Qu’est-ce que l’islamisme ? Être historien(ne) à l’heure de la chute de l’européocentrisme

Nous publions aujourd’hui cette contribution du Dr. Marchella Ward, tirée de son intervention au sein de l’espace Malcolm X à la bourse du travail de Bobigny en juin 2025. Chella Ward est professeure en Études Classiques à l’Open University en Angleterre. Elle anime également le podcast du Re-Orient Journal, revue des Critical Muslim Studies.

On assiste à une perte du sens du terme « islamisme ». Ce phénomène se voit partout dans le monde, mais il prend une dimension particulièrement marquée en France, où on qualifie d’islamistes les sœurs qui saluent leurs voisines en disant Salaam alaykum, où on traite de terroristes des gamines qui portent des jupes longues dans les salles des écoles primaires, ou encore où on imagine que les Frères Musulmans se cachent derrière les comptes bancaires des snackbars gérés par des membres de notre communauté[1]. Cette dérive est également manifeste en Angleterre, où la plus grande proportion des dénonciations faites dans le cadre de la stratégie contre-terroriste britannique PREVENT concerne des jeunes de 11 à 15 ans (et pour 5% des enfants en bas âge, de moins de 10 ans)[2]. Le terme « islamisme » se retrouve transformé en une étiquette apposée par l’islamophobie étatique à chaque faciès représentant le Musulman ou la Musulmane, vidant ainsi le mot de sa signification.

On assiste à un évidement du terme « islamiste » et c’est nous, les historien(ne)s qui sommes les perdant(e)s. Et pas seulement nous, mais tous ceux et celles qui cherchent à construire un monde plus juste, au-delà de l’européocentrisme et de la suprématie blanche, un monde que l’on qualifie parfois décolonial, car comme le disait Frantz Fanon « la décolonisation, on le sait, est un processus historique »[3]. Nous savons depuis longtemps que pour construire ce monde, il nous faudra des outils, une « autre pensée »[4], ce que l’anthropologue David Graeber décrivait comme « agir autrement »[5]. Depuis des années nous avons cherché ces outils à gauche, dans le communisme, l’Internationale, l’anticapitalisme, dans la lutte des ouvrie(è)r(e)s et le marxisme. Nous les avons cherchés également dans les grands livres des universitaires qui se vantaient être décoloniaux, dans le féminisme, dans les mouvements queer et trans, dans les luttes des Noirs, et dans la résistance de nos frères et sœurs migrants face aux frontières meurtrières dont nos ennemis sont si fiers. Mais malgré ce travail remontant déjà à plusieurs siècles, cette « autre pensée » reste impensable.

Imaginons que tout cela ne soit pas un hasard. Imaginons que toute la peine exercée pour faire du mot « islamisme » un paria sans signification (sauf qu’il faut surtout éviter toute association avec) ait un but précis. Imaginons que cet évidement du terme coïncide avec la diffusion, dans certains cercles, d’une compréhension bien plus nuancée de l’islamisme en tant que « discours critique »[6]. Imaginons qu’au-delà du miroir occidental, « l’islamisme » désigne une tradition intellectuelle, politique et – je vais y arriver prochainement – historiographique érigée contre l’européocentrisme, que l’on cherche à entraver en vidant le mot de sa signification et en l’associant à une panoplie d’images sordides de destruction et de cruautés innombrables. Cet exploit d’imagination exige beaucoup de nous, car dans un monde « ivre de l’Occident »[7], l’idée que le mot « islamisme » puisse avoir une signification, voire même être utile sur le plan philosophique et historiographique dans la lutte pour un monde plus juste, non seulement pour les musulman(e)s mais pour nous tous qui nous trouvons en position de « damnés de la terre », est impensable[8].

La philosophe Julia Kristeva – mettons de côté sa propre Islamophobie bien documentée pour le moment – nommait cette position d’impensable « l’abject », qu’elle définissait comme une chose « au-delà du possible, du tolérable, du pensable »[9]. Elle employait pour métaphore de cet « abject » le sentiment d’aversion alimentaire, un dégout qui semble être primordial, intrinsèque, sans signification ou éclaircissement. Pour l’européocentriste, l’Islamisme est abject. Il suscite un dégoût, tout comme l’idée de manger des insectes (ou un fromage infesté d’asticots, ou de la viande de chien ou de cheval) est impensable pour ceux et celles qui n’ont pas l’habitude d’en manger. C’est un dégout ressenti viscéralement mais pas nécessairement réfléchi – toute autre manière d’agir est impensable. Mais ne serait-il pas possible que cette « autre pensée » que l’on cherche soit précisément dissimulée dans l’abject ? Et si pour démanteler l’européocentrisme, il nous fallait penser du point du vue de ce qui est, pour lui, abject et impensable ? Prenons un exemple qui nous ramène à l’Histoire.

Tout d’abord, il faut nous mettre d’accord sur le fait que personne – que ce soit « islamistes » ou islamophobes – ne dira que les islamistes n’ont aucun rapport avec l’Histoire[10]. Dans la panoplie d’images que l’Occident regroupe sous le nom « islamiste », une image se distingue : celle des sites archéologiques ou d’objets de l’Antiquité détruits par les islamistes. L’un des évènements le plus connus dans l’histoire de ce rapport entre les islamistes et l’Antiquité se déroule dans une ville en Syrie appelé Tadmur en Arabe, mais que les européocentristes préfèrent appeller Palmyre (d’après le nom donné par Pline l’Ancien au 1er siècle ap. J.C.). Personne n’ignore qu’en 2015, « Daesh » a détruit le temple antique à Palmyre. A la façon d’un grand deuil, des copies de ce temple ont été érigées dans plusieurs villes européennes, et des politicien(ne)s, historien(ne)s et autres personnages célèbres ont prononcé des éloges funèbres en hommage à cette ville ancienne qualifiée de « perle » et de « Venise du désert »[11]. Face à ce cirque médiatique qui s’embourbait dans la fameuse thèse du choc des civilisations pour expliquer cet acte, on aurait pu croire que c’était la première fois qu’un tel attentat était commis à Palmyre. Mais ce n’était pas le cas. Les membres de « Daesh » ne furent pas les premiers à détruire Palmyre. Ils furent les seconds. Ils suivaient les traces d’une destruction menée en 1929 par des archéologues français durant le mandat français en Syrie.

En 1929, les archéologues français avaient un problème. Les ruines classiques qu’ils cherchaient, qui servaient à justifier leur présence coloniale en Syrie, n’existaient pas. À leur place se trouvait une ville vivante et diverse, avec au centre une grande mosquée datant déjà de près d’un millénaire, et autour d’elle des maisons, des magasins, des écoles… Cette ville, les archéologues l’ont rasée, pour révéler l’Antiquité qui les intéressait, qui était cachée en dessous[12]. C’est dans ce contexte qu’on commence à avoir quelques repères pour comprendre la signification historique de la destruction de Palmyre par « Daesh ». Comprendre un acte de violence n’est pas du tout le même chose que de le soutenir ou le défendre. Mais le fait de vider le terme « islamisme » de sa signification empêche de voir cette destruction dans son contexte historique. Et c’est bien dommage pour ceux et celles qui veulent comprendre l’Histoire en dehors du prisme européocentrique.

Parce que peu importe que l’on soit d’accord avec la destruction ou pas (qu’elle ait été menée par « Daesh » ou par les archéologues coloniaux français, ces derniers n’ayant jamais été qualifiés de barbares ou d’iconoclastes pour leurs actes), il est clair que dans les deux cas il s’agit d’un champ de bataille historiographique qui pose la question : comment faut-il écrire le récit de l’Histoire ? Cet attentat nous fait comprendre que le récit de l’Antiquité classique repose sur la base de la destruction de la vie musulmane, et avec elle de son histoire. Si on pense – comme les médias occidentaux – que cet acte de « Daesh » est dû à une haine pathologique de l’Occident et à un manque de respect pour les antiquités intrinsèque au Musulman, on participe à cette occultation de l’Histoire (et même de la présence vivante) des musulmans sur laquelle repose l’hégémonie du récit historique colonial sur l’Antiquité classique. Regarder l’Histoire du point de vue de l’abject nous révèle que l’Histoire que l’on connait n’est pas neutre et qu’elle est le résultat, dans le cas de Palmyre, d’un combat entre l’historiographie coloniale et l’historiographie « islamiste », une historiographie que l’européocentrisme doit museler pour garder son hégémonie intellectuelle et épistémologique. 

Et une fois que l’on comprend que toute l’Histoire est façonnée par ce combat entre le pensable et l’impensable, on commence à constater que Palmyre n’est pas un cas isolé. En 2019, en Inde, le dieu hindou Rama a gagné un procès juridique à la suite de la célèbre attaque contre la Mosquée de Babur (Masjid Babri) en 1992.  D’après le verdict, même si la destruction de la mosquée n’aurait pas dû être tolérée, la logique de l’attentat – qui visait à détruire un lieu Musulman pour accéder à l’Antiquité présumée être en dessous – suffisait à justifier la destruction de la mosquée et la construction d’un temple hindou. Cette même logique historiographique est apparente dans les régimes islamophobes et européocentristes partout dans le monde actuel, de Palestine au Turkestan oriental, où chaque récit historique est organisé pour favoriser la suprématie blanche en diminuant l’Islam. Et c’est en adoptant cette vision globale (tout comme il faut voir l’Islamophobie de manière globale) et diachronique qu’on comprend mieux le projet européocentriste qui consiste à vider le mot « islamisme » de sa signification. Nous pouvons nous rappeler, pour nous assurer que nous ne nous sommes pas trompés de chemin, qu’avant d’écrire son grand œuvre L’orientalisme (1978), Edward Said avait déjà exploré des idées similaires sur la politique des récits des origines dans l’histoire dans son livre Beginnings (1975), même s’il n’avait pas encore enchainé avec sa trilogie sur l’islamophobie : Orientalism, The Question of Palestine (1979) et Covering Islam (1981)[13].

En transformant l’ « islamisme » en quelque chose d’abject et sans signification, on réduit l’Islam à une « religion » – une désignation que l’Occident a adoptée relativement récemment pour nommer l’Islam [14]. C’est ainsi que l’on divorce les Musulmans de leur propre Histoire, et qu’on leur supprime toute méthode, toute « autre pensée » historiographique qui pourrait les aider à la rétablir. « L’islamisme », alors, si l’historien(ne) avait le droit de le définir, serait une « autre pensée » émanant d’un Islam qui dépasse le cadre d’une « religion » dans laquelle l’européocentrisme a enfermé les Musulmans. Et bien que cet « islamisme » soit difficile à penser [15] en raison d’un européocentrisme omniprésent, le faire est nécessaire et existentiel, non seulement pour l’Histoire mais pour le présent et l’avenir, parce que la lutte contre l’islamophobie étatique meurtrière contemporaine se joue aussi sur le champ de bataille de l’Histoire – chose sur laquelle les « islamistes » et les impérialistes ont toujours été d’accord.

Marchella Ward

Ce texte a été inspiré de mon intervention lors du rassemblement Guerre à la Guerre en juin 2025. Je remercie tous ceux et celles qui ont organisé et participé à cette conférence, et nos frères et sœurs de l’Espace Souverain Malcolm X en particulier.


[1] Pour témoignage de ces évènements, consultez le rapport Nous commençons à répandre la terreur de Rayan Freschi, 2022, qui dévoile la politique antimusulmane d’« entrave systématique » menée par l’État français.

[2] D’après le rapport d’Amnesty International sur la stratégie PREVENT en 2024. Le rapport intitulé This is the Thought Police (2023) élargit le contexte de ces chiffres.

[3] Frantz Fanon (1961), Les damnés de la terre, je cite ici de l’édition publiée en 2002 par La Découverte, p. 40.

[4] « An other thinking », en Anglais – j’emprunte ce terme à Walter Mignolo, Local Histories / Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking, Princeton University Press, 2012. Mignolo a également employé ce terme ailleurs dans son œuvre, mais il développe ce concept de « raison post-Occidentale » dans la postface de ce livre.

[5] « Making otherwise », voir David Graeber, The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity and the Secret Joys of Bureaucracy, Melville House, 2015. Voir également son nouveau récit de l’histoire mondiale rédigé avec l’archéologue David Wengrow la veille de son décès, The Dawn of Everything: A New History of Humanity, Penguin Books, 2021.

[6] Comme le qualifiait la philosophe américaine Susan Buck Morss, et on pourrait citer également les ouvrages de Salman Sayyid et François Burgat à ce sujet. Voir Susan Buck-Morss (2006), Thinking Past Terror: Islamism and Critical Theory on the Left, Verso; Salman Sayyid (1997), A Fundamental Fear: Eurocentrism and the Emergence of Islamism, Zed Books; François Burgat (1998), L’Islamisme au Maghreb : la voix du Sud, Editions Karthala et (1995), L’Islamisme en face, La Découverte (et bien d’autres encore).

[7] C’est par cette phrase que j’essaye de traduire le mot gharbzadegi en Perse, « Westoxicated » en Anglais, de Jalal al-e Ahmad qui fait référence non seulement à l’Occident mais à ceux et celles qui le prennent comme seul et unique modèle. Ce terme a été popularisé par Jalal al-e Ahmad dans son livre de 1962, Occidentosis : A Plague from the West, mais il a été utilisé bien avant par Ahmad Fardid pour décrire le poids que la philosophie grecque faisait peser sur l’Islam (d’après Mehrzad Boroujerdi dans son livre Iranian Intellectuals and the West, 1996, Syracuse University Press).

[8] Frantz Fanon (1961), Les damnés de la terre, François Maspero.

[9] Julia Kristeva (1980), Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection, La Seuil, 1980

[10] Mohamed Ayoob a même désigné le fait de se « réapproprier le passé » comme « le cœur » de l’islamisme dans son article Political Islam : Image and Reality, World Policy Journal, 2004). Plus tard il a rédigé un livre sur ce sujet : The Many Faces of Political Islam : Religion and Politics in the Muslim World, University of Michigan Press.

[11] Ces appellations circulaient partout dans les médias à l’époque, mais voyez par exemple plus récemment Rubina Raja (2022), Pearl of the Desert : A History of Palmyra, Oxford University Press. Pour le surnom « la Venise du désert », voyez par exemple les critiques et revues suite à la publication du livre Palmyre : L’irremplaçable trésor de Paul Veyne, 2015, Albin Michel, y compris celle de Pierre Perrin intitulée ‘Palmyre, Venise du désert’

[12] Stephennie Mulder décrit ce phénomène dans son livre Imagining Antiquity in Islamic Societies (2022), Intellect Books. Voir aussi l’article écrit par Jen Baird, Zena Kamash et Rubina Raja: Knowing Palmyra: mandatory production of archaeological knowledge, Journal of Social Archaeology (2023).

[13] Edward Said: Beginnings : Intention and Method, 1975, Granta Books ; Orientalism : Western Conceptions of the Orient, 1978, Pantheon Books ; The Question of Palestine, Times Books ; Covering Islam, 1981, Routledge.

[14] Il n’y a pas longtemps, le mot « islamisme » désignait l’Islam non seulement comme religion mais également dans ses dimensions politiques et historiographiques, chose qui n’était pas du tout négativement connotée.

[15] J’emprunte cette formulation – en la déformant un peu – à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui disait dans un ouvrage très connu de 1962 que les animaux étaient bons à penser. Voir Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Presses Universitaires de France, 1962

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