Femmes de l’immigration : quel genre de militantes sommes-nous ?

Les ressacs de l’Histoire ne manquent pas d’ironie.

Qui peut oublier, il y a 10 ans, ces portraits de femmes « des quartiers », bonnets phrygiens sur la tête, exposés sur la façade triomphale de l’Assemblée nationale ? Passionarias de l’intégration, Mariannes de la Laïcité, les Ni Putes Ni Soumises se voyaient ainsi canonisées jusqu’au sommet de l’État. Il faut dire aussi que dès son berceau, l’association NPNS a vu se pencher sur elle toutes les bonnes fées républicaines, celles-là même qui lui dérouleraient le tapis rouge partout où elle serait conviée. Lancé lors de la « Marche des femmes des quartiers pour l’égalité et contre les ghettos », ce peloton de femmes arabes, musulmanes et noires, prêtes à livrer en pâture leurs frères et pères, au nom de la lutte contre la « barbarie des hommes de banlieue », l’islamisation des quartiers, le communautarisme mortifère, l’aliénation des femmes voilées, n’a pas tardé à susciter l’engouement historique de l’ensemble de l’échiquier politique blanc. Alors qu’ils désespéraient de redorer leur blason à peu de frais, les partis de gauche (du Parti socialiste au Parti communiste), et de droite, alléchés par cette perspective toute trouvée d’user du bon vieux levier du féminisme colonial, applaudissaient à tout rompre le courage de ces femmes désireuses de s’émanciper du poids des traditions indigènes. Fadela Amara, figure de proue du mouvement, arborait alors la déclinaison subtile d’un slogan mythique « Touche pas à ma jupe ». Non loin, le grand frère SOS Racisme veillait au grain.

« Elles sont les Lumières », déclarait à leur propos, Élisabeth Badinter, apôtre sentencieuse d’un féminisme de salon. Valérie Toranian, directrice de la rédaction du magazine Elle, renchérissait, lors d’une table ronde organisée par l’association : « Je ne voudrais pas que, dans 10 ans, les femmes voilées ayant enlevé leur voile, me reprochent de n’avoir rien fait pour elles ».

 

Mais nulle bataille n’est gagnée sans souffrir une revanche. 10 ans plus tard, le boomerang de l’Histoire frappe en pleine face celles qui croyaient pouvoir forcer le sens du vent.

NPNS n’a jamais pénétré les quartiers. Il y est même honni. Nul n’ignore désormais les intérêts du système raciste que ce mouvement aura bon gré mal gré si bien servi. Complices des politiques néocoloniales d’exclusion et de coercition exercées à l’encontre des populations issues de l’immigration, les NPNS n’auront même pas réussi à rouler pour elles-mêmes, pour ce féminisme surplombant, hors-sol, qu’elles espéraient faire entrer de force dans la tête des indigènes récalcitrants. En se prenant pour une avant-garde éclairée, missionnée par le pouvoir, d’éduquer le peuple indigène aux valeurs émancipatrices de la République, lui qui serait incapable de formuler par lui-même un point de vue informé sur sa propre situation, les « éclaireuses » n’auront réussi qu’à s’en faire expulser comme un corps étranger. C’est là une leçon politique à graver dans le marbre : on ne lutte jamais aux dépens des gens au nom de qui on prétend vouloir lutter.

Aujourd’hui, symétriquement opposé à NPNS, un nouveau collectif de femmes issues de l’immigration a vu le jour. Collectif organisateur de la Marche de la Dignité du 31 octobre, le MAFED (Marche des Femmes pour la Dignité), dont nous militantes du PIR sommes membres, constitue la riposte historique à l’instrumentalisation des femmes contre les hommes de leurs communautés. 100% femmes, 100% victimes du racisme, le MAFED, instruit de l’histoire de nos aînés, édifié comme une forteresse organisationnelle, imperméable aux tentatives de récupération politique, vissé à son autonomie comme à sa dignité, sanctionne un véritable coup de force : retourner contre lui-même le cheval de Troie du féminisme (néo)colonial.

Traditionnellement exhibées comme « enjeu de pouvoir », les femmes indigènes s’auto-instituent en « sujets de pouvoir » dignes de poser les jalons d’un horizon politique qui englobe la défense du peuple indigène en tant que communauté d’intérêts. Les crimes policiers racistes en étendard, les femmes du MAFED forcent ainsi les portes d’un territoire où elles n’étaient jusqu’ici autorisées à poser le pied qu’à la condition de cracher sur les leurs, de prouver leur soumission à l’intégrationnisme républicain, d’entrer dans la mythologie progressiste du récit de la Modernité occidentale où la religion ne saurait être envisagée autrement que comme une aliénation ou un dysfonctionnement du politique, le voile comme un archaïsme patriarcal et les cultures indigènes comme un folklore marginal. D’ailleurs, comment ne pas saisir l’acharnement islamophobe exercé par l’État à l’encontre des musulmanes voilées autrement que comme la punition que la République réserve à celles qui ont osé se soustraire à l’hégémonie blanche, lui préférant une loyauté communautaire décoloniale ?

La solidarité des femmes du MAFED aux hommes victimes du racisme d’État porte en elle un missile que la République blanche peinera à esquiver : non, il ne sera plus jamais question de se servir de nous, femmes « de couleur », pour nier la réalité des races sociales en France. Dans ce grand jeu de dupes, c’est maintenant à nous de leur faire à l’envers.

Dynamique radicalement antiraciste, le MAFED n’est cependant pas seulement un « outil » créé de toutes pièces pour l’occasion. Les femmes qui le composent font partie intégrante d’une communauté de militantes qui structure, de fait, les luttes de l’immigration. Cette communauté qui existe au sein des organisations et des collectifs de quartiers n’est pas le fruit du hasard. Elle est le résultat même du traitement colonial des femmes subissant le racisme comme champ stratégique de domination. Ce traitement particulier visant à séparer les femmes « intégrables », « dévoilables », « blanchissables », de « leurs hommes » a eu des effets tels que celles-ci forment désormais une communauté spécifique dont les intérêts ne sont pas directement liés à une condition féminine abstraite mais à une expérience concrète. Postées aux premières lignes de front, elles ne sont plus ces tirailleuses enrôlées dans le camp adverse. Elles sont les dignes héritières des résistantes anticoloniales et contre l’esclavage, des « folles de la place Vendôme », jetteuses de pierres palestiniennes, défieuses de chars, porteuses de voile et de drapeaux.

« Nous, femmes de couleur, avons toujours joué un rôle d’avant-garde dans la lutte antiraciste », écrit Angela Davis, marraine de la Marche de la Dignité.

Brandissant les portraits de nos frères, de nos pères et de nos fils assassinés, le 31 octobre prochain, nous marcherons, dignes et déterminées.

 

Les militantes du PIR

angela somalie

Manifestation de femmes somaliennes pour la libération d’Angela Davis, 1972

crimes policiers femmes

Manifestation contre le racisme, Marseille, début des années 1980, Photo de Pierre Ciot

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