D’ailleurs, l’islamophobie d’ici

D’ailleurs, l’islamophobie d’ici : entretien avec Shady Lewis Botros (french/english)

Nous avons décidé d’ouvrir les fenêtres et les portes en faisant entendre des voix issues du Sud global à propos de l’islamophobie française. Ces voix de militants, intellectuels et/ou universitaires, musulmans ou non, nous sont d’une grande utilité alors que l’État s’attaque de nouveau à l’ensemble des espaces de vie et d’organisation des musulmans de ce pays. Des continents asiatique, africain, américain et océanique, elles nous permettront de sortir du si délétère provincialisme chauviniste français pour penser avec une plus grande acuité le régime antiterroriste islamophobe auquel nous faisons face et les moyens de le combattre. Cette islamophobie a certes ses spécificités historiques et idéologiques, que ces points de vue nous aideront à mieux identifier, mais elle s’inscrit également dans un phénomène à l’échelle occidentale et mondiale. Ces points de vue nous éclaireront également sur les situations politiques propres à leur pays, qu’elles se caractérisent par une islamophobie d’État, un autre racisme systémique, ou bien des politiques antiterroristes visant les musulmans. En croisant les réflexions, nous espérons contribuer à l’internationalisation des luttes contre la suprématie blanche et l’antiterrorisme à l’œuvre dans le monde entier, ainsi qu’à celle de nos résistances.

Nous avons réalisé le premier entretien de cette série avec Shady Lewis Botros, journaliste et écrivain égyptien vivant à Londres, également contributeur régulier dans la presse arabe, intéressé par l’analyse des discours politiques. Il a publié deux romans, Ways of the Lord (2018) et On the Greenwich Line (2020) qui portent tous deux sur les politiques concernant les minorités entre le monde arabe et l’Europe.

English version below

1. Que pensez-vous de la politique de l’Etat français à l’égard des musulmans ?

Ces politiques peuvent être vues comme le prolongement, d’une façon ou d’une autre, des lois coloniales. Il semble que la République française ne se soit pas remise de la chute de son empire. Depuis lors, l’Islam a été construit en problème et les musulmans ont fait l’objet d’un processus de pathologisation. L’échec à « civiliser » les musulmans colonisés d’Afrique du Nord et d’autres pays a conduit à la question de l’intégration, telle qu’elle a été formulée dans la métropole dès la fin des années 1950. Les activités du FLN menées sur le territoire français durant la guerre d’indépendance algérienne ont joué un rôle déterminant dans la représentation de l’Islam comme ennemi intérieur.

Mais les racines de l’islamophobie d’Etat en France trouvent probablement leurs sources au-delà du colonialisme. Après la Deuxième guerre mondiale, la France, tout juste libérée et portant encore la honte liée au gouvernement de Vichy, a profondément douté d’elle-même, éprouvant un sentiment de vulnérabilité et d’insécurité. La peur de l’hégémonie de la culture étasunienne a renforcé la croyance en l’exceptionnalisme français : la France se pense unique, différente mais aussi attaquée. Il n’est donc pas surprenant que les violations du gouvernement français envers ses citoyens de confession musulmane s’accompagnent d’une attaque contre les théories académiques étasuniennes au sein des universités françaises. L’Islam et la culture anglo-saxonne sont posés tous les deux par la France comme des dangers la menaçant. Maintenant, la référence coloniale reste plus vivante que jamais. Avec les guerres actuelles de la France dans les pays subsahariens, la recolonisation de l’Afrique avance au fil des opérations de guerre contre le terrorisme. Quant à l’extrême droite française, elle voit la situation dans un sens inversé : les musulmans et les migrants seraient les nouveaux envahisseurs, acteurs d’un colonialisme inversé auquel il s’agirait de résister. On peut, du fait de cette coloration coloniale d’ensemble, affirmer que les politiques islamophobes du gouvernement français sont coloniales par nature, dirigées contre un segment de la société, dépeint soit comme une colonie intérieure soit comme un ennemi.

2. Pourriez-vous comparer la politique à l’égard des musulmans en France et celle dans votre pays ?

Je vis au Royaume-Uni depuis 15 ans, où l’idéologie et le discours de l’Etat sont significativement différents des pays d’Europe continentale. Ainsi, le mot « intégration » n’est plus utilisé par les politiciens britanniques. Tandis que le multiculturalisme a presque statut de politique officielle de l’État, la diversité est non seulement reconnue mais aussi célébrée. Pour autant, tout le monde n’approuve pas cette version officielle des faits. Certains diront que ce multiculturalisme à l’anglaise est une variante néolibérale du bon vieux modèle colonial britannique : diviser pour régner. Dans ce sens, la diversité n’est plus synonyme d’acceptation mais plutôt de division. Par ailleurs, dans le cadre de sa guerre contre le terrorisme, le gouvernement britannique a lui aussi ciblé ses communautés musulmanes en les plaçant sous une surveillance stricte (les enseignants ont été poussés à surveiller et dénoncer leurs propres élèves) et en privant certains de ses concitoyens de leurs droits les plus élémentaires dont le droit à la citoyenneté. Si nous pouvons affirmer qu’au Royaume-Uni l’Islam n’a pas été construit comme un problème, cela n’a pas empêché le gouvernement de violer systématiquement les droits de la communauté musulmane.

3. Qu’avez-vous pensé des réactions internationales à l’égard de la politique islamophobe d’Emmanuel Macron ?

Les attentats tragiques et terrifiants qui ont eu lieu récemment en France ont suscité l’empathie dans le monde entier. Cependant, ce que le gouvernement français a eu du mal à accepter c’est que cette empathie ne signifie pas nécessairement un soutien à son discours et à ses pratiques islamophobes. En plus des nombreuses réactions des sociétés musulmanes à travers le monde, le gouvernement français s’est senti abandonné par ses alliés occidentaux. Le premier ministre canadien a proclamé : ”Nous nous devons d’agir avec respect envers les autres et de chercher à ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ceux avec qui nous partageons la société et la planète “. Ce genre de commentaires a été perçu comme une critique envers le gouvernement français. Amnesty international a condamné fermement les politiques françaises jugées oppressives et discriminantes. Les commentaires des médias étasuniens et britanniques ont suscité la colère du gouvernement et des médias français. La confrontation récente entre Macron et le New York Times est le dernier incident d’une série d’autres bien embarrassante. Il n’est pas surprenant de lire dans la presse française cette interrogation : « Pourquoi les médias étasuniens ne comprennent pas notre laïcité ? » ou « Comment les médias britanniques peuvent-ils avoir une si mauvaise perception de nos valeurs et avoir mal traduit nos propos ? ». En définitive, ce sentiment d’isolement et cette soif d’empathie sont significatifs et révèlent combien cette politique de la France est perçue défavorablement dans le monde, y compris parmi ses alliés occidentaux. Les États-Unis étaient occupés par leurs propres élections, le reste des gouvernements occidentaux a certes témoigné de la sympathie à l’égard de la France mais sans pleinement soutenir ses politiques, certains parce qu’ils étaient en désaccord et les critiquaient ouvertement, d’autres parce qu’ils refusaient de s’impliquer dans la croisade inutile et néfaste de la France.

Il faut ajouter que les réactions mondiales aux récents évènements survenus en France sont en partie liées à la politique étrangère française au Moyen-Orient et en Afrique ainsi qu’à sa confrontation avec la Turquie en Libye et en Méditerranée. L’« Islam » est devenu un nouveau pion de ces batailles diplomatiques. Il est certain que le problème national français a pris une ampleur mondiale depuis que Macron a déclaré que l’Islam est en crise « partout dans le monde ». Et certains gouvernements ont aussi profité du conflit. C’est le cas par exemple du régime égyptien qui a exploité la situation pour multiplier et renforcer ses pratiques d’oppression : l’appareil de sécurité s’est positionné en tant que « défenseur de l’Islam » et en une semaine trois personnes ont été arrêtées pour avoir diffamé/blasphémé la religion.

Du côté du peuple égyptien, je pense que la majorité ne se préoccupe pas de ce qui se passe en France. Sous un régime militaire oppressif, les gens perdent le contrôle de leur vie et de leur lieu de vie ; dans ces conditions, l’indifférence envers ce qui se passe ailleurs n’est pas surprenante. En revanche l’insulte faite au Prophète a énervé beaucoup de monde. Il ne fait aucun doute que le Prophète, en tant que centre symbolique de l’identité collective, joue un rôle majeur dans les politiques de solidarité entre musulmans. Mais j’ai l’impression que la colère égyptienne a pour but de « défendre l’Islam » plutôt que de se tenir aux côtés des musulmans de France.

L’essentialisation de l’Islam a lieu sur tous les fronts. Macron voit l’Islam comme une entité unique partout dans le monde, comme un concept plutôt qu’un ensemble diversifié de communautés, d’expériences uniques et de modes de vie en évolution constante. Et certaines communautés musulmanes sont tombées dans le piège en se focalisant sur une conception vague de l’Islam plutôt que sur les musulmans, qui ont été alors invisibilisés. Il y a aussi dans la société égyptienne une minorité partageant des opinions proches de la position française ; il s’agit d’une toute petite minorité, certes, mais qui est bruyante et influente. Cela pourrait être simplement vu comme la manifestation d’un « peau noire masques blancs » fanonien, où l’identification à la culture blanche est un signe de supériorité intellectuelle. Mais ce n’est pas forcément vrai, ou peut-être n’est-ce qu’un aspect de l’affaire. Les trajectoires historiques locales de l’Islam politique et le conflit sanglant avec les militants djihadistes dans la région sont plaqués sur la situation française et font l’objet d’une généralisation aboutissant à englober et unifier toutes les manifestations de l’Islam. De ce point de vue, il n’y a plus aucune différence entre l’ « État Islamique » et une importante communauté nord-africaine vivant dans une ville européenne. Là encore, l’Islam est pensé comme un concept idéal, ontologique, problématique et pathologique par nature.

4. Quel message voudriez-vous adresser aux musulmans en France et aux militants et organisations de lutte contre le racisme d’Etat ?

La lutte dans laquelle sont engagés les musulmans de France n’est pas séparée de la lutte des groupes sociaux défavorisés, que ce soit en France ou ailleurs. Des mouvements en Afrique, en Asie et en Amérique latine, en passant par les Black Lives Matter aux Etats-Unis jusqu’en Europe, il existe bien des différences mais aussi quelques facteurs d’unification : le droit à l’égalité dans la différence, ou pour le dire autrement, le droit à la différence dans l’égalité. La poursuite de l’égalité et de la dignité pour tous est aussi une quête pour une justice historique, où nous ne devons pas rester emprisonnés dans le passé, sans pour autant le laisser se répéter. Cette mission exige de nous ouvrir aux autres et à leurs luttes, à la même hauteur que notre implication dans nos propres luttes.

Shady Lewis Botros


English version

French Islamophobia, seen from elsewhere : interview with Shady Lewis Botros

We decided to open the windows and doors by voicing points of view from the Global South regarding French Islamophobia. These voices of activists, thinkers and / or academics, Muslims or not, are most helpful for us as the French state attacks once again all areas of Muslim life and organization in this country. From the Asian, African, American and Oceanic continents, they will allow us to get out of the so deleterious chauvinist French provincialism, to think more clearly about the anti-terrorist Islamophobic regime facing us and the means to fight it. French Islamophobia has certainly its historical and ideological specificities, that these points of view will help us better identify, but it is also part of a general phenomenon, on both a Western and global scale. These views will also shed light on the political situations specific to their country, whether characterized by state Islamophobia, other systemic racism, or anti-terrorist policies targeting Muslims. By crossing reflections, we hope to contribute to the internationalization of struggles and resistance to white supremacy and anti-terrorism at work around the world.

Our first interview is with Shady Lewis Botros, Egyptian journalist and novelist based in London, who contributes regularly to Arabic press and is interested in discourse analysis of everyday politics. He published two novels, « Ways of the Lord » (2018) & « On the Greenwich Line » (2020), both address the politics of minority identities between the Arab world and Europe. 

1- What do you think of the current policy of the French state towards Muslims? 

Shady Lewis Botros : One can see these policies as an extension of colonial rules in one way or another. It seems that the republic has not fully recovered from the collapse of the empire. Islam has been problematized and Muslims have been generally pathologized since then. The failure to « civilize » the colonized Muslims in North Africa and other places led to the question of integration in the metropolis as early as the late 50s. The activities of the Algerian NLF on French soil during the war of Algerian independence was significant in portraying Islam as the interior enemy.

Possibly the roots of the French official Islamophobia go beyond that. After the second world war, the newly liberated France with the shame of the Vichy government suffered deeply from self-doubt, sense of vulnerability and insecurities. The anxiety centered around the American culture hegemony that solidified a belief in the French exceptionalism, France is unique, different but also under attack. It is not so surprising that the French government violation of its Muslim citizens’ rights, comes hand in hand with an attack on American academic theories in French universities. Islam and anglophone culture are equally danger, both are different manifestations of threatened France. The colonial reference is more alive now than ever. With the current French wars in sub-Saharan countries, the recolonization of Africa goes as steady as the war on terror operation there. That is still one side of the matter, the far right of France sees the story the other way around, the Muslims and the migrants are the new invaders, a reversed colonialism that must to be resisted. With colonial references coloring the whole matter, one can say that the Islamophobic policies of the French government are colonial ones in nature, directed at a segment of the society, that is portrayed as an inside colony sometimes or an interior enemy other times. 

2- Could you compare the policy towards Muslims in France and that in your country? 

I have been living in the UK for the last 15 years, where the state ideology and rhetoric are significantly different from our neighbors across the channel. Integration is not a term that commonly used in British politics any more. Multiculturalism is almost an official state policy, diversity is acknowledged but also celebrated. However not everybody is satisfied by this official version of the story. Some will argue that the British multiculturalism is a neo-liberal reincarnation of the good old British colonial method; divide and role. In this sense, diversity is not about acceptance but rather fragmentation. Within its war on terrorism, the British government has targeted its Muslim communities, put them under strict surveillance (teachers where encouraged to spy their pupils and report them), stripped some of its citizens of their basic rights, including right to citizenship. We can say that Islam is not constructed as a problem in the UK, but that has not prevented the British government from systematic violation of the Muslim community’s rights.

3-  What did you think of the international reactions to Emmanuel Macron’s islamophobic policy ?  

The tragic and terrifying attacks that took place in France recently have attracted worldwide empathy. However, what the French government found uneasy to accept is that this empathy does not mean necessarily supporting its Islamophobic discourse and practices. In addition to the overwhelming response from Muslim societies around the world, the French government might have felt abandoned by its western allies. The Canadian prime minister for example commented on the matter by saying: We owe it to ourselves to act with respect for others and to seek not to arbitrarily or unnecessarily injure those with whom we are sharing a society and a planet.

These comments were perceived as a criticism to the French government. Amnesty has issued a very harsh and strongly worded statement condemning the oppressive and double-standard French policies. The comments of the US & British media have angered both the French government and the local media. The recent confrontation between Macron and The New York Times is the last in a chain of embarrassing incidents. It is not surprising to read articles in French Newspapers saying things along these lines: why the US media misunderstood our secularism? Or how the Anglo-Saxon media misinterpreted our values, mistranslated us, etc. This sense of isolation and self-pity is significant and says a lot about how the French policies are viewed unfavorably around the world, even among the western allies. The US were busy with their own election, and the rest of western governments showed sympathy towards the French position but did not fully support its policies. Some because they do not agree with such policies and even criticised them openly. others do not want to get involved in France’s unnecessary damaging crusade.

The worldwide reactions to the recent events in France are partially linked to the French foreign policy in the middle east and Africa, the confrontation with Turkey in Libya and the Mediterranean in general. “Islam” has become another token in these diplomatic battles. The national French issue took a global scale since Macron stated that Islam is in crisis “all over the world”. But some governments also took advantage of the conflict. For example, the Egyptian regime exploited the situation to strengthen its oppressive practices, since the security apparatus positioned itself as the “defender of Islam”, and within one week 3 people have been arrested on charges of defaming religion.

In Egypt, I believe that the majority is not concerned with what is happening in France. Under an oppressive military regime, people lose control over their own lives and their locality, apathy towards what is happening elsewhere is not surprising. However, a lot of people were angered by insulting the prophet. With no doubt, the prophet as a symbolic centre of collective identity plays major role in politics of solidarity among Muslims. But my impression is that the Egyptian anger is concerned with “defending Islam” rather than standing by the Muslims of France.

The essentialisation of Islam takes place on all fronts. Macron sees Islam as one thing all over the world, a concept rather than a diverse set of communities, unique experiences and ever-changing ways of living. Some of the Muslim communities fell into the same trap, where Islam as a vague concept became the focus and Muslim become invisible. At the same time, there is a minority in Egyptian society that positions itself close to the French mind, a tiny minority but still vocal and influential. This could be simply seen as a Fanonian « black skins and white masks » phenomena where identifying its self with white culture is a sign of enlightenment and intellectual superiority. But that is not necessarily true. Or it might be only one aspect of the story. The local histories of political Islam and the bloody conflict with militant jihadists in the region are projected on the French situation and generalised to encompass all manifestations of Islam. In this way, there is no difference between ISIS and a sizable North African community in a European city. Islam is then once again an ideal concept, an essential one, problematic and pathological by nature. 

4- What message would you like to send to Muslims in France and to activists and organizations fighting against state racism ?

The struggle in which the Muslims of France found themselves is not separate from the struggle of disadvantaged social groups in France and in other places. From the indigenous movements in Africa, Asia and Latin America to the BLM in the US and Europe, there are so many differences but also some unifying factors. The right to be equal, yet different or putting it the other way around: the right to be different but still equal. The pursue of equality and dignity for all is also seeking a historical justice, where we should not stay imprisoned in the past, but also must not allow it to repeat itself. This very mission requires from us to be open to others, to their struggles as much as we are committed to ours. 

Shady Lewis Botros

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives, D’ailleurs, l’islamophobie d’ici. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.