Le sionisme n’est pas seulement en train d’échouer, il est en train d’être vaincu

« Cette atmosphère de violence, de menace, ces fusées brandies n’effraient pas et ne désorientent pas les colonisés. Nous avons vu que toute leur histoire récente les dispose à « comprendre » cette situation. Entre la violence coloniale et la violence pacifique dans laquelle baigne le monde contemporain il y a une sorte de correspondance complice, une homogénéité. Les colonisés sont adaptés à cette atmosphère. Ils sont, pour une fois, de leur temps. »

Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961

« Il y a un temps pour enterrer les morts, un temps pour fourbir les armes ; il y a un temps pour que le temps s’écoule à notre guise, pour que s’affermisse notre courage. Et c’est nous, nous, qui sommes les maîtres du temps. »

Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli, 1982

Israël est un projet failli, et pas seulement d’un point de vue moral. Je considère qu’il s’agit, à ce stade, d’un simple fait historique. Un Israël ayant normalisé son statut dans le monde et dans la région, gouvernant de manière stable les populations qui lui sont soumises, sans pratique de l’apartheid et de l’extension territoriale permanente, déclarant ses frontières, un Israël ne s’appuyant pas sur la violence discrétionnaire extra-légale des colons et une situation de guerre permanente, un tel Israël n’arrivera jamais. C’est déjà terminé. Il s’agit au mieux d’un vieux fantasme défraichi, mais mortel. Le genre de fantasme auquel on s’accroche plus par dépit que par véritable conviction. Dans un certain sens, qui mérite d’être précisé, nous vivons déjà dans le monde d’après cette possibilité, l’après Israël.

La persistance de la vie palestinienne et son refus de mourir et de disparaître font d’Israël un futur-passé. Et toute vision d’un mode de cohabitation non colonial en Palestine historique doit commencer par cette reconnaissance.

Ce que nous vivons aujourd’hui est la fin du sionisme. Il ne s’agit pas d’être optimiste. Les fins de partie coloniales peuvent durer longtemps ; elles sont presque toujours très brutales. Mais leur brutalité est déjà l’annonce de la défaite finale[1]. Les fins de partie coloniales se définissent par un éventail d’options de plus en plus réduit et par le fait que chaque mouvement mène exponentiellement plus vite vers la fin. La fin du sionisme n’est pas née simplement de la remontée à la surface des contradictions immanentes du projet israélien. Elle est née de la persistance d’un long siècle de lutte anticoloniale de la Palestine qui, au cours des deux dernières décennies, a représenté le défi le plus soutenu au pouvoir colonial depuis des générations, une nouvelle guerre de libération nationale.

A ce sujet, nous devrions être clairs et ne pas nous excuser : la guerre palestinienne de libération nationale pose un défi insoluble à l’ordre colonial. Le sionisme n’est pas en train d’échouer. Le sionisme est en train d’être vaincu.

La charge la tête la première d’Israël dans une campagne génocidaire frénétique à Gaza ne peut être comprise que dans le cadre de la trajectoire historique globale de la lutte pour la Palestine, qui atteint aujourd’hui un point d’inflexion. En d’autres termes, cette situation émerge de l’impasse fondatrice du projet sioniste. Le sionisme est dans une impasse parce qu’il est défini par la conquête permanente. C’est un projet qui, confronté à un arc de résistances, se retrouve bloqué dans le temps, incapable de dépasser son moment fondateur, incapable de rendre permanente et de finaliser la dépossession dans des régimes stables de propriété et de droit, incapable d’aller au-delà du passé. Les ordres politiques qui ne peuvent pas clore leurs moments fondateurs de conquête et reléguer la violence de cette conquête dans l’inconscient politique sont des ordres vulnérables. Ce sont des ordres instables.

L’objectif du sionisme, sa raison d’être, a toujours été l’établissement d’un Etat juif racialement pur ou majoritaire en Palestine, et pourtant il se retrouve aujourd’hui à gouverner et à diriger plus de sept millions de sujets palestiniens – plus de la moitié de la population qu’il contrôle – qu’il n’a ni l’intention ni la capacité d’absorber un jour en tant que membres de son corps politique national. Il s’agit tout simplement d’une contradiction irréductible. Du point de vue de l’État racial, il s’agit d’un désastre immunologique qui non seulement signifie que l’État doit rester formellement ou légalement défini en termes raciaux (et ne peut jamais passer aux dispositifs d’égalité formelle de la démocratie libérale), mais qui le condamne également à une répétition constante de la violence de la conquête. Dans le sens historique à long terme – et c’est précisément ce sens et cet horizon temporel qui s’imposent maintenant – le sionisme n’a que deux options devant lui : l’égalité (et donc l’auto-négation) ou le génocide. Le fait qu’il opte si clairement pour le génocide souligne à quel point l’élimination des Palestiniens est le maître-désir du sionisme, l’objet premier de sa pulsion.

Du point de vue d’un projet de colonisation en panne, le génocide n’est ni irrationnel ni simplement motivé par la vengeance. Pour le sionisme, il s’agit d’un retour correctif sur une voie bloquée. Il est réclamé à cor et à cri et ressenti comme une nécessité vitale parce qu’il pourrait permettre de sortir de l’impasse, de relever le défi. En vérité, le génocide n’est jamais loin de la surface dans les ordres coloniaux. Et bien qu’il ne soit que l’un des nombreux instruments d’élimination et de négation de l’identité indigène (à côté de l’éloignement, de l’assimilation, de la citoyenneté indigène), historiquement parlant, il remonte à la surface lorsque la frontière est encore ouverte et mise à l’épreuve.

En Palestine, le génocide, même compris dans les limites étroites de la convention de l’ONU, non pas comme le massacre d’individus (ce qui est plus rare) mais comme la destruction intentionnelle de la capacité d’un peuple à exister, a toujours été la condition de possibilité du sionisme politique – la Nakba a été à bien des égards un cas clair de génocide, même si elle ne peut toujours pas être nommée comme telle[2]. Mais le fait que le génocide en tant qu’événement revienne, qu’il passe d’une logique latente à une logique actualisée, est un effet de la magnitude du défi posé par la nouvelle guerre de libération de la Palestine à un projet de colonisation déjà bloqué.

C’est précisément ce sentiment que le moment est à la fois impasse/frustration et issue/liberté pour le régime colonial qui explique l’intensité de la volonté génocidaire ouverte dans la société et l’État israéliens. Je veux parler ici des appels quasi quotidiens à aplatir, à effacer, à niveler, à achever ; ou dans un langage qui indexe plus directement les angoisses immunologiques d’un ordre racial menacé : effacer (l’mchok) ou purifier/désinfecter (l’tahir) ; ou, peut-être plus révélateur encore, dans un langage qui code l’incitation en appels à l’achèvement de la conquête fondatrice : « Nakba 2.0 », « déploiement de la Nakba de Gaza », « deuxième guerre d’indépendance ». Ce double sentiment d’impasse et de sortie est également présent dans les affects si régulièrement affichés sur les réseaux sociaux israéliens autour des images de mort et de destruction à Gaza : la joie, la moquerie, la rancœur, la cruauté, le besoin d’humilier. Il est difficile d’expliquer autrement la quantité tout à fait excessive d’images et de vidéos circulant de soldats pillant les maisons, gaspillant la nourriture, se moquant des jouets des enfants morts ou déplacés, ou posant avec les sous-vêtements des femmes mortes ou déplacées. Cet effondrement généralisé de la barrière répressive et de l’inhibition dans le discours ne peut s’expliquer simplement par la nouvelle permissivité du désir tabou ; c’est aussi un effet des frustrations profondes de la pulsion libidinale rabougrie de ce projet, car elle est contrôlée par un peuple qu’elle « sait » être inférieur de toutes les manières possibles, et qu’elle ne peut pourtant pas vaincre de manière décisive, mais qu’elle peut maintenant humilier et punir.

Des frustrations qui se traduisent encore aujourd’hui par l’omniprésente réplique selon laquelle il ne s’agit pas vraiment d’un génocide car « s’il le voulait, Israël pourrait effacer Gaza de la surface de la terre ». Une réplique qui, bien sûr, ne fait que trahir à quel point les partisans d’Israël veulent précisément cela, mais sont incapables (pour l’instant) d’y parvenir.

Ce mélange de frustration et de liberté est aussi la seule façon de comprendre la nature de la violence totale et frénétique qui s’est abattue sur Gaza. Une violence que l’on qualifie souvent d’aveugle mais qui est en réalité ciblée et intentionnelle et qui vise non seulement à une destruction généralisée mais aussi à la base même de la vie collective habitable. Une violence qui comprend l’imposition d’un siège total, la création active de conditions de famine et de maladies épidémiques, et des exécutions sommaires massives[3]. Comment comprendre autrement l’anéantissement de la plupart des logements de Gaza et la démolition d’immeubles entiers par le corps d’ingénieurs de l’armée après les combats ? Ou les centaines de bombes de 2 000 livres, qui comptent parmi les plus grosses munitions conventionnelles au monde et qui tuent ou détruisent tout ce qui se trouve dans un rayon de quelques centaines de mètres, larguées non seulement sur des quartiers densément peuplés, mais aussi sur les quartiers désignés comme « zones de sécurité » ? Ou la dévastation systématique de l’ensemble du système de santé publique à Gaza, presque tous les hôpitaux ayant été assiégés, envahis ou bombardés à plusieurs reprises, et deux hôpitaux, dont Al Shifa, le plus grand de la bande, ayant été transformés en camps de la mort[4] ? Ou les plus de 80 attaques contre la distribution de l’aide humanitaire[5] ? Ou l’effacement total des universités, des municipalités, des bibliothèques et des archives ? Ou le ciblage systématique des classes professionnelles de Gaza, de ses médecins, de ses praticiens, de ses journalistes, de ses universitaires, de ses poètes et de ses écrivains ? La ville de Gaza, dernière ville côtière de Palestine et centre de l’infrastructure vitale de la bande, a été pratiquement détruite.

Cette production active de l’inhabitable, cette volonté de décombres, ne peut être expliquée simplement par une « soif de sang » ou une vengeance passagère. Elle doit être comprise, historiquement et affectivement, comme la libération d’énergies exterminatrices longtemps refoulées qui, au moment de la plus grande vulnérabilité du projet, se sentent libres de poursuivre l’objet menaçant de leur désir.

Le temps de l’initiative/Zaman al-Mubadara

Pourtant, ce serait une erreur de lire la conjoncture uniquement du point de vue d’un ordre colonial qui se sent assiégé et cherche une issue. Une lecture plus approfondie doit reconnaître qu’à un certain niveau, ce siège – le siège de la forteresse, le siège des sièges – est réel et pas seulement le produit des fantasmes narcissiques d’une société coloniale craignant sa propre vulnérabilité et son propre renversement. En d’autres termes, ce n’est pas simplement qu’Israël, comme tout ordre colonial, est hanté par la perspective de la réversibilité des rapports de force, mais que ce renversement est devenu, au cours des deux dernières décennies, de plus en plus possible, voire probable.

Le régime sioniste a géré ses contradictions au cours des deux dernières décennies (depuis l’effondrement de la façade d’un « processus de paix » allant de l’avant) essentiellement en attendant le bon moment et en gérant les conflits de manière meurtrière dans une temporalité suspendue : siège, contre-insurrection permanente, arrestations et détentions massives, approfondissement de l’apartheid et de la ségrégation, pacification économique et économie de l’aide humanitaire, et recours à des formes d’autorité autochtone sur le modèle des bantoustans. A Gaza, cela s’est accompagné de campagnes régulières de bombardements et de massacres qui ont été présentés par l’Etat colonial comme une manière de « tondre la pelouse », révélant par là non seulement la banlieue américaine idyllique au cœur de l’image de soi pourrissante d’Israël, et sa perception de la vie palestinienne comme une nature muette et indisciplinée, mais aussi la nature tout à fait banale et répétitive que cette violence a pour ses orchestrateurs : tondre la pelouse se fait de manière routinière et sans avoir à trop réfléchir.

Mais le problème, c’est que les formes de résistance ne restent pas immobiles, elles se développent et gagnent en profondeur, en pénétration et en sophistication d’année en année. Les deux dernières décennies ont vu la croissance la plus prononcée du mouvement de libération palestinien depuis la fin de la révolution palestinienne dans le siège de Beyrouth en 1982, et la capture de ses principaux partis politiques pour en faire les facilitateurs effectifs de l’occupation israélienne en Cisjordanie une décennie plus tard. Cela apparaît clairement si l’on considère les formes de résistance dans leur gamme complète et globale : l’activisme, la campagne de boycott et de désinvestissement, les formes soutenues d’action directe, la croissance du mouvement de solidarité palestinien et les liens approfondis avec les partis de gauche, les syndicats et les mouvements de libération des Noirs et des Indigènes dans le monde, et la lutte armée en Palestine et dans la région.

C’est la lutte armée et son enracinement dans des formes de vie résistantes qui restent illisibles ou inaccessibles à tant d’observateurs contemporains. Et pourtant, il n’y a aucune chance de saisir cette conjoncture sans la lire dans l’arc historique d’une nouvelle guerre de libération nationale qui a commencé à poser des défis insurmontables à la logique même du pouvoir des colons en Palestine. Un arc qui commence avec la libération du Sud-Liban en 2000 – un événement d’une importance historique singulière, puisque c’est la seule fois qu’une terre a été libérée de l’occupation israélienne sans une reconnaissance plus large de l’État israélien – et qui comprend la déroute de l’armée israélienne lors de la guerre de 2006 au Liban, et les capacités croissantes de la résistance palestinienne à Gaza lors des guerres de 2008/9, 2014 et 2021. Ces événements ont été renforcés par la Grande Marche du Retour en 2018, une vague de protestations populaires qui a remis en cause le siège de Gaza mais qui a été accueillie par une violence meurtrière écrasante, et par l’Intifada de l’Unité en 2021 qui a vu, pour la première fois depuis une génération, une mobilisation simultanée dans toutes les parties de la Palestine historique. L’Intifada de l’Unité a également été le point de départ d’une nouvelle organisation de la résistance armée en Cisjordanie en zones d’autodéfense autour des principaux camps de réfugiés.

Si le projet colonial a cherché, au cours de cette période, à arrêter le temps dans ce qu’un conseiller politique israélien de haut rang a présenté en 2004 comme une solution de formaldéhyde qui « gèlerait le processus politique »[6], les factions de la résistance ont cherché à créer et à ouvrir le temps, à fixer ses rythmes et ses tempos, dans ce qu’elles appellent « le temps de l’initiative ».

Pourtant, il subsiste, même parmi ceux d’entre nous qui se consacrent à la libération de tous les peuples de la Palestine historique, une certaine incapacité ou impréparation à lire cet arc historique, à reconnaître son historicité. Une incapacité qui découle, d’une part, d’une incompréhension ou d’un oubli de ce que sont les guerres anticoloniales de libération nationale, à tel point qu’on nous dit souvent, d’une manière qui internalise une mythologie de la suprématie militaire israélienne, que la lutte armée ici est futile, contre-productive ou, au mieux, symbolique. Une incapacité découlant, d’autre part, de la capture de nos grammaires par des politiques libérales de respectabilité et de reconnaissance fondamentalement incapables de traiter la violence politique anticoloniale autrement que dans des cadres moraux plats qui privilégient invariablement le pouvoir de l’État et réifient les catégories juridiques de l’histoire coloniale.[7]

Ici, la lutte armée n’est lue qu’au moment où elle transgresse une limite morale, et nous aboutissons à une sorte de désaveu moral performatif qui enferme des luttes anticoloniales entières dans les pathologies du sadisme et de la vengeance (à quelques pas seulement du langage de la « barbarie » et de la « sauvagerie »). Cette incapacité fait que de larges pans de la gauche mondiale semblent incapables de rendre justice à leur propre histoire révolutionnaire dans le présent.

Il s’agit là de deux graves erreurs. Le pouvoir de la guerre de libération nationale anticoloniale ne réside pas dans une confrontation finale décisive. Il y a rarement une bataille finale ou une prise d’assaut du palais. Il s’agit d’un bouleversement progressif des modalités de domination de la puissance coloniale ; sa temporalité est la longue durée et ce n’est jamais une simple question d’arithmétique matérielle. Il s’agit toujours d’ouvrir des possibilités politiques en bouleversant les rapports de force – c’est donc une logique de guerre fondamentalement différente de la guerre coloniale génocidaire[8]. Mais ici, nous devons comprendre la particularité du pouvoir colonial pour en saisir les enjeux.

La logique d’organisation la plus primaire de l’ordre colonial est la séparation. Cette séparation n’est pas simplement physique ou spatiale. Elle est ontologique et psycho-affective. Il s’agit d’une séparation entre le sujet et l’objet, entre le corps vivant et les « corps-objets » qui l’entourent[9]. Le colonialisme prend donc les intimités, les corps, le travail, la terre, les énergies et les présences indigènes enchevêtrées, et les constitue en domaines séparés, leur refusant toute forme de mutualité ou de communauté.

L’exercice de la domination coloniale, à son tour, repose fondamentalement sur la logique de non-réciprocité. Il s’agit d’une capacité à exercer une violence constante et pénétrante dans la société autochtone sans que le cœur de la vie coloniale ne soit touché, sans aucune forme de réponse en retour. Son essence n’est pas simplement qu’elle est brute et arbitraire, mais qu’elle est intouchable. C’est ainsi qu’il déshumanise, parce qu’il refuse toute forme de mutualité au point même de l’intimité, précisément là où il s’immisce le plus profondément dans l’intégrité corporelle. Essentiellement, dans les termes tactiles par lesquels le pouvoir colonial se comprend et s’impose, c’est la capacité de toucher et de ne pas être touché en retour. En Algérie, c’est précisément cette logique qui a permis de relier le régime de torture systématique à la volonté de dévoiler les femmes algériennes ; tous deux ont été compris comme faisant partie des pratiques contre-insurrectionnelles et civilisatrices qui cherchaient à toucher la profondeur des intériorités intimes des indigènes – corporelles, psychiques, domestiques, familiales – à partir d’une position qui excluait tout contact en retour.

Dans un ordre colonial, cette intouchabilité doit s’étendre au corps social dans son ensemble. Le corps du colon et le corps politique du colon sont co-constitués dans la violence de l’immunisation. Et ce que nous pouvons considérer comme le contrat social des colons est précisément construit sur cette (non-)relation : un noyau de bonne vie de colons à l’intérieur des terres qui reste intact même si la frontière coloniale élastique est un espace de violence totale et de ruine. Gaza, camp de concentration de réfugiés dépossédés qui peuvent être tués à volonté, est la condition tacite de Tel Aviv, ville mondiale décontractée à l’architecture Bauhaus et à la vie nocturne. Mais la structure ne fonctionne que si le régime de violence est incontestable et inconditionnel.

Cette non-réciprocité inconditionnelle est la raison pour laquelle, pour l’ordre colonial, tout acte de résistance, armé ou non, est considéré comme violent. Parce que chaque acte de résistance remet en question cette division entre le surhomme intouchable et le sous-homme jetable (dans les termes de Fanon, la résistance les humanise mutuellement). La violence coloniale, à son tour, doit être entièrement excessive. Tous les débats sur la proportionnalité menés par des personnes croyant encore dans le droit international passent complètement à côté de l’essentiel.

Lorsqu’elle est contestée, la puissance coloniale n’a d’autre choix que d’être totalement disproportionnée

Elle doit bombarder des quartiers. Non pas pour des raisons militaires, mais parce qu’elle doit constamment s’efforcer de rétablir la non-réciprocité. C’est pourquoi l’Etat israélien conçoit le rétablissement de la dissuasion comme un exercice de destruction. Il mesure ses réalisations politiques à l’échelle des décombres. Il exprime son esthétique politique dans la diffusion d’images de ruine presque sublimes. « Gaza », leçon d’anéantissement total, doit être médiatisée et diffusée sur tous les écrans. L’échelle et la portée de la destruction doivent être si sévères, si totales et si visibles qu’elles réimposent le fait de l’intouchabilité du souverain colonial dans la conscience même des objets de sa violence. L’objectif déclaré de nombreuses campagnes de bombardement israéliennes à Gaza, à savoir « rétablir le calme », est exactement un euphémisme pour cette non-réciprocité : les périodes de « calme » sont celles où l’État colonial peut tuer, emprisonner, déposséder et déplacer sans riposte.

Les vingt dernières années de lutte ont remis en cause cette logique, et l’ont même bouleversée par endroits. Rien qu’à Gaza, les réalisations ont été immenses. Un peuple de réfugiés chassé de chez lui, campé, occupé militairement pendant des décennies et entièrement assiégé dans une minuscule bande de terre côtière plate sans une seule montagne ou vallée, sans jungle ni forêt, et régulièrement bombardée depuis les airs, a été capable de percer le ciel et les profondeurs souterraines d’un État de garnison doté d’armes nucléaires. D’une manière très concrète, Gaza a, par moments, inversé la logique du siège. Ils ont même pris les munitions larguées sur leurs maisons et les ont utilisées pour la fabrication d’armes et l’autodéfense. Lorsque certains disent que dans la lutte anticoloniale « chaque balle est une balle retournée », à Gaza ce n’est pas une métaphore.

En d’autres termes, ils ont institutionnalisé une base de connaissances indigènes accumulées et une capacité d’organisation. Lorsque, dans les premiers jours du siège, les factions de la résistance ont tiré des roquettes que tout le monde a qualifié de « primitives », les gens se sont empressés de souligner que cela ne justifiait pas l’intensité du bombardement israélien, que les roquettes étaient en fait une sorte de « feu d’artifice » et qu’il valait mieux les considérer comme « symboliques ». Ce n’est pas le cas. Le régime colonial l’a compris beaucoup plus clairement : la moindre perspective d’une capacité indigène à développer une technologie militaire, aussi « primitive » soit-elle, constitue une menace pour la logique de non-réciprocité. Telles sont les capacités qui définissent les termes de la bataille aujourd’hui. Entièrement soumise à un blocus presque total de tous les côtés et privée d’un seul pouce de profondeur territoriale ou de lignes d’approvisionnement à l’arrière, la résistance palestinienne a développé une capacité à affronter et à repousser les colonnes d’invasion blindées de l’une des armées les mieux équipées et les plus impitoyables au monde, pendant des mois de guerre.

Il est difficile de trouver un précédent historique à ce que la résistance à Gaza a réalisé et obtenu jusqu’à présent. Les Algériens avaient leurs lignes de ravitaillement à travers la Tunisie de Bourguiba et les montagnes de l’Atlas à l’intérieur du pays ; les Vietnamiens avaient la Chine maoïste et le Cambodge et des hectares de jungle dense. Les Palestiniens de Gaza ne disposent d’aucune profondeur territoriale, si ce n’est de leur propre résistance et de leur ingéniosité. Quoi qu’il arrive, il est incontestable à mes yeux que les batailles menées contre ce génocide finiront par être reconnues historiquement au même titre que les grands exploits de l’histoire anticoloniale, que la bataille de Dien Bien Phu ou, d’ailleurs, que la bataille de Bint-Jbeil lors de la guerre de 2006 au Liban, même si nous n’avons pas encore le langage pour en parler.

Pourtant, il n’y a pas de bataille finale ici. Aucun équivalent de la chute de Saigon ou de la prise d’assaut de Santa Clara ne se profile à l’horizon. Les Palestiniens ne pourront jamais exercer une violence d’une ampleur comparable à celle dont dispose l’État colonial. Mais ce qu’ils peuvent faire, c’est refuser l’ordre de non-réciprocité colonial. Ils peuvent s’ouvrir et gagner du temps dans une guerre de libération nationale qui empêche l’ordre colonial de sortir de l’impasse. Il convient de rappeler ici que le fondement de toute guerre de libération nationale est la capacité des gens ordinaires à continuer à rejeter les termes de la défaite et à insister sur la vie à tout prix. Cette insistance se retrouve dans la mère qui enterre son enfant mort dans une fosse commune et qui, dans le même instant, déclare qu’elle ne bougera pas de là ; elle se retrouve dans l’image d’un jeune homme extrait des décombres, le visage à peine discernable sous la couverture grise de la poussière, emmené sur une civière, qui, d’une manière ou d’une autre, trouve la force de s’asseoir et de faire le signe de la victoire ; Elle est là, dans les médecins qui refusent de quitter leurs patients alors que la mort inéluctable les guette ; elle est là, dans le vieil homme qui revient habiter les ruines de sa maison sous une tente de fortune afin de rechercher les corps de ses enfants et petits-enfants sous les décombres. Au printemps 2024, l’armée israélienne a réinvesti les zones du nord de Gaza qu’elle prétendait avoir libérées, non pas parce que les factions de la résistance restaient debout, mais avant tout parce que les gens insistaient pour revenir habiter dans les ruines.

Cette insistance sur la vie habitable et ses rythmes ordinaires – c’est-à-dire le refus du terrain vague que le sionisme a toujours cherché à engendrer en Palestine – est la base du défi plus large lancé au régime des colons. Il n’y a rien de romantique là-dedans ; il ne s’agit pas d’en faire une image d’héroïsme sacrificiel. Nous savons mieux que quiconque que les images d’une résistance armée puissante et purement désintéressée sont déficientes. Elles nous ont déjà déçus. Le chagrin est incommensurable et rien ne peut le replier sur un plan symbolique. Mais retirer ce chagrin de la temporalité d’une guerre de libération, c’est le soustraire entièrement à la signification politique, c’est le rendre dans le seul langage que le libéralisme autorise : une blessure strictement personnelle. La communauté politique palestinienne, en revanche, a toujours reposé – par pure nécessité mais avec des effets politiques – sur sa capacité à transformer le deuil en défi.[10]

Ce sont des formes de lutte totalement illisibles pour la plupart des libéraux de gauche en Occident. Et pourtant, une grande partie du plaidoyer contemporain en faveur de la Palestine reste fondé sur l’idée que la lutte palestinienne pour la libération ne sera couronnée de succès que si nous faisons appel à certaines conventions de reconnaissance ou de légitimité occidentales. Cette interprétation erronée aurait dû être la première victime de cette guerre génocidaire.

Le problème n’est pas de savoir comment nous formulons ou articulons nos demandes de liberté ; c’est que la demande même de liberté palestinienne est fondamentalement répréhensible[11]. Aucun discours politique ne parviendra à occulter cela. Même dans notre mort massive, notre humanité est niée ; même en tant que nombres anonymes, nous sommes sujets à la suspicion. Nous sommes et avons toujours été exclus de cette humanité. Ce n’est pas simplement que notre vie est évaluée différemment, c’est qu’elle n’a aucune valeur.

Aucune démonstration d’innocence raciale, aucun refrain de condamnation ne nous permettra d’adhérer au club

Au mieux, les formations de la gauche libérale occidentale peuvent considérer les Palestiniens comme de justes victimes, mais jamais comme des acteurs historiques capables et légitimes à mener une guerre de libération nationale. Les alliés que nous avons gagnés, nous les avons gagnés non pas en appelant à la reconnaissance, mais en refusant de plier et de mourir, en situant notre lutte, et les principes de cette lutte, dans les histoires et les héritages mondiaux de l’anticolonialisme révolutionnaire.

Il ne s’agit pas d’éluder la question des limites éthiques de la violence anticoloniale, ni d’insinuer que ces limites n’ont pas été franchies dans l’histoire de l’anticolonialisme palestinien, ni même qu’elles n’ont pas été franchies lors de l’opération du déluge d’al-Aqsa le 7 octobre. Et encore moins que ces violations ne devraient pas être prises en compte et critiquées. Les Palestiniens ont longtemps réfléchi à ces questions et s’y sont attaqués, non pas dans le cadre d’un exercice de relations publiques, mais dans celui de leur propre dialogue politique. Car ces limites, les colonisés ne les doivent pas à leurs collaborateurs, ni aux rédacteurs des revues occidentales, ni à l’objet mythique qu’est la communauté internationale. Les colonisés se les doivent à eux-mêmes, et seulement à eux-mêmes ; ils les doivent aux horizons d’avenir et de cohabitation que leur lutte réalisera, au monde dont leurs enfants hériteront.

L’appel de Fanon à la fin des Damnés de la terre à « quitter cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde »[12] n’a jamais été aussi urgent. Il n’a jamais été aussi réalisable.

Israël est l’avant-poste régional d’un ordre impérial qui vacille. Le Yémen, l’un des pays les plus pauvres de la planète, traverse les océans et défie les empires pour se joindre à la lutte. L’Afrique du Sud renverse le droit international, violant les frontières coloniales tacites autour de l’accusation de génocide[13]. Mais plus encore, des millions de personnes dans le monde sont interpellées par la violence génocidaire à Gaza ; des millions de personnes sont interpellées par cette violence et s’y reconnaissent. En regardant Gaza, ils voient non seulement cent ans de colonisation en Palestine, mais aussi les cinq cents dernières années de domination coloniale raciale euro-américaine.

La campagne à Gaza ressemble à une répétition condensée de toutes les guerres coloniales de l’histoire et en porte toutes les marques : écrasement de peuples dépossédés et assiégés par une puissance militaire dominatrice au nom de l’autodéfense et de la « civilisation et des valeurs occidentales » ; démonologie et lexique de la sauvagerie, de la zoologie et de la bestialité ; dévaluation de la vie dans des taxonomies raciales qui définissent la jetabilité des uns comme condition de la valeur des autres ; présentisme et le refus de toute revendication d’un passé historique ou d’une injustice historique. Tous ces éléments sont immédiatement reconnaissables pour des millions de personnes dans le monde, non seulement comme la persistance d’un passé et d’une histoire communs, mais aussi comme le signe inquiétant d’un avenir imminent sur une planète qui se réchauffe et dont on nous répète qu’elle est « surpeuplée ».

En ce sens, la Palestine est l’archive vivante de notre avenir. Mais c’est aussi le nom d’une conscience planétaire renouvelée. Elle est à l’origine du plus grand mouvement étudiant mondial depuis des générations, des plus grandes manifestations d’internationalisme de gauche que l’Occident ait connues depuis des décennies, et probablement des plus grandes mobilisations d’activisme juif antisioniste que l’Amérique ait jamais vues. Ces gains n’ont pas été obtenus malgré la guerre de libération de la Palestine, mais grâce à elle ; sans le défi de l’anticolonialisme de la Palestine, sans la capacité à renverser la logique coloniale de la domination et à refuser l’ensemble de l’arrangement impérial, tout cela serait sans intérêt. Aucune des avancées diplomatiques, juridiques ou idéologiques n’aurait été réalisée sans la lutte armée, qui a permis de s’assurer qu’il y avait encore quelque chose sur le terrain qui valait la peine d’être défendu.

C’est également l’impasse dans laquelle se trouve le sionisme. Sa dépendance totale à l’égard du patronage impérial n’a jamais été aussi claire. Mais il en va de même pour sa fonction de pilier à la fois moral-idéologique et géopolitique-militaire d’un ordre capitaliste impérial dominé par les États-Unis qui s’effondre, et est prêt à recourir au génocide pour maintenir cette fonction opérationnelle. Les enjeux de la conjoncture sont donc mondiaux et ne pourraient être plus grands – la Palestine est partout parce qu’elle désigne un sujet politique d’émancipation universelle radicale.[14]

Si le sionisme en est venu à représenter les « droits » du colonialisme de peuplement et de l’ethnonationalisme partout dans le monde, c’est-à-dire les droits de refuser toute forme de prise en compte de l’injustice coloniale et de la violence dépossessive en cours partout dans le monde, alors la guerre de libération de la Palestine porte aujourd’hui l’idée anticoloniale à l’échelle mondiale.

Si le sionisme est devenu l’un des points qui rassemblent et exposent les profondes affinités électives entre le libéralisme et fascisme, alors la Palestine a pour tâche non seulement de réactualiser l’héritage commun de l’histoire révolutionnaire là où personne d’autre ne le fera, mais aussi de l’amener dans le temps vécu, dans le « temps de l’initiative ». C’est un poids à la fois terrible et magnifique à porter.

Nasser Abourahme

Nasser Abourahme est professeur adjoint d’études moyen-orientales et nord-africaines au Bowdoin College aux Etats-Unis. Article original publié en anglais sous le titre « In tune with their time » dans le dernier numéro de Radical Philosophy.


[1] Joseph Massad, ‘Why Israel’s savagery is a sign of its impending defeat’, Middle East Eye, 16 Avril 2024.

[2] Martin Shaw, ‘Palestine in international historical per- spective on genocide’, Holy Land Studies 9:1 (2010): 1–24.

[3] Al–Jazeera, ‘Civilians sheltering inside a Gaza school killed execution–style,’ 13 Décembre 2023

[4] Seraj Assi, ‘Israel’s horrific massacre at Gaza’s largest hospital’, Jacobin, 3 Avril 2024

[5] Forensic Architecture, ‘Attacks on aid in Gaza: Preliminary findings’, 4 Avril 2024

[6] Mouin Rabbani, ‘Israel mows the lawn,’ London Review of Books, Vol. 36 No. 15, 31 Juillet 2014.

[7] Samera Esmeir, ‘To say and think a life beyond what set- tler colonialism has made’, Mada Masr, 14 Octobre 2023

[8] Bikrum Gill, ‘Two logics of war: Liberation against genocide’, Ebb Issue 1, Janvier 2024.

[9] Achille Mbembe, ‘The society of enmity’, Radical Philosophy 200, Nov/Dec. 2016, 25.

[10] Abdaljawad Omar, ‘Can the Palestinian mourn?’ Rusted Radishes,14 December 2023,

[11] Steven Salaita, ‘Down with the Zionist entity; long live the “Zionist entity”’, 23 May 2024,

[12] Fanon, ibidem.

[13] Darryl Li, ‘The charge of genocide’, Dissent, 18 January 2024,

[14] Jodi Dean, ‘Palestine speaks for everyone’, Verso Blog, 9 April 2024

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