extérieur. C’est une vision de l’intérieur, un tissu de réciprocité, une compénétration de perceptions intimes et de modes de subsister, une vision partagée de ce qu’il faut, ici et maintenant, une expression du sens commun de gens qui partage un univers mental, cognitif et cosmogonique semblable. »5

A l’intérieur d’un épistémè donné, l’autre, celui qui vient du dehors, n’est jamais tout à fait inconnu , ni tout à fait étranger, mais il occupe une place particulière en vis à vis. Bien sûr, les cloisons de l’épistémè sont poreuses. Elles filtrent et retiennent, laissent passer en transformant, domestiquant les apports extérieurs. Ceux qui sont familiarisés avec le concept de Romanipen, se trouveront, je pense, interpellés par cette définition de la nature de l’épistémè.

Mais revenons à Foucault car son analyse est passionnante et sa prose vibrante. Dans Les mots et les choses en 1966 et dans l’ Archéologie du savoir en 1968, Foucault nous parle entre autre de la grande « césure épistémologique » qui s’opéra en Occident lors du passage de l’esprit de la Renaissance à celui du Rationalisme Moderne. Ce qui est intéressant ici, et en rapport avec notre sujet, c’est que c’est à ce moment là, au moment de cette césure épistémologique déterminante que le changement de perception vis-à-vis des Roms en Europe s’opère. Et c’est cette perception là qui s’inscrira à jamais dans la rétine collective de la société majoritaire.

Il s’agit d’une rupture, d’une discontinuité, d’une césure, d’un « événement radical », pour employer les mots de Foucault. L’espace d’un nouveau savoir s’ouvre, un autre savoir, où, par une rupture essentielle dans le mode occidental, il ne sera plus question des similitudes, mais des identités et des différences. Foucault bien évidemment se pose la question de savoir comment une pensée peut elle se substituer à une autre, comment ne plus pouvoir penser une pensée et inaugurer une pensée nouvelle. Au début du 17ème siècle, la pensée cesse de se mouvoir dans l’élément de la ressemblance. « La similitude n’est plus la forme du savoir, mais l’occasion de l’erreur »6. L’âge du semblable est en train de se refermer.

Retrouver, se réapproprier l’épistémè et la potentia romani va donc au delà de la revendication minoritaire. Pour Ivan Illich, la fracture de la potentia spinoziste d’un peuple est due à ce qu’il décrit comme « le syndrome de cécité sélective acquise » et se réfère à l’incapacité qu’a un expert de comprendre la nature des différents arts de vivre, leur logique et d’en saisir leur essence ainsi que leur véritable sens. La formation de l’expert l’a affecté de ce syndrome et quiconque se rend prisonnier de son langage et de sa vision hégémonique perd en acuité visuelle ce qu’il gagne en éloquence pseudo scientifique. Le pouvoir étant en leurs mains, l’altération s’amorce ?

Comme nous l’avons déjà évoqué, depuis le 18ème siècle, les Roms ont constamment été obligé d’assimiler, d’intérioriser de force une vision extérieure d’eux-mêmes, de leur identité profonde et structurante. Les savoirs minoritaires, qui ont permis aux Roms d’acquérir une autonomie cognitive et une potentia leur permettant d’agir sont à partir de ce moment et bien plus encore aujourd’hui subjugués par les savoirs dominants. Durant des décennies, les experts auto-proclamés, les Romologues, Tziganologues et autres néo-orientalistes ont définit et continuent de définir ce que les Roms sont, ce qu’ils devraient être, eux, leur(s) histoire(s) et leur(s) culture(s) et ceci depuis une perspective ethnocentriste affligeante. La quantité de savoirs morts, de savoirs d’experts produits aujourd’hui sur les Roms a été imposée par l’assimilation d’une hétéro définition déstructurante et de la perte de la potentia romani.

La grande question serait donc de savoir comment retrouver, habiliter et valoriser cet épistémè romani ? Comment en faire l’instrument de l’émancipation d’un peuple et de l’acceptation de soi par soi-même et par l’autre?

Si l’histoire est un fil d’Ariane qui permet de mettre en relation des événements entre eux, de leur donner une forme, de les interpréter et de comprendre leur transcendance, ce fil conducteur est tissé par l’historien. Être paradoxal, créature mi-scientifique, mi-rêveuse, femmes et hommes pourvus de toute la complexité que suppose le genre humain, avec un bagage culturel, social, intellectuel, politique, moral et spirituel. Mais toujours acteur d’un ici et d’un maintenant, d’un présent.

Certains appréhendent l’histoire comme la mémoire d’un peuple. Le façonnage d’une mémoire au travers de l’écriture permet à l’historien de lutter contre l’oubli et l’amnésie collective. Cependant, l’association histoire/ mémoire est plus logique lorsqu’elle se réfère aux chroniqueurs et historiographes. Lorsqu’il s’agit de l’historien moderne il faut donc se poser la question de l’objectivité du scientifique face à ce qu’il se propose de narrer. Comme nous l’avons vu précédemment, l’histoire est conditionnée par la narration et les choix narratifs. De ce fait nous sommes confrontés à la question de la perspective et de l’idéologie de l’historien. Même s’il veut se doter de méthodes scientifiques, son substrat politique et idéologique, assumé ou non, reste l’écueil à surmonter tant par l’historien lui-même que par son lecteur. Les faits en eux-mêmes ne sont qu’un fatras dans lequel l’historien se doit de mettre la main, afin d’obtenir de la cohérence et du sens. Et c’est là, derrière le tissu de la logique de l’homme que nous pouvons entrevoir ses véritables motivations. La question de la subjectivité et de l’objectivité est donc capitale dans l’écriture historique. Bien entendu, les plus raisonnables conseillent que pour penser correctement l’histoire, il ne faut en aucun cas perdre de vue une approche épistémologique. Sans laquelle pour certain, la mémoire collective pourrait se transformer en l’élaboration d’un mythe collectif.

Mais qu’est-ce que réellement la mémoire ? Peut-elle être constitutive de notre identité tant personnelle que collective, communautaire ou nationale ? La mémoire est un récit, une narration dans laquelle s’articule logiquement les faits, les circonstances, les épisodes. Mais la mémoire est avant tout un « sens des choses ». C’est également la signification que nous donnons à ce dont nous nous souvenons. Nous sommes tous concernés par l’idée, la nécessité de « faire mémoire », nous sommes tous conscients de l’importance que revêt la mémoire historique, le « devoir de mémoire». Sans aucun doute la mémoire est fondamentale et sa perte est terrifiante, déstructurante. Elle peut même amener l’individu qui en pâtit à l’élimination totale d’une identité, considérant ici comme identité ce qui subsiste au delà de ce qui diffère. Mais bien plus dramatique encore que l’oubli est sans aucun doute la perte du sens que nous donnons à ce qui nous est arrivé. Il n’y a rien de plus important et fondamental que de « se souvenir avec du sens », que ce soit d’une manière consciente, intellectuelle ou instinctive. Ignorer le sens intrinsèque et général de ce que nous enseignent les faits et qui forment notre identité est la plus terrible des pertes et la plus grande des douleurs.

Comment peut-on se souvenir collectivement? Se souvenir collectivement c’est faire notre quelque chose que nous n’avons pas vécu, comme si ces événements et leurs significations étaient logés en notre fort intérieur sous la forme de souvenirs. C’est la narration de circonstances passées que nous ressentons ou que l’on nous fait ressentir comme notre, comme personnelles. La notion sociologique de mémoire collective proposée par Maurice Halbwachs nous décrit comment un passé peut se conserver dans une mémoire individuelle, historique et sociale. La mémoire individuelle se définit d’abord à partir de la dimension sociale. « C’est dans la société que normalement, l’individu acquière ses souvenirs, qu’il se les remémore, qu’il les reconnaît et les localise »7 Les souvenirs même personnels sont évoqués depuis l’extérieur. Et si un individu ou un ensemble de personne se trouve dans l’incapacité de s’accaparer et de reconstruire ses souvenirs face au groupe auquel il appartient ou à la société dans son ensemble, ce phénomène est rendu difficile. Et bien plus encore lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas de notre communauté, d’un peuple qui malheureusement souffre du syndrome de Pygmalion.

De ce fait, l’organisation de la mémoire qu’elle soit individuelle ou collective peut dépendre de l’expérience sociale et pourrait s’appuyer sur que Halbwachs appelait « les cadre sociaux de la mémoire », qui sont le langage, l’espace et le temps. Ces cadres délimitent des pratiques sociales. Par là, la mémoire collective est comprise, perçue dans ce contexte comme un continuel réaménagement des connaissances, des croyances, des habilités et des normes « à travers de laquelle une société assure la permanence de ses représentations ». La mémoire collective apparaît ici comme une notion sociale et politique fondamentale car elle modèle l’identité d’un groupe et vice versa.

Il nous faut ici souligner que sans aucun doute l’un des principaux vecteur de ce « penser et sentir collectivement » est le langage car comme le souligne Halbwachs « tout le système de convention sociale lui est solidaire » et qu’il nous permet de reconstruire à chaque moment notre passé. Le langage est de ce fait l’espace où les hommes pensent en commun. Comprendre, étudier, souligner la richesse de notre langue consiste donc à se souvenir, à « faire mémoire ». Le fait que l’étude de la genèse de l’histoire romani se fasse principalement par l’étude de notre langue est un argument supplémentaire et une illustration de cette idée. C’est donc pour cela que l’organisation de la mémoire, individuelle ou collective dépend de l’expérience sociale. On le sait, la linguistique est une science politique. Nommer les choses c’est décider de leur position au sein d’un ensemble, c’est trancher sur leur sens. Nommer une chose c’est donc faire acte de pouvoir.

Pour autant, un peuple sans mémoire façonnée, inscrite dans l’écrit ou dans l’oral, n’est pas un peuple sans histoire. Au contraire, ce n’est pas parce qu’un peuple célèbre ses exploits passés qu’il dispose d’une connaissance historique de lui-même. Un peuple sans mémoire historique, comme pourrait sembler l’être le mien, n’est pas un peuple sans histoire. À la différence de la mémoire individuelle, les groupes et les sociétés sont bien plus facilement sujets à l’amnésie. Ils peuvent « oublier » leur passé si des institutions et des volontés ne s’efforcent pas à le mettre en valeur, à le conserver et l’entretenir grâce à l’estime de soi et l’éducation. Parce que nous sommes un peuple sans territoire compact et de ce fait sans structure institutionnelle s’attelant à cette tâche, nos souvenirs se sont trouvés débilités (et le sont encore) sous le joug de l’oppression, de la nécessité de survivance et du dévastateur syndrome de Pygmalion.

En effet, au 15ème siècle, 400 ans après notre sortie de l’Inde, mes ancêtres se présentaient encore comme procédant d’Inde. Cette mention des origines de notre peuple n’est en rien la seule. Au moins 5 textes entre 1422 et 1630 mentionnent la connaissance et la revendication de nos origines indiennes.

Logiquement, nous pouvons nous interroger sur ce procédé de supposée  « amnésie » dont souffrirait le peuple Rom à l’époque moderne et contemporaine. Il est de ce fait nécessaire d’essayer de comprendre comment et pourquoi ce phénomène a pu se produire. Dans un premier temps, il est probable comme nous le rappelle le Dr. Ian Hancock que lorsque nos ancêtres arrivèrent en Europe chrétienne, ses habitants eurent des difficultés à différencier le particularisme de leur provenance. Et de ce fait, ils furent affublés d’ethnonymes incorrectes. Malheureusement, même si à cette époque nos ancêtres étaient tout à fait conscients de leurs origines, après 300 ans d’histoire traumatique, rythmée par des guerres et des déplacements incessants, les croyances et les images que la société majoritaire a put émettre sur notre peuple ont été sans aucun doute un important facteur de déformation de nos propres perceptions de nous-mêmes. C’est probablement ainsi que ce que les autres voyaient en nous, dans une certaine mesure, nous conditionnèrent. Nous avons fait nôtre l’image que la société majoritaire avait de nous. Ainsi sont les désastres de la méconnaissance et des préjugés! Ce phénomène appelé syndrome de Pygmalion est connu tant dans la pratique que dans la théorie par une expérience de psychologie sociale mise à la lumière par Rosenthal et Jacobson8.

L’hypothèse de base est la suivante : les préjugés d’une personne sur le comportement ou la nature d’une autre se convertissent en « prophétie à réalisation automatique ». Il suffit d’émettre un préjugé pour que celui-ci se réalise et se transmette à la vitesse de la lumière. Il ne s’agit en rien de magie mais de la force que peuvent avoir les attentes de l’autre sur les comportements. Ce processus de manipulation de l’identité a pu s’opérer d’une telle manière sur notre peuple que l’image erronée qu’elle véhiculait a fini par être assumée et intériorisée.

Une fois la confusion installée, dans un contexte de survivance (les Roms ne sont pas du tout regardés de la même façon une fois entrés en Europe chrétienne) et en pleine césure épistémologique mentionnée précédemment, la survivance est beaucoup plus difficile. Ils ne sont plus militaires mais considérés comme des parasites susceptibles d’être des espions, des anathèmes (les chroniqueurs occidentaux nous parlent la plupart du temps avec répulsion de leurs aptitudes de voyance et même artistique), il est évident que rétablir la vérité sur leur identité n’étaient pas leur priorité. Dans certains cas cette identité erronée leur était bien utile. En Espagne en pleine Reconquista, comme dans d’autre pays d’Europe, ils se présentèrent comme « ducs d’Égypte » en pèlerinage à Santiago de Compostela, chrétiens fuyant les invasions musulmanes ; ce qui fut au début une très avantageuse carte de visite qui facilita leur installation dans les Royaumes de Castille et leur permis d’obtenir certains laissez passer et privilèges.

Comme nous l’avons abordé plus haut, c’est à partir du 17ème siècle que s’opère un fort changement de perception des Roms par la société européenne de l’époque. Les tentatives croissantes de centralisation et le contrôle des États, les différentes politiques extérieures et coloniales entraînent une mutation du regard de la société majoritaire sur les Roms. Sa culture différente et démonstrative, ses habilités et même sa maîtrise des métiers et de l’art de la guerre ont put être considérés comme dangereux. Et afin de soumettre un peuple, l’attitude la plus propice à adopter est sans aucun doute celle de nier et de manipuler son identité, son histoire et sa culture.

Cependant, cet « oubli » n’a pu détruire ses traces, ses marques, ses traits culturels qui au jour d’aujourd’hui unissent tous les Roms et que nous connaissons comme Rromanipen.

De plus, si nous considérons l’existence d’une épistémè romani et la possibilité d’invoquer une dialectique épistémologique qui lui est propre dans une réflexion sur les questions d’histoire, de mémoire et d’être au monde, il nous faut comprendre la spécificité de ces concepts. Sans aucun doute, l’importance centrale des mémoire(s) et des réseaux mémoriels étendus qui existent au sein et entre tous les groupes roms est une des première considérations à prendre en compte. Cette caractéristique atavique peut être un facteur clé permettant de comprendre et de répondre à l’hypothèse généralisée et non fondée du manque d’intérêt des Roms pour leur propre histoire. Les micro-mémoires personnelles, familiales et de groupes finissent, à court ou long terme par se croiser, tissant ainsi un véritable tissu mémoriel qui fait l’Histoire. Soulignons d’ailleurs que cette façon particulière de concevoir l’histoire rejoint les nouvelles méthodologies historiographiques tellement à la mode depuis les années 80, notamment celle de la micro histoire et du paradigme indiciaire, popularisé par l’historien italien Carlo Gainzburg.  

Il serait logique de s’interroger sur les raisons grâce auxquelles cette « acceptation » de la manipulation de notre histoire par un épistémè majoritaire a-t-elle été possible ? Serait elle due à ce que Gandhi mentionnait par « servitude volontaire » ? Parmi tous les philosophes qui « repensèrent» le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, Ghandi est sans aucun doute celui qui en cerna les causes les plus profondes depuis une perspective « décolonisatrice». Le renoncement du colonisé à sa propre liberté, la servitude intériorisée qui permet au colonisateur d’apparaître aux yeux du colonisé comme son protecteur, sa référence et son bienfaiteur, malgré lui, malgré son passé, sa propre histoire et sa culture. Comment donc revenir, retrouver sa capacité inhérente d’être soi malgré ces siècles de manipulation ? Quelle type de traces archéologiques mémorielles pourraient raviver les savoirs minoritaires romani subjugués depuis si longtemps ?

Tout le monde sait ce qu’est une trace. C’est un mot d’une grande banalité et d’un usage commun. La simplicité de cette définition laisse peu d’espace à une interprétation théorique. Mais, plus les mots sont simples, plus les interrogations et les problématiques qu’ils soulèvent sont complexes. Une trace peut être une marque, une empreinte, celle d’un animal, d’un homme, d’un véhicule mais peut également être considérée sous un sens figuratif. Dans ce cas, une trace est une marque laissée par une action, un événement du passé. Une trace peut aussi être une quantité infime. Enfin, en géométrie, une trace est un point, un lieu d’intersection avec un plan de projection. Nous pouvons mettre en relation ces 4 définitions avec 4 autres concepts : 1- Celui d’une trace qui serait une empreinte, une trace psychique (Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli) ; 2- celui d’une trace comprise comme un indice, une petite quantité (théorie du paradigme indiciaire de Carlo Ginzburg) ; 3- le concept de trace comme mémoire documentée, oral ou expérimentée (P. Ricoeur, Marc Bloch), et 4- la trace comme ligne ou écriture.

Ce concept de trace est fondamental. Il nous amène vers une réflexion sur la notion de mémoire, d’imagination et de vérité. La parabole qui illustre le mieux sa transcendance est l’énigme platonicienne connue comme la métaphore du bloc de cire. Dans ce dialogue entre Socrate et un sophiste, Platon établit une relation entre deux problématiques : d’une part, celle de l’« eikõn », l’image ou l’imagination de la présence ou de la représentation présente de quelque chose qui est absent ; de l’autre, celle du « tupos », l’empreinte, la trace illustrée par la métaphore du bloque de cire. Pour Platon, le croisement de ces deux problématiques soulève la question de la vérité et de l’erreur. Platon entend ici par erreur, l’effacement des traces ou un défaut d’adaptation de l’image à son empreinte. Quelle est cette métaphore du bloc de cire qui illustre la problématique de la trace, du « tupos » dans la philosophie de Platon ? Ce dialogue de Platon compare l’âme, l’esprit à un bloc de cire, pouvant être très différent selon les personnes et qui sert à enregistrer, à graver les sensations et les pensées (les « semeia »). Ces sensations ou pensées enregistrées par la mémoire constituent la connaissance, le savoir. Cette métaphore est très importante car elle se situe au croisement d’une triple dialectique : entre la mémoire et l’oubli, entre la connaissance et l’ignorance, entre la vérité et l’erreur. Pour Platon, la vérité ou l’opinion vraie est ce qui résulte de la fidélité du souvenir avec la trace, tandis que ce qui est faux ou erroné dérive de l’inadéquation à cette trace.

Paul Ricoeur, bien plus tard, développera ce concept et fera référence à trois types de trace : 1èr type de trace est la trace affective qui « résulte du choc d’un événement ». C’est la trace psychique, directement vécue ou non. Le second type est la trace mnésique, cérébrale, étudiée par les neurosciences qui sert à la connexion entre les impressions du monde extérieur et les empreintes matérielles du cerveau. Le 3ème type de trace est la trace matérielle, écrite ou non, sur lesquels travaille l’historien. L’ensemble de ces trois types de trace pourrait constituer ce qui reste très difficile à comprendre et à sentir pour une personne qui n’appartient pas au peuple Rom et que nous connaissons comme Romanipen. Une mémoire collective, un sentir collectivement qui ne s’appuie ni sur la connaissance académique de notre histoire, ni sur l’élaboration de mythes fondateurs ni sur le culte des héros nationaux. C’est ce sentiment d’appartenance à un même peuple, à un même ensemble de valeurs et de règles. C’est également l’expérimentation d’une même sensibilité et des mêmes habilités, une profonde reconnaissance de soi-même dans l’autre, le sentiment d’appartenir à une large fratrie, un devoir de solidarité, au-delà des distances et des différences que nous percevons également dans chacun des groupes auxquels nous appartenons. En fin de compte, le Romanipen pourrait se définir par la même sentence que celle qui définie universellement la mémoire collective : c’est ce qui nous unit au-delà de ce qui nous sépare. En de nombreuses occasions, ce concept qui est nôtre a été taxé d’élaboration politique ou de rêve romantique. Comme nous l’avons abordé avant, le Romanipen n’est pas construit sur une mémoire gadjikane façonnée, historique et institutionnalisée mais bien sur la force et le pouvoir de ces traces présentes tant dans le peuple Rrom que dans chacune des individualités qui le constitue. Depuis plus de 1000 ans et dans chacun des gestes quotidiens que nous effectuons, dans chacune des maisons Roms d’Istanbul jusqu’à Santiago de Chili, en passant par Bucarest, Sarajevo, Amsterdam, Londres, Paris ou Grenade, nous réinterprétons notre histoire. Dans chacun des mots de romani que nous employons, qu’ils soient plus ou moins malmenés, qu’importe, nous célébrons le Romanipen.

Si le Rromanipen désigne donc ce sentiment intense intime et profond, pourquoi devons-nous nous réapproprier notre histoire?

Considérer une histoire romani écrite par des historiens Roms c’est envisager l’idée d’une entité pourvue d’une conscience nationale et historique. Derrière l’écriture d’une histoire il est difficile qu’il n’y ait pas de dimension politique ou revendicative. Durant des siècles, le peuple Rom a fait l’objet de tous types de recherches, a été scruté sous tous les angles par tous types de regards, du plus bienveillant au plus dédaigneux, ce qui d’une manière comme d’une autre n’a eu comme résultat que de faire le jeu des stéréotypes et du mensonge. L’histoire des perceptions de la société majoritaire sur notre peuple démontre que nous n’avons jamais été reconnus pour ce que nous sommes. Nous avons été et en grande partie nous sommes encore un peuple de figures de pâte à modeler. De l’image romantique du musicien errant à l’asocial congénital des nazis, en passant pas le retardé mental en institution spécialisée tchèque ou slovaque ou la danseuse gitane au sang de feu des tablaos du Sacromonte, nous avons été et nous resterons, si nous n’arrivons pas à être acteur de notre propre culture, des élaborations, des créations du monde gadjikane. Depuis l’entrée des Roms en Europe, notre identité a été niée, on nous l’a usurpé et manipulé. Notre histoire a été remaniée plus ou moins de manière voulue, toujours élaborée depuis une perspective et une sensibilité différente à celle que nous expérimentons intimement. Bien évidement, pour étudier et comprendre l’histoire d’un peuple, y appartenir n’est pas une condition sine qua non, la qualité d’un travail scientifique ne dépend pas de la précédence ethnique du chercheur mais personne ne peut se défaire de son bagage culturel et émotionnel. Le regard et la sensibilité romani sont indispensables à une étude saine de notre histoire.

De plus, une tendance très à la mode dans le domaine de l’étude anthropologique, sociologique et historique de notre peuple consiste à nier ce sentiment d’appartenance qui unit tous les Roms du monde, minimisant ce qu’implique pour nous le Romanipen. Cette tendance consiste à mettre en exergue et manipuler les différences culturelles des différents groupes qui composent le peuple Rom et à sous-estimer ceux qui les unissent. Le « divide et regna » est un modus operandi incontestablement effectif. Contrairement à n’importe quelle société saine, il semblerait que pour certains la diversité ne soit pas, dans le cas de notre peuple, perçue comme une richesse fédératrice mais comme un élément de division.

Sauvegarder notre patrimoine épistémologique, dans un monde où depuis des décennies on nous fait croire que le modèle à suivre, celui qui vaut, est celui, malade, de la société majoritaire demande une prise de conscience urgente de la part des Roms du monde entier. Bien des choses auront changé lorsque les Roms auront retrouvé fierté et confiance en eux. Et s’il est évident que « ce n’est pas un gage de bonne santé que d’être bien intégré dans une société profondément malade », les sociétés majoritaires avec lesquelles nous vivons ne devraient pas mépriser le réveil « k/calibanesque » d’un peuple qui n’a plus grand chose à perdre.

Sarah Carmona, Historienne

 

1 I. Illich, Oeuvres Completes, Fayard, Paris, 2004

2 Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Paris :Seuil, 1998.

3 W. Benjamin, “Sur le concept d’histoire” dans Œuvres, t.III ed. R. Rochlitz, Paris, 2000

4 C. Ginzburg, « Rapports de Forces »,pp 34 ed EHESS, Paris, 2011

5 M. Rahnena, J. Robert, “La Puissance des Pauvres”, Babel-Actes Sud, Paris, 2012

6 M. Foucault, « Les mots et les choses », Ed. Gallimard, Paris, 1966.

7M. Halbwachs, « les cadres sociaux de la mémoire », PUF, 1967.

8 Rosenthal, R. & Jacobson, L., Pygmalion à l’école, Paris, Casterman, 1971

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