Vassalité marocaine

De la vache à lait, du bouc émissaire et du grand méchant loup

Noël 2006. Les autorités marocaines attestent une fois de plus de la « manière exemplaire dont le Maroc traite les réfugiés subsahariens »1 en déportant vers sa frontière algérienne, plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants pris dans les filets de rafles nocturnes dans différentes villes du pays dont la capitale Rabat.

Ces rafles, qui ne sont pas sans rappeler les pages noires d’une ère que l’on voudrait révolue, ont pour justification officielle les engagements marocains vis-à-vis de l’Union Européenne. Il est en effet loin le temps où, en 1992, le Parlement Européen refusait de confirmer l’aide européenne à destination du Maroc au motif du non-respect des droits humains dans le royaume alaouite.

Aujourd’hui l’Europe, une fois encore, se discrédite par l’application à géométrie variable de ses valeurs civilisationelles, bien que les déclamant universelles et inaliénables, en sous-traitant à des régimes non-démocratiques la répression des flux migratoires, contribuant par ailleurs à fragiliser les quelques avancées en matière de modernité politique de ces pays par la légitimation et le financement de leur appareil répressif.

Ainsi dans le cas du Maroc, l’UE n’hésite pas à détourner le principal outil de coopération financière du partenariat euro-méditerranéen2 de sa vocation première, à savoir le développement économique et social du pays, en le subordonnant à l’engagement marocain de jouer un rôle de premier plan dans la répression de l’immigration. Ce faisant, le Maroc ouvre les yeux sur une population qu’il n’avait jamais daigné considérer et qui se terre dans les interstices de sa société, population déshabillée de toute protection de fait ou de droit et, en conséquence, livrée à toutes les exploitations.
Pourtant, le Maroc, dont l’une des principales ressources économiques est le rapatriement de devises de ses émigrés, est bien peu crédible dans son rôle de chien de garde de l’Europe.

Les migrants subsahariens ne représentent qu’une fraction négligeable (0.05%) d’une population marocaine dont 10% (!) vit à l’étranger, en conséquence de raisons, tantôt politiques, le plus souvent économiques. Malheureusement, cette part non négligeable de la population marocaine qui réside à l’étranger et dont la conscience sociale s’est forgée au contact de l’exclusion et du racisme n’a pas immunisé, loin s’en faut, le royaume chérifien de la xénophobie. En effet, le racisme à l’égard des étrangers, dès lors qu’ils sont pauvres, s’exprime aujourd’hui de manière virulente dans toutes les strates de la société marocaine, bien que fermement dénoncé par nombres d’acteurs associatifs, académiques et politiques locaux.

Fondamentalement, les quelques 15 000 réfugiés subsahariens qui survivent tant bien que mal au Maroc se retrouvent au cœur d’un enjeu qui dépasse la question de leurs droits et dignité pour nous interpeller tous directement, nous, citoyens du Maroc et d’Europe, sur notre ordre social et sa légitimation.

En effet, il est entendu que l’Europe ne peut accepter « toute la misère du monde » et que l’Afrique doit porter sa part du fardeau migratoire. C’est donc au nom de la sauvegarde de leur modèle social que les démocraties européennes rappellent qu’elles ne peuvent être plus hospitalières et généreuses que de raison. Face à l’invasion de la misère du monde, l’Europe se doit d’avoir une politique migratoire ferme mais humaine. Qui pourrait lui contester ce droit d’ailleurs repris en cœur tant par la gauche européenne que maghrébine ?

Toutefois, derrière l’apparence pernicieusement péremptoire de cette manière de cadrer la question de l’immigration se cache le caractère hautement idéologique de sa représentation. Il suffit pour s’en convaincre d’en confronter notre perception à quelques données quantitatives qui font, bien trop souvent, cruellement défaut dans ce débat.

Ainsi, les statistiques soulignent que seul 1% du total des demandeurs d’asile et des réfugiés dans le monde s’installe en Occident, à peine 0.05% en Europe. Le vieux continent est donc particulièrement mal placé pour rappeler le reste du monde à son devoir de solidarité, au contraire des pays paupérisés qui supportent la quasi-totalité du « fardeau migratoire » en tant que principales destinations d’immigration.

Par ailleurs, si l’immigration en provenance de l’Afrique subsaharienne est quantitativement peu significative (moins de 3% du total du flux migratoire annuel vers l’Espagne), elle n’en est pas moins fortement médiatisée. Il en est de même pour l’immigration en général, présentée dans les pays de l’Union Européenne comme une menace pour son ordre social alors qu’elle ne pèse pas même pour 1% de sa population totale.

Comment dès lors expliquer qu’une portion si infime « de la misère du monde » effraye à ce point les responsables européens au point de devenir un élément central de leur communication politique tant à destination de leurs voisins du pourtour méditerranéen que vis-à-vis de leur propre opinion publique?

L’analyse de la politique migratoire belge, pays au cœur de l’UE et siège de ses principales institutions, permet d’apporter des éléments de réponse qui peuvent être étendus aux principaux pays européens. En effet, bien avant le Maroc, la Belgique s’est lancée dans une politique de répression et de criminalisation de l’immigration clandestine et ce, alors que les personnes d’origine non-européenne ne représentent que 2% de sa population active3 et l’immigration clandestine moins de 1% de sa population totale. De plus, si l’on prend la perspective des flux migratoires, le solde migratoire des non-Européens est en 2002 d’un peu plus de 30 000 personnes… du même ordre, à l’échelle de la population belge, que le nombre de Belges qui ont choisi cette année-là de quitter leur pays pour s’installer à l’étranger.

La politique migratoire belge, incarnée par les centres fermés4 présentés par Bruxelles comme la « clé de voûte » de sa « politique d’immigration », prétend participer d’une gestion efficace et humaine des flux migratoires. Cependant, les statistiques attestent de la fonction purement symbolique de ces centres qui sont autant de zones de non-droit au sein même d’un État qui se veut démocratique.

En effet, pour l’année 2000, près de 450 personnes ont été détenues dans ces centres, à savoir moins de 0.5 % du nombre de sans-papiers estimés vivre sur le territoire belge, dont la moitié environ a été relâchée dans l’année, et priée de quitter le territoire endéans les 5 jours, se retrouvant ainsi livrée de fait au marché du travail clandestin. Seule une minorité des personnes incarcérées dans les centres fermés est effectivement expulsée du territoire. Les statistiques les plus récentes confirment que plus de 90% des déboutés du droit d’asile ne sont pas expulsés du territoire belge. En réalité, bien plus qu’à expulser, ces centres fermés ont pour principal objectif de donner l’illusion de la mise en application d’un discours idéologique qui vise, avant tout, à rassurer l’électeur par rapport à l’étranger préalablement représenté comme prédateur, tout en participant de la criminalisation de cet étranger, étape indispensable à son intégration et à sa ségrégation dans le marché du travail clandestin.

Ce travail clandestin est au cœur de notre dynamique de production de « richesses ». Il est en effet le pendant de la délocalisation de nos processus de production, c’est-à-dire de l’émigration de nos personnes morales, dans les pays à moindre normes salariales et environnementales. Cette exploitation de « la misère du monde », qui consiste à mettre en compétition les cadres et niveaux de vie de l’humanité, déstructure les économies locales et condamne les pays paupérisés à des «normes » sociales incompatibles avec l’émergence de sociétés démocratiques, ce qui en retour favorise cette émigration qui ne devient soudainement visible pour l’Europe que lorsque cette émigration se transforme en (problème de) l’immigration.

Puisqu’il n’est pas toujours possible de découpler géographiquement notre consommation de sa production, l’exploitation de la « misère du monde » n’est alors possible qu’en délocalisant « sur place », c’est à dire en recourant au marché du travail clandestin que la demande structurelle de l’économie européenne génère automatiquement par les conditions de travail illégales qu’elle impose dans des secteurs tels que le bâtiment, l’horeca, les soins à domicile, le travail domestique ou l’agriculture saisonnière pour ne citer que ces derniers.

Par ailleurs, la délocalisation « sur place » permet à nos économies de bénéficier de toute une série d’avantages qui vont du soutien de notre pouvoir d’achat5 , au soutien de la production (et donc l’emploi) locale (via le recours à la sous-traitance de segments de production connexes), en passant par l’économie de dépenses sociales et éducatives (personnes formées à l’étranger, notamment) ou encore la consommation des travailleurs « clandestins ».

Ainsi, pour ne prendre que l’exemple du travail domestique dans la région de la Vénétie (Italie), le recours aux aides à domicile extra-européens, disponibles 24h sur 24h, fait gagner au budget public vénitien plus de 180 millions d’euros par an – environ un quart de l’aide au développement annoncée en 2006 par la Belgique ! – en lui faisant économiser les frais de construction de maisons de retraite et de formation du personnel soignant. En Espagne, la grande majorité des travailleurs domestiques est étrangère, originaire en grande majorité d’Amérique du Sud. Au niveau européen, jusqu’à 80% des employés de maison travaillent dans des conditions illégales.

Nous, citoyens des pays riches – pour ne pas dire pays enrichis – profitons tous de cette exploitation de la misère du monde, qu’elle se fasse sous nos toits ou plus loin de nos yeux, lorsqu’elle est le fait de nos personnes morales émigrées, attirées par cette misère si profitable générant des surprofits plantureux et inédits dans l’histoire. Effectivement, seule une partie négligeable de la valeur de notre production délocalisée rémunère le travail et les matières premières des pays paupérisés. L’essentiel de cette valeur irrigue notre économie et les différentes strates de notre société à des degrés divers.

Exploitée économiquement, la misère du monde, ou le sans-papier qui n’est qu’une de ses représentations, l’est tout autant idéologiquement.

En effet, reprenant le rôle du bouc émissaire traditionnellement dévolu dans toute société en crise à sa caste d’intouchables et de parias, il peut avantageusement être représenté sur le plan politique comme la cause exogène de la détérioration de notre niveau de vie et une épée de Damoclès menaçant en permanence nos acquis sociaux.

Dans cette perspective, la mise en spectacle et l’exploitation médiatique de l’expulsion d’une très faible proportion des sans-papiers (rappelons qu’en Belgique, la grande majorité de ces derniers est, de fait, condamnée à vivre dans la clandestinité) ne peut prétendre, contrairement à ce que déclament nos dirigeants, d’une politique de gestion des flux migratoires. Ce qui rend d’autant plus inacceptables les multiples violations des droits humains qui déshonorent la Belgique et pour lesquelles elle fut quelques fois condamnée par la communauté internationale ainsi que par sa propre opinion publique comme dans le cas de la mise à mort de Samira Adamu, étouffée lors de son rapatriement forcé en 1998. Ainsi, comment accepter d’un point de vue moral et éthique que des hommes, des femmes et des enfants soient détenus et humiliés dans ces centres à seul fin de propagande politique… à destination de notre opinion publique6.

Force est de conclure que les centres fermés n’ont qu’un rôle symbolique et qu’ils ne sont donc, par conséquent, mobilisés que pour la production d’une communication politique, à destination de l’électeur belge, qui n’est autre qu’une version lissée du crédo de l’extrême-droite : « dormez tranquilles bonnes gens, nous veillons sur vous et vous protégeons de la menace de l’altérité sur notre ordre social, source de tous nos maux ».

Grassement valorisée, la misère du monde offre un autre avantage d’importance : celui de légitimer la gestion de notre société par l’austérité et le détricotage subséquent de nos acquis sociaux. En effet, mis en compétition ici et là-bas avec la misère du monde, qui oserait refuser au capital les privilèges et sacrifices grandissants que ce dernier réclame pour prix du renom à sa liberté, entendue comme allant de soi en ce qui le concerne, de migrer (délocaliser) sans entrave ou contrôle aucun?

Dans le cadre d’une gestion par l’austérité de notre société, accompagnée d’une précarisation généralisée de l’emploi, représenter l’étranger comme une menace pesant sur notre sécurité (emploi, sécurité sociale, etc) tout en organisant son exploitation et en le mettant en compétition avec les travailleurs indigènes est non seulement inacceptable d’un point de vue éthique et morale mais surtout totalement inconscient au regard de notre histoire contemporaine. Est-il besoin de rappeler que l’une des plus importantes formations politiques belge (en termes d’électorat) est fasciste ? Que l’extrême-droite est un challenger politique redouté dans de nombreux pays européens quand elle n’est tout simplement pas associée au pouvoir?

Par ailleurs, il est tout aussi inacceptable de confier à des pays comme le Maroc, la fonction de « régulateur » de l’offre excédentaire de main-d’œuvre « clandestine » par rapport à la demande constitutive de la délocalisation « sur place ». Il convient de rappeler que, si la Belgique comme l’UE ne peuvent prétendre avoir une réelle politique migratoire, se contentant de communiquer sur la question à destination de leur opinion interne, il en est tout autrement des pays comme le Maroc ou la Lybie qui acceptent la sous-traitance de la répression effective de l’immigration. En effet, dans ces états non-démocratiques, les candidats à l’immigration s’exposent non seulement à toutes les formes d’aliénations mais doivent en outre subir une répression féroce d’appareils d’état dont la survie n’est due qu’à leur habilité à réprimer toutes contestations sociales ou politiques qu’ils ne peuvent contrôler. Ainsi par exemple, ils sont des milliers d’hommes et de femmes, dont 6 000 Marocains, à croupir dans les geôles libyennes dans des conditions moyenâgeuses en attendant un hypothétique jugement ou le rachat de leur liberté par leur famille.

Au Maroc, combien d’autres sont morts dans l’incendie par l’armée de la forêt de Ben Younesch, près de Melilla, espace naturellement toléré, dans un premier temps, pour le « criquet noir » ? Combien ont été violés lors des déportations collectives vers le Sahara ou la frontière algérienne du nord marocain dans des conditions – notamment climatiques – peu clémentes ?

Comment oser penser que les centaines de personnes relâchées menottées dans le désert aient une quelconque chance de survie ? Dans quel état se trouvent les centaines de personnes honteusement raflées, à la veille de Noël 2006 pour mieux les soustraire aux regards des observateurs internationaux et des consciences marocaines ? …

Les quelques chiffres relayés par la presse internationale attestent qu’il s’agit bien pour ces pays d’une véritable politique de répression aveugle et massive des migrants africains en violation de tout cadre légal tel que la Convention de Genève relative aux réfugiés pourtant ratifiée par des pays comme le Maroc ou l’Algérie. Ce que l’Europe ne peut tolérer chez elle sous peine de voir s’effondrer les fondements de l’état de droit, elle le délocalise dans les pays du Maghreb en poussant, parfois, la schizophrénie jusqu’à s’indigner du sort que ces derniers réservent à ceux qu’elle appelait autrefois le bois d’ébène.

N’est-il pas temps pour les citoyens marocains de comprendre que la condition des migrants subsahariens est un excellent indicateur de l’évolution vers l’Etat de droit tant attendu ? Qu’elle est un gage du respect de leurs droits économiques et sociaux ? Qu’on ne peut prétendre au développement économique et à la modernité politique en se désolidarisant de son environnement régional ? Qu’on ne peut se revendiquer pleinement décolonisé et subordonner le contrôle de ses frontières et d’une partie de sa politique intérieure à l’agenda de ses voisins européens ?

N’est-il pas urgent pour les citoyens européens de refuser la mise en compétition avec la misère du monde et de comprendre que la meilleure manière de préserver leur niveau de vie est de l’exporter en payant équitablement les matières premières et le travail que nous « importons » sous ses formes diverses7 ?

Mis en concurrence avec des « sans-droits », combien de temps les citoyens européens pourront-ils préserver les leurs?

N’est-il pas temps de comprendre que la défense de nos acquis sociaux passe par la protection des plus fragilisés d’entre nous ? L’intérêt bien compris n’impose-t-il pas l’alliance objective avec les victimes de notre ordre socio-économique?

La solidarité ou la violence comme base du rapport à l’autre ? Telle est la question qui est au cœur du débat sur l’immigration et sa régularisation.

Souhail Chichah

Ingénieur de Gestion et Maitre en Economie
Solvay Brussels School of Economics and Management

Notes :

1) Déclarations faites par M. Boufous, Secrétaire Général du Ministre de l’Intérieur, en présence du Ministre de l’Intérieur marocain M. Ben Moussa lors d’un débat avec Al Monadara à Rabat en 2006.

2) Le programme MEDA instauré par la conférence de Barcelone. Lancé en 1995, le programme MEDA est défini par l’UE comme « le principal instrument financier de l’UE pour la mise en œuvre du partenariat euro-méditerranéen et de ses activités. L’appui qu’il fournit à ces pays permet d’atteindre trois objectifs: renforcer la stabilité politique et la démocratie dans un espace commun de paix et de sécurité; créer une zone de prospérité économique partagée et soutenir la création d’une zone de libre-échange entre l’UE et les partenaires méditerranéens d’ici 2010; établir des liens plus étroits entre les peuples de ces pays par l’intermédiaire de partenariats culturels, sociaux et humains. ».

3) La ségrégation des personnes d’origine extra-européenne, même naturalisées, dans les segments d’activités les plus précarisés et la discrimination dont ils sont victimes sur le marché du travail belge ne sont plus à établir. Il en est de même dans les principaux pays européens.

4) Centres de rétention en France.

5) Grâce au salaire au rabais du travailleur « clandestin », ce qui joue également en faveur des employeurs dans la mesure où ils améliorent « illégalement » notre salaire réel sans porter préjudice à la rentabilité du capital.

6) Et non pas, comme d’aucuns prétendent, à destination des sans-papiers. Que pèse en effet la crainte d’être détenu en centre fermé comparé au calvaire de l’émigration clandestine ?

7) Délocalisation de nos processus de production, délocalisation « sur place », immigration sélective et autres « body shopping ».

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