Pourrais-tu te présenter rapidement?
K. : Je suis né en Iran mais nous sommes venus en Europe lorsque j’étais encore enfant. J’ai vécu quelque temps en banlieue parisienne avant de venir à Berlin. J’ai maintenant la nationalité allemande. J’ai commencé à écrire des textes de rap vers l’âge de 14/15 ans et c’est à cette même période que je me suis politisé. J’ai lu le Manifeste et j’ai commencé à m’intéresser à l’actualité politique à ce moment-là. Mon engagement artistique est donc indissociable de mon engagement politique. Je ne suis pas vraiment organisé politiquement. Disons que mon engagement passe par ma musique et par des manif’. Je suis dans la mailing list du réseau décolonial de Berlin, j’essaye de m’informer du mieux que je peux pour avoir des textes politiques un minimum pertinents. Je participe par ailleurs au projet « Spuck auf Rechts » qui est un projet de rap antifasciste. Des rappeurs (pas seulement Allemands d’ailleurs) envoient leurs sons et si jamais ça accroche, l’initiateur de ce projet réalise une vidéo gratuitement. De plus j’anime des ateliers d’écriture pour gagner ma vie.
Quand as-tu « rencontré » les militants sionistes Antideutsch1?
K. : Je dirai qu’on a une histoire commune. Dans mes textes je suis très critique envers Israël et envers la politique étrangère des États-Unis. Il y a 4/5 ans, ils ont même interrompu l’un de mes concerts à Halle, un haut lieu des Antideutsch. C’était lors d’un festival : j’ai pu me produire pendant 20 minutes environ avant que mon concert ne soit interrompu par des militants Antideutsch. Mais au-delà des Antideutsch à proprement parler, il me semble que ce mouvement a permis à une frange plus large de la gauche allemande de se solidariser sans complexes avec Israël. Même si les Antideutsch ne sont pas spécialement nombreux (aujourd’hui du moins) j’ai l’impression que leur idéologie est quasiment devenue hégémonique en Allemagne. J’ai beaucoup de mal à trouver des concerts où me produire et je suis assez largement boycotté par des rappeurs de la scène antifa et mainstream.
J’ai lu qu’ils étaient présents sur la scène Hip-Hop allemande, qu’en est-il?
K. : En gros, les rappeurs se revendiquant explicitement comme Antideutsch se font de plus en plus rares. C’est-à-dire que si tu demandes à un rappeur s’il se revendique comme Antideutsch, il est peu probable qu’il te réponde par l’affirmative, c’était le cas il y a quelques temps mais plus maintenant. Par contre il n’y a jamais de paroles anti-impérialistes. Si tu observes le schéma Antideutsch contre anti-impérialistes, il semble clair que la plupart des rappeurs « de gauche » ne se revendiquent pas comme anti-impérialistes. C’est quelque chose qui m’échappe complètement. Selon moi, on ne peut pas être « de gauche » sans être anti-impérialistes. Le côté anti-nationaliste des Antideutsch m’a toujours semblé … sympathique dirons nous. Mais le lien avec Israël n’est jamais loin. C’est-à-dire que l’analyse de la situation au Moyen-Orient passe toujours par le prisme de l’histoire allemande et du passé national-socialiste (NS-Vergangenheit). C’est assez ironique car, alors qu’ils se revendiquent comme anti-allemands, les Antideutsch passent constamment par le prisme allemand pour analyser les événements internationaux.
En Allemagne, rares sont les rappeurs/euses de gauche à vouloir s’afficher à mes côtés ou alors à accepter d’apparaître dans mes vidéos, de peur d’être qualifiéEs d’antisémites. Même certains rappeurs avec qui j’ai des affinités et avec qui je suis ami – comme Refpolk – ont peur d’apparaître à mes côtés publiquement quand il y a des paroles pro-palestiniennes, à cause de nos différences idéologiques d’une part, mais aussi sans doute de peur de perdre leur public. Parler ouvertement d’Israël de manière critique (même sans être anti-sioniste d’ailleurs) est aujourd’hui quasiment impossible en Allemagne sur la scène de gauche et sur la scène mainstream. En particulier sur la scène du Hip-Hop de gauche.
Comment caractériserais-tu la scène Hip-Hop allemande d’un point de vue politique?
K. : La première chose à savoir est que le rap « engagé » est une nouveauté en Allemagne sur la scène mainstream. À la base, le rap allemand est plutôt festif ou alors gangsta, mais pas tellement politique. Mais avec la crise de 2008, les nouveaux mouvements sociaux et soulèvements – que ce soient les révolutions arabes ou le mouvement Occupy – les rappeurs ont peu à peu commencé à traiter de sujets politiques. Certains rappeurs qui n’ont jamais fait de politique et qui jouaient plutôt sur les codes bling-bling américains ont d’un seul coup commencé à écrire des textes qui se voulaient engagés. Après, il me semble qu’il existe une différence fondamentale entre le rap français et le rap allemand : le rap mainstream allemand vient de la classe moyenne blanche2 (d’où son peu de mobilisation politique initiale). Ce n’est pas une musique de révolte. Si tu regardes les rappeurs « engagés » à gauche les plus connus : ils sont presque tous blancs! Pas étonnant qu’ils ne traitent jamais d’Israël, ça reste une question abstraite pour eux. De plus, une logique assez allemande veut qu’on ait encore du mal à considérer des non-blancs comme allemands. Les Allemands sont encore trop imprégnés de cette logique du droit du sang : on est Allemand parce que l’on descend d’Allemands. Ce n’est pas comme en France où on veut bien accepter que des basanés soient Français – même s’ils ne sont pas toujours traités comme tels. Mais c’est aussi cela qui fait cette arrogance française – la France étant selon moi le centre de l’eurocentrisme – cette idée que l’on peut « civiliser » des non-blancs pour qu’ils deviennent Français. L’anti-nationalisme des Antideutsch reste donc totalement abstrait !!!! Personnellement je trouve très intéressant de critiquer la Nation et le Volk allemand. Le problème c’est que cette critique ne s’attaque pas tellement au racisme découlant de cette idée nationale : on parle sans arrêt de la période nationale-socialiste sans jamais s’arrêter sur les fils/filles d’immigrés et sur leur situation aujourd’hui. La plupart des rappeurs antifa que je connais traitent de questions autour desquelles règne, en Allemagne, un assez large consensus au sein de la gauche autonome : le sexisme, le capitalisme, l’homophobie, etc. … Le seul thème qui reste absent de cela c’est Israël et la politique extérieure américaine. À ma connaissance, les deux seuls rappeurs (relativement connus) se revendiquant explicitement de l’anti-impérialisme sont Holger Burner et Albino. Si tu prend le collectif de rappeurs antifa à la mode en ce moment en Allemagne, « Tic Tic Boom », ils sont tous blancs. Le seul non-blanc c’est le DJ. Parce que si tu donnes un micro à un basané en Allemagne il ne la fermera JAMAIS sur Israël. La rappeuse antifa Sookee (qui fait partie de ce collectif « Tic Tic Boom) par exemple traite surtout des luttes LGBT, du racisme et parfois de l’antisémitisme dans ses textes mais jamais du Moyen-Orient. Je la connais, elle peut par ailleurs être convaincue par certains de mes textes mais elle refuse de s’engager à mes côtés sur des thèmes pro-palestiniens ou anti-impérialistes et elle est assez présente sur une scène sympathisante des Antideutsch. Par ailleurs, Sookee a fêté la sortie de l’un de ses albums dans le club About Blank, qui apparaît comme un club antifa mais dans lequel tu ne peux pas rentrer si tu portes un Keffieh. Je dirais donc que les Antideutsch n’existent plus de manière très explicite sur la scène rap allemande, mais il me semble que leur idéologie s’est assez largement diffusée.
Propos recueillis et traduits de l’allemand par Selim Nadi, membre du PIR
1Le mouvement Antideutsch s’est cristallisé au début des années 1990, contre la réunification allemande (avec l’idée que cette réunification entraînerait un « quatrième Reich ») et apparaît comme un mouvement anti-fasciste marxisant. Mais ce qui fait sa particularité, est que son anti-nationalisme allemand se double d’un contre-nationalisme israélien, et qu’il soutient donc la politique coloniale israélienne qu’il voit comme « la violence émancipatrice du peuple juif » contre ceux qu’il considère comme les nouveaux nazis, les héritiers de l’Allemagne des années 1930 : les Arabes. Aujourd’hui, ils ne sont plus très puissants en Allemagne, mais leur idéologie a « contaminée » l’ensemble de la gauche radicale allemande, que ce soit Die Linke ou les mouvements autonomes.
2Kaveh m’a par la site précisé que les premiers rappeurs allemands étaient non-blancs mais non-connus.