L’exposé des motifs évoque des « faiblesses et des insuffisances » dans la lutte contre les discriminations, et semble admettre : 1) qu’il existe des discriminations (sans dire lesquelles), 2) qu’elles ne sont « pas assez combattues ». Mais l’exposé des remèdes contredit cette analyse. La situation des habitants des « quartiers et banlieues » qui a donné lieu aux révoltes de novembre n’est plus rapportée aux traitements discriminatoires qu’ils/elles subissent dans tous les domaines. Bien au contraire, car en fait les projets du gouvernement reviennent à présenter ces habitants comme responsables de leur situation. Les enfants y sont mal élevés par des parents qui communiquent avec eux en « bamboula » (selon M. Bénisti), avec le résultat qu’ils parlent un « français égorgé » (M. Finkielkraut), ce qui les rend bien sûr inemployables. Ces mauvais parents seront désormais étroitement surveillés et le cas échéant punis au porte-monnaie. Bien ou mal élevés, peu importe d’ailleurs ; les jeunes des « quartiers et banlieues » doivent être découragés d’ambitionner des études longues et dirigés vers les formations professionnelles courtes qui concorderaient mieux avec leurs aptitudes culturellement limitées. En pratique, c’est déjà le cas, mais cette fois c’est carrément la durée légale de la scolarisation qui est écornée de deux ans pour une mise en apprentissage précoce ; le tout couronné par un service civil censé corriger leurs tendances innées à la délinquance.
On profite de l’occasion pour libéraliser encore plus le pays et y créer des « zones franches » où les entreprises seront exonérées de charges fiscales et sociales. Plutôt que de pointer les véritables causes du taux de chômage (trois fois plus élevé que la moyenne nationale) des jeunes des quartiers populaires, le gouvernement l’attribue à l’absence…d’emplois « sur place ». Il contribue ainsi à masquer l’ampleur des discriminations raciales ; en l’occurrence, qu’une partie de la population est rejetée par le marché du travail pour la simple raison qu’elle est noire, arabe, musulmane ou qu’elle réside dans un quartier dit « à risques ». Dans sa forme définitive, le projet de loi a même renoncé à sanctionner sévèrement (25 000 euros d’amendes) les entreprises coupables de discriminations raciales comme il était envisagé dans sa version initiale : désormais, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) pourra tout au plus recommander aux préfets de prendre quelques sanctions administratives à leur égard. Les patrons racistes peuvent dormir tranquilles ! L’installation de « zones franches » signifie l’instauration d’une nouvelle clôture autour des quartiers populaires. Quartiers d’habitation ils devront devenir aussi des quartiers de travail : on ne sort déjà que difficilement de ces lieux privés de transports, désormais on n’aura plus de raison d’en sortir du tout. Ils seront transformés en réserves régies par un droit spécial, différent du droit commun et en particulier du droit du travail.
Alors que d’autres pays occidentaux reconnaissent l’existence chez eux d’une stratification sociale raciale ; qu’ils mettent en place des organismes et des plans de lutte contre ce qui est un système, et non la simple somme de comportements individuels, les gouvernements français, de gauche comme de droite avancent à reculons. Quand ils sont sommés par l’Europe d’engager des mesures contre les discriminations raciales, ils y résistent des quatre fers, obéissent à la lettre en violant l’esprit des directives, et tiennent un double langage. Ils associent une analyse d’autant plus lucide qu’ils sont dans l’opposition et veulent conquérir l’électorat issu de l’immigration – voir la déclaration de Léna, porte-parole du PS, sur la colonisation intérieure – à une absence criante de plans concrets une fois au pouvoir. Lorsque les victimes se révoltent, que ce soit en portant un foulard ou en brûlant des voitures, les partis gouvernementaux, de droite comme de gauche, oublient analyses lucides et promesses généreuses pour retrouver leurs bons vieux réflexes : quelques petites carottes (un ministre arabe, un préfet musulman…) pour faire patienter les uns et de nombreux coups de bâton pour faire taire les autres. La matraque dans une main, l’arsenal juridique dans l’autre, la République inégalitaire crée sans cesse de nouvelles lois d’exception pour des territoires d’exception. En consacrant les lieux où ils seront confinés de la naissance à la mort, ainsi qu’en fabriquant, dans le droit du travail, dans le droit pénal, dans le droit administratif, des niches réservées à certaines franges de la population en fonction de la couleur de leur peau ou de leurs origines, la République reconstitue, en métropole, le statut de l’indigénat qui consacrait la condition de non-citoyens, de sous-humains des populations colonisées.
Quelques semaines à peine après l’instauration du couvre-feu pour mater la révolte des quartiers populaires, le projet de loi sur l’égalité des chances dévoile la réalité de cette république : aux populations issues de l’immigration coloniale et postcoloniale, elle applique un traitement colonial. Trente ans de gouvernements racistes ont vidé de son sens le principe de l’égalité. Prendre à bras-le-corps les pratiques discriminatoires pour parvenir à une véritable égalité exige un travail d’études sur les expériences des autres pays, un effort de réflexion, et surtout la claire volonté d’aboutir. Ces éléments faisant cruellement défaut au gouvernement, nous nous engageons dans cette démarche avec toutes les forces qui souhaitent la mener avec nous.
Paris, Le 25 janvier 2006.