Depuis le 16 décembre et, particulièrement, le 20 janvier, vieux militant anticolonialiste, je me suis efforcé d’être un modeste -presqu’anonyme- participant aux manifs organisées par le LKP, autant que je le pouvais. Pour avoir souvent parlé, pendant longtemps, en temps de paix, je me suis fait l’auditeur attentif des uns et des autres, dans les meetings, à travers les média. Pour avoir tout le temps écrit quand trop de plumes restaient paresseuses ou conformes, je suis enfin devenu lecteur assidu d’un foisonnement inespéré de contributions diverses. Côtoyer le manifestant du rang et le non-manifestant pourtant solidaire ; observer, écouter, lire, noter, me nourrir de toutes les idées, du dit et du non-dit ; faire des réserves pour plus tard tout en me laissant charrier sans aucune résistance critique par le grand fleuve de la contestation. Tel fut mon choix, pour mieux trouver les mots qu’il faut à une révolution qui balbutie.
Aujourd’hui, un syndicaliste est mort. Douleur et colère. Tous les regards se tournent, naturellement accusateurs, vers ceux qui ont joué le pourrissement. Ce patronat dont l’égoïsme et le mépris tiennent la Guadeloupe en otage. Mais je sais, depuis déjà, comme deux et deux font quatre, que ce n’est pas suffisant. La voix médiatique, qui sait si bien orchestrer la contagion de l’émotion dans cette société du spectacle, est à pied d’œuvre. Les crocodiles y vont de leurs larmes, de Paris à Basse-Terre, de Basse-Terre à Nòlfòk. Les larmes publiques ne lavent rien, surtout pas la faute. Les larmes des combattants sont une des choses qui participent de leur dignité. Même cela, on veut le leur voler.
Et tout cela pour tenter de les déposséder de leur bon droit.
La faute, le péché capital, serait-ce donc d’avoir osé faire grève ou, pire encore, d’avoir tenu aussi longtemps que le silence méprisant du patronat et des autorités ? Terrible logique ! Infernal mécanisme qui voulut, de toute éternité, que l’esclave accepte gentiment sa servitude ; qui veut encore aujourd’hui que, devenu salarié, de plus en plus chômeur, il se plie sans broncher à la raison du plus fort. C’est de cela qu’il s’agit, au-delà des « 100 bouquets à soupe » revendiqués, et qui semblent être le prétexte au blocage des négociations. Comme si le LKP faisait beaucoup de bruit pour presque rien.
Plus personne n’est dupe. Les gros ne veulent pas lâcher sur ce point par crainte d’aborder la suite. Et c’est quoi, la suite ? Elle est déjà annoncée à ce stade du scénario. On peut seulement la déceler en regardant la scène du point de vue de la Guadeloupe.
Le retard à l’allumage des plus hautes autorités de l’Etat français choque bien des départementalistes, des plus avérés aux plus honteux. « Traitement inégal des DOM par rapport aux départements de l’Hexagone », pensent-ils, avec l’angélisme que l’on sait. Oui, la commune, le Département, la Région, tout cela, ce sont des institutions de République française ! Comment Matignon et l’Elysée peuvent-ils l’oublier ? Pourtant, il faut bien affronter une vérité qui met à mal la pauvre chimère assimilationniste : pour une fois, la France est conforme à sa propre logique de pays différent. A ses yeux, les outre-mer ne valent territoires français qu’en étant obéissants. Cette autre Guadeloupe qui se lève là, insoumise et fière, exprimant le désir fou de penser elle-même son propre avenir N’EST DEJA PAS LA FRANCE et n’est même plus, à bien regarder, de la compétence du ministère français de l’Intérieur et des DOM.
Quand l’intarissable barde de garde, incurablement « Gaulois », Lurel-Idéfix, insinue que l’obstination du LKP sur une revendication alimentaire ne mérite pas la mort d’un homme, il montre à l’envi que sa pensée ne vaut pas « un bouquet à soupe ». Il se cramponne à dessein sur l’idée qu’il ne s’agit que d’une lutte syndicale, alors que le fleuve de la protestation a déjà emporté la problématique plus loin. Petit politicien que celui qui ne sait pas traduire politiquement une situation complexe et mouvante ! Est-ce aux syndicalistes du LKP de le faire ? A qui parle-t-on quand on reste sur la berge en jouant aux oracles ? Le temps d’un « hep », l’oreille qu’on avait en face de soi est déjà hors de portée de la voix.
Par conséquent, même si l’on satisfait plus ou moins à la revendication des 200€ -ce qui est inexorable- personne ne peut plus gérer ce conflit comme une simple lutte syndicale. Le LKP est un phénomène historique, produit par les circonstances d’une lutte unitaire et promu par la voix médiatique qui au 21^ème siècle va vite et loin. C’est un attelage efficace qui, en ce moment précis, a conduit une lutte économique à rencontrer un gisement de revendications dormant entre la chair et l’os, puis dans le cœur des gens. Maintenant cela fuse de toutes parts, en éruption. Tout de ce que le monde n’a jamais entendu de la Guadeloupe est proféré dans les rues, en des bouquets de cris: identité, responsabilité.
Quand l’Etat français quitte la Guadeloupe et que tous les pouvoirs locaux ont momentanément disparu, les gens demandent au LKP ce qu’on demande à un gouvernement. Ce n’en est pas un. Ce serait, en effet, folie pour ses membres de se prendre pour tels. C’est pourquoi, d’un côté, il vaut mieux que LKP reste campé sur la revendication syndicale. Il a pour lui, tout le monde s’accorde à le reconnaître, cette démarche héritée de l’UTA (Union des Travailleurs Agricole) de 1971, mère fondatrice de l’UGTG : *le bon droit* (revendication légitimée par l’injustice sociale) – *l’avantage* (sur le terrain de la mobilisation), *la mesure* (au moment de la négociation qu’un certain durcissement devra hâter).
Les syndicats qui forment le moteur du LKP sont expérimentés. Ils savent comment sortir d’un dur conflit avec un gain. A n’en point douter, ils sortiront de celui-ci dès lors qu’ils se prémuniront des suppliques polluantes des politiciens, sans que leur propre sens politique de syndicats citoyens ne s’émousse jamais.
Dès lors, on pourra enfin parler en Guadeloupe de choses encore plus sérieuses. D’ores et déjà, en pleine douleur, il faut toujours tenter de regarder l’horizon. Sous tous les cieux et en toute circonstance, les larmes brouillent la vue, les pistes et l’entendement…Un brouillage très handicapant dès lors qu’il s’agit de faire face à des épisodes dont l’enjeu est, littéralement, LA SURVIE ET LA RENAISSANCE.
Il ne s’agit pas de retenir ses cris et ses larmes, la rivière-chagrin a besoin de s’écouler. En tout état de cause, la responsabilité de ceux qui conçoivent et mettent en œuvre la réplique à la sujétion coloniale leur confère un rôle crucial : assumer et actionner les bons leviers au moment adéquat.
La question fondamentale de la Guadeloupe résonne, fracassante et lourde de sens. Et c’est la Guadeloupe qui doit y répondre. Librement, en responsabilité. Actionner les bons leviers, c’est désormais rendre dicible et audible la réponse. En pareille situation, les vraies questions politiques consistent en cela : quoi, pourquoi, comment, vers où ? Prenons garde à ne pas laisser l’Etat y répondre à sa manière, à notre place ! On a tous à l’esprit ces mots de Sarkozy, lors d’une Convention UMP d’avant les présidentielles : « Le problème des économies d’Outre-mer ne se pose pas en termes de « rattrapage » par rapport à un prétendu modèle métropolitain ou européen. Je pense qu’il faut que chaque économie trouve sa voie propre et que ces économies peuvent même prétendre à l’excellence (…) L’enjeu fondamental est de donner à ces économies une forme d’autonomie ». Ça ne mange pas de pain. La France, qu’elle fût de droite ou de gauche, n’a jamais décolonisé de son propre chef, « par amour de l’outre-mer », surtout avec des discours de campagne. Décoloniser est un acte politique qui résulte de deux volontés, celle du colonisateur et celle du colonisé, pourvu que ce-dernier garde à tout moment l’initiative et la vision de sa liberté.
Les élus, qui ne valent que par l’existence des institutions françaises en Guadeloupe, ne peuvent pas trouver une réponse politique à la situation, à moins de se saborder. Il en est qui, de bonne ou de mauvaise foi, ne font que sautiller pour atteindre une situation qui les dépasse, mais en vain. Tant leur taille est petite ou tant le boulet de l’électoralisme est lourd. C’est un processus révolutionnaire qui commence maintenant. Plus rien ne ressemble à rien, tout moun ka bokanté plas.
En effet, du lit de l’irresponsabilité collective obligée, se lève, à l’échelle sociologique, politique, existentielle même, une question centrale : celle de la prise de responsabilité. Impossible de faire l’impasse, dans ce contexte de mobilisation populaire aussi massive. Cette idée de responsabilité, affirmée a minima par le LKP, mais cristallisée symboliquement et collectivement par son action, devient, comme dans toute histoire politique de tout pays, une nécessité douée d’une vertu fondatrice. L’enjeu n’est déjà plus de cimenter des pratiques alternatives, mais de poser une alternative politique nouvelle. C’est à ce prix que Jacques Bino n’aura pas vécu en vain.
Frantz Succab,
GUADELOUPE. Baie-Mahault, 23.02.2009
Source : Caribcreole.com