Helmi Sharawy et la critique des paradigmes raciaux et coloniaux dans les études africaines en Egypte

Pourquoi est-il communément admis que la plupart des Égyptiens ne se considèrent pas comme des Africains ? Nous publions aujourd’hui cette traduction d’un article du chercheur Zeyad el Nabolsy[1] publié en 2021, deux ans avant la mort de celui sur la pensée duquel porte ce texte, Helmi Sharawy, survenue en 2023 et regrettée par l’organisation panafricaine dont il fut militant jusqu’au bout, le CODESRIA. Le texte qui suit vise à présenter la perspective de cet ancien agent de liaison entre le gouvernement égyptien et les mouvements de libération africains sur les études africaines en Egypte et les paradigmes raciaux et coloniaux qui y agissent.

Cet article vise à comprendre comment les études africaines en Égypte ont été influencées par le préjugé d’une différence essentielle entre « l’Égypte » et l’Afrique du Nord, d’une part, et « l’Afrique subsaharienne » de l’autre. Il est communément admis que la plupart des Égyptiens ne se considèrent pas comme des Africains. Dans cet article, je cherche à explorer la manière dont les études africaines en Égypte ont été façonnées par cette conception populaire de soi, et comment cette dernière a été influencée par les discours académiques. J’y discute les origines coloniales et raciales des études africaines modernes en Égypte. J’y souligne également l’importance de l’existence d’un discours contre-hégémonique, incarné par la vie et l’œuvre d’Helmi Sharawy. Helmi Sharawy est aujourd’hui à la tête du Centre de recherche arabo-africain du Caire, et il a été politiquement actif pendant la période nassérienne en tant qu’agent de liaison entre le gouvernement de Nasser et les divers mouvements de libération africains qui ont établi des bureaux au Caire pendant cette période. Ce qui est particulièrement important dans la vie et la pensée de Sharawy, c’est que sa critique des études africaines égyptiennes a été élaborée en dehors de l’académie ; elle est le produit de son travail autodidacte combiné à son immersion dans les luttes politiques. Je soutiens que nous pouvons identifier dans le travail d’Helmi Sharawy une critique des paradigmes raciaux et coloniaux qui ont survécu dans les études africaines égyptiennes contemporaines, une critique que je relie aux débats sur le racisme dans la société égyptienne.

Autodidactisme et études africaines en Égypte dans les années 1950 et 1960

Les tentatives d’étude sérieuse de la pensée sociale et politique africaine (et des mouvements politiques et sociaux africains) se sont heurtées à d’énormes obstacles au sein de l’académie égyptienne dans les années 1950 et 1960. Par exemple, lorsque Sharawy a proposé d’étudier Nnamdi Azikiwe et le mouvement de libération nationale au Nigeria dans le cadre de son mémoire de maîtrise, les membres de la faculté se sont moqués de lui[2]. Ce n’est pas au sein de l’académie égyptienne, mais plutôt grâce à son implication dans l’Association africaine que Sharawy a pu s’engager sérieusement dans l’étude de la pensée politique et sociale africaine moderne[3]. C’est là qu’il a pu avoir des contacts réguliers avec d’autres Égyptiens qui partageaient ses centres d’intérêt. Par exemple, l’ancien ambassadeur égyptien en Afrique du Sud donnait périodiquement des conférences sur le système de l’apartheid aux participants de l’Association africaine. En outre, certains universitaires égyptiens qui s’intéressaient aux études africaines assistaient aux réunions de l’Association : Mohammed Riyad et Qawthar ‘Abd-al Rasool, ainsi qu’Al-Shater Bosili et les journalistes Mohammed Haki et Reda Khalifa[4]. Certains universitaires s’étaient regroupés pour transformer l’Institut d’études soudanaises (fondé en 1947) de l’Université du Caire (alors Université King Fuad) en Institut d’études et de recherches africaines en 1958. Cependant, Sharawy affirme que cet institut est resté un bastion de l’anthropologie colonialiste jusqu’à très récemment[5]. Parmi les autres Égyptiens qui se sont intéressés aux études africaines, citons Abdel Malek Ouda[6], ainsi que le poète Abdu Badawi, qui, outre l’édition de Nahdatu Ifriquiah [Renaissance de l’Afrique][7], a écrit sur la contribution des penseurs noirs à la « civilisation arabe »[8].

L’intérêt pour les études africaines (aussi maigre soit-il) dans les années 1950 était en grande partie motivé par une sorte de position impérialiste à l’égard du reste du continent africain. Par exemple, Hussein Mouenes, qui a publié Misr wa Risalatiha [L’Égypte et son message] en 1955, considérait que l’Égypte avait un rôle civilisateur sur le continent africain[9]. Dans son livre, Mouenes décrit le reste du continent africain comme le destinataire passif de la civilisation égyptienne, et l’Égypte comme l’incarnation d’une civilisation essentiellement « pharaonique » et « méditerranéenne »[10]. Même dans la Philosophie de la révolution de Nasser, l’Afrique est identifiée comme un deuxième cercle pour l’Égypte après le cercle de l’arabisme[11]. À ce stade postrévolutionnaire précoce, Nasser concevait encore le rôle de l’Égypte en Afrique en des termes paternalistes qui reprenaient la rhétorique de la mission civilisatrice : « Nous ne pouvons en aucun cas renoncer à notre responsabilité d’aider, dans la mesure de nos moyens, à répandre la lumière et la civilisation dans les profondeurs de la forêt vierge »[12].

La déclaration ci-dessus, du moins du point de vue de Mohammed Fayek, qui dirigeait le bureau présidentiel des affaires africaines sous Nasser, ne représentait pas les vues ultérieures de Nasser sur les relations de l’Égypte avec le reste du continent[13]. Néanmoins, la citation montre que même pour les dirigeants politiques égyptiens qui avaient tenté d’amplifier l’identité africaine du pays au cours des années 1950 et 1960, il existait toujours un fossé discursif persistant, dans lequel il était difficile de développer un langage ne s’appuyant pas sur le passé impérialiste de l’Égypte au Soudan (et au-delà). Sharawy pense également que le modèle des « trois cercles », tel qu’articulé dans le livre de Nasser, ne correspond pas à la réalité. Il affirme que dans les années 1950, le « cercle africain » était même stratégiquement primordial par rapport au « cercle arabe »[14]. Il s’agit peut-être d’un cas où la théorie ne suivait pas la pratique. Il convient toutefois de noter que certains discours arabes ont continué à se référer au modèle des trois cercles de manière non critique, au moins jusqu’aux années 1980[15].

Helmi Sharawy et d’autres collaborateurs de Nahdatu Ifriquiah, comme Abdu Badawi, ont consciemment tenté de contrer ce discours. Ils étaient conscients que la culture des « études africaines » en Égypte était en principe compatible avec la renaissance du rêve impérialiste d’un empire africain égyptien qui avait animé certains dirigeants nationaux égyptiens depuis le dix-neuvième siècle. Ils traduisaient et écrivaient donc des articles présentant les autres parties du continent comme des partenaires à égalité de l’Égypte dans la lutte anticoloniale[16]. Les premières contributions de Sharawy aux magazines comprenaient des articles sur le journalisme et les journaux africains (en particulier le West African Pilot au Nigeria, l’East African Standard à Nairobi, The Argus en Afrique du Sud et Rhodesia à Harare[17]), ainsi que des articles sur la sculpture et la musique africaines, et le mouvement des Mau Mau au Kenya.

Même si l’État égyptien soutient activement les luttes de libération anticoloniales sur le continent africain au cours des années 1950 (et des années 1960), il n’en demeure pas moins que les informations sur les différents pays du continent dépendent plus ou moins complètement des textes européens et américains. Par exemple, Mohammed Fayek – qui, en sa qualité de chef du bureau présidentiel pour les affaires africaines, faisait régulièrement des apparitions aux réunions de l’Association africaine – en était réduit à faire circuler des exemplaires de Inside Africa de John Gunther et de African Survey de Lord Hailey aux jeunes membres de l’Association pour les aider dans leurs études[18]. Sharawy a ensuite été employé par Fayek en tant que chercheur pour le bureau présidentiel des affaires africaines en 1959, et c’est dans le cadre de ce travail que Sharawy a rencontré et développé des relations personnelles avec des personnalités clés de divers mouvements de libération africains[19]. Sharawy a dû étudier la philosophie politique africaine moderne et la théorie politique afin de pouvoir se coordonner avec les dirigeants des mouvements de libération africains, et afin de comprendre le contexte des débats concernant les voies violentes et non violentes vers l’indépendance. C’est dans ce contexte qu’il lut Fanon pour la première fois, dans les années 1960[20].

La critique de la « sophistique arabe » dans les études arabo-africaines

Sharawy a été et continue d’être un critique virulent du paradigme qui a dominé la recherche en arabe sur les études africaines. Il s’est montré très critique à l’égard de ce qu’il appelle al safsata al ‘Arabiya [« sophistique arabe »] dans l’étude des langues africaines. Il a critiqué la manière dont les auteurs arabes ont souvent exagéré l’influence de l’arabe en tant que langue sur d’autres langues africaines, le cas paradigmatique étant peut-être la manière dont l’ « arabisme » est souvent imposé au swahili[21]. Sharawy a fait valoir que les auteurs arabes qui sont obsédés par la démonstration de l’influence de l’arabe sur d’autres langues africaines ont sapé la possibilité d’études scientifiques sur les interactions entre l’arabe et d’autres langues africaines. Il affirme qu’au lieu de comprendre la propagation de la langue arabe sur le continent d’une manière concrète qui prenne en considération les conditions spécifiques dans les différentes parties du continent à différentes périodes historiques, ainsi que la manière dont l’arabe a également été influencé par les langues qu’il a rencontrées, les chercheurs arabes se sont, pour la plupart, limités à « mettre l’accent sur l’origine arabe de certains termes dans des langues africaines comme le Swahili et le Hausa, etc., en faisant de la sociologie du langage une étude sur l’hégémonie culturelle »[22].  

Ce problème de la langue exprime bien sûr un paradigme plus général : « De nombreux écrits arabes, en histoire et en littérature, s’accrochent encore à l’étude de ces questions [les questions relatives aux interactions culturelles entre les Arabes et les Africains], à travers le point de vue des porteurs d’une mission civilisatrice, en raison de la propagation de l’islam et de l’arabisme sur le continent africain. Ces écrits rappellent aux intellectuels africains les écrits européens sur le fardeau civilisateur de l’homme blanc »[23]. Un bon exemple de ce discours est l’affirmation de Jamal Zakaria Qassem selon laquelle « l’arabe était la langue de la culture en Afrique »[24]. Même si nous donnons une interprétation charitable de cette affirmation en la considérant comme une affirmation concernant les manuscrits Ajamis, il est toujours clair qu’elle véhicule une attitude de supériorité. Ce paradigme est également illustré par l’affirmation d’Abdelkader Zebadia selon laquelle « l’islam a joué un rôle civilisateur et social majeur en Afrique subsaharienne » et que « l’islam les a introduits [les Africains] au monde extérieur »[25]. Cette affirmation fait écho à celle des ethnographes européens colonialistes qui ont souvent affirmé qu’avant l’introduction de l’islam, il n’y avait pas de « religion » en Afrique au sens strict du terme[26].

Abdel Rahman Abuzayd Ahmed affirme que « les orientalistes et les impérialistes se sont efforcés d’établir un « modèle » d’islam, semblable au modèle chrétien, en mettant l’accent sur son « message civilisateur » et sur les questions de la violence et de l’esclavage, qui ont toutes deux eu un impact considérable sur les sociétés africaines. En tant qu’Arabes ou musulmans, nous n’avons pas réussi à formuler un modèle historique de l’islam qui se distingue du modèle chrétien »[27]. Si la manière dont Ahmed formule cette affirmation peut être critiquée dans la mesure où elle ne tient pas compte de l’agentivité des chercheurs arabes qui ont contribué à construire et à maintenir ce « modèle » de l’islam, elle permet néanmoins de comprendre pourquoi ce modèle ou paradigme s’est développé dans un contexte impérial où l’image victorienne du christianisme en tant que religion civilisatrice a été contrecarrée par la construction d’un modèle décrivant l’islam comme une religion tout aussi impériale et civilisatrice.

Sharawy affirme que ce paradigme implique l’adoption du point de vue selon lequel, avant l’islam, les Africains étaient des « peuples sans histoire ».  L’accent mis sur l’islam en tant qu’agent médiateur dans les relations afro-arabes conduit également à négliger le fait que les Arabes de la péninsule arabique et les Africains du nord-est de l’Afrique étaient engagés dans des interactions économiques, politiques et culturelles soutenues bien avant l’avènement de l’islam[28]. De plus, Sharawy a critiqué la vision monolithique des « cultures africaines » qui a caractérisé le travail de nombreux chercheurs arabes dans les études africaines. Il plaide au contraire pour la reconnaissance de la diversité culturelle sur le continent africain en tant que fonction à la fois de l’espace et du temps[29].

Sharawy n’a pas non plus beaucoup de patience avec les approches défensives arabocentriques de l’étude des interactions historiques entre les Arabes et les Africains.  Il s’insurge en particulier contre ce qu’il désigne comme le culturalisme des historiens arabocentristes.  En effet, selon Sharawy, ils postulent implicitement une essence culturelle arabe immuable qui est ensuite invoquée pour expliquer l’histoire arabe. En outre, ce culturalisme, parce qu’il ne tient pas compte de ce que nous pouvons appeler les déterminants matériels de la culture, ignore les transformations qui interviennent dans la culture par le biais des transformations sociales, économiques et politiques. Sharawy affirme que si les historiens arabocentriques sont obsédés par les influences culturelles « arabes et islamiques » sur la « culture africaine » (qu’ils traitent comme un monolithe), ils négligent complètement le rôle important des « Africains noirs » dans le développement de la « culture arabe » : « Nous sommes enclins à oublier qu’il existe d’autres cultures africaines qui ont été apportées dans les pays arabes avec les millions de personnes qui ont été amenées de l’autre côté du continent [par les routes de la traite transsaharienne et de l’océan Indien oriental], et parmi elles se trouvaient Antarah, Al-Jahiz et d’autres »[30]. Il souligne également les influences culturelles sur les pratiques culturelles populaires telles que le « Zār » et la gamme pentatonique en musique[31]. Sharawy reconnaît qu’il est important de procéder à un examen critique du « patrimoine arabe classique » concernant les descriptions des formations sociales africaines au sud du Sahara, et de ne pas tenter de refondre simplement ce patrimoine pour l’utiliser aujourd’hui (en particulier en ce qui concerne son cadre analytique).

Il convient de relier ces débats sur les différents paradigmes pour l’étude des interactions arabo-africaines aux questions relatives à la formulation des politiques. La frustration de Sharawy à l’égard des approches prosélytes de l’analyse de l’histoire des interactions culturelles arabo-africaines découle également de son expérience en tant qu’agent de liaison entre le gouvernement égyptien et les divers mouvements de libération africains qui ont établi leurs bureaux à Zamalek. Sharawy était très critique à l’égard de ce qu’il considérait comme la nature conservatrice et « religieuse » de la bureaucratie égyptienne au cours des années 1950 et 1960. Par exemple, il note que même si le document d’orientation de 1956, qui définissait la politique égyptienne à l’égard d’autres parties du continent africain, était plus progressiste que les formulations précédentes (il abandonnait par exemple le discours des « trois cercles » de la Philosophie de la révolution de Nasser de 1955 et le discours explicite sur la « mission civilisatrice »), il était également caractérisé par une volonté prosélyte. Sur le plan culturel, le document d’orientation appelait à « une augmentation du nombre de missions culturelles et prosélytes, en particulier de la part d’al-Azhar, afin de tenter de contribuer à la propagation de l’islam en Afrique »[32]. Il semble que les dirigeants d’al-Azhar se préoccupaient avant tout d’obtenir des conversions, tandis que le gouvernement égyptien, en particulier le bureau présidentiel pour les affaires africaines, était plus intéressé par la conclusion d’alliances politiques avec les mouvements de libération africains progressistes (c’est-à-dire les mouvements dont les perspectives correspondaient à la position plus radicale du Bloc de Casablanca). Sharawy a ainsi accusé al-Azhar de s’aligner sur des autorités religieuses socialement et politiquement réactionnaires[33].

Sharawy souligne l’importance d’un examen critique des représentations de la noirceur dans le « patrimoine/corpus arabe classique ». En particulier dans la mesure où il affirme que les représentations de la noirceur dans le patrimoine arabe classique reflètent probablement les représentations au niveau populaire (même si elles ne leur correspondent pas avec exactitude) : « plusieurs textes classiques écrits, comme la défense d’Al-Jahiz dans son « Fakhr al-Sudan ‘ala al-Bidan », ou l’image confuse [des Africains noirs] dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun, reflétaient généralement des images populaires qui peuvent être analysées à l’aide de différentes approches méthodologiques »[34]. Sharawy souligne l’importance pour les chercheurs arabes de s’engager dans une analyse des épopées parce qu’il conçoit les épopées comme l’expression de la mémoire populaire (y compris les stéréotypes raciaux et racistes)[35] ; il considère donc l’ « Épopée de Sayf ibn Dhī Yazan » comme un objet de recherche potentiellement fructueux pour comprendre les représentations de la noirceur dans la culture populaire arabe. L’intérêt de Sharawy pour la culture populaire découle à la fois de ses intérêts académiques passés et de ses recherches sur les études folkloriques, ainsi que de son analyse des échecs des gouvernements de l’ère Bandung[36] .

Sharawy est conscient du fait que la réponse à la question de savoir pourquoi les Égyptiens ne se considèrent pas comme des Africains réside dans une étude critique de la relation entre l’Égypte et le Soudan, notamment en ce qui concerne la manière dont les ambitions impérialistes de l’État égyptien au Soudan, depuis la conquête du Soudan par Mehmed Ali dans les années 1820, ont influencé les perceptions égyptiennes du Soudan (et de la « noirceur » en général)[37]. Sharawy a notamment écrit sur « la formation de l’image des Soudanais en Égypte » en analysant les écrits d’éminents intellectuels égyptiens pendant la période de formation de la conscience nationale égyptienne, tels qu’Al-Tahtawi[38].

Sharawy s’efforce de répondre à la question suivante : pourquoi le discours panafricaniste mis en œuvre au niveau gouvernemental de l’État égyptien de l’ère Bandung n’a-t-il pas laissé de traces significatives sur l’identité égyptienne au niveau populaire ? Autrement dit, pourquoi les Égyptiens ne se considèrent-ils pas comme des Africains ? Sharawy admet avec déception que « malheureusement, la société égyptienne n’a pas fait preuve d’un réel développement au niveau de sa culture politique et religieuse par rapport à l’Afrique durant cette période »[39]. Comme le montre le travail d’Afifa Ltifi, le même désengagement vis-à-vis de « l’Afrique » se retrouve en Tunisie et dans d’autres pays d’Afrique du Nord.

Alors que le discours gouvernemental égyptien était généralement progressiste (bien que non dépourvu d’échos du passé impérialiste) en ce qui concerne les affaires africaines, ce discours n’a pas eu d’impact significatif sur l’enseignement ou le cinéma par exemple – il suffit de regarder le cinéma égyptien aujourd’hui pour voir que la période panafricaniste nassériste a eu très peu d’impact en termes d’affaiblissement des représentations négatives de l’ « Afrique noire  » et de la « noirceur » en général, même au niveau du discours académique (notez que la plupart des « africanistes » progressistes travaillaient en dehors de l’académie)[40]. Pour analyser cet échec, Sharawy souligne le manque de coordination entre les organes gouvernementaux responsables de la formulation et de la mise en œuvre de la politique africaine, d’une part, et les responsables de la politique des médias, de la politique éducative, etc.[41]. Il convient de garder ce diagnostic à l’esprit lors de l’élaboration de recommandations politiques sur la meilleure façon de lutter contre le racisme dans la société égyptienne actuelle.

Zeyad el Nabolsy, Université de Cornell

Traduit d’un article publié en anglais sur le site du Projet sur la science politique au Moyen-Orient (POMEPS) 


[1] Toutes les traductions de texte en arabe ont été faites par l’auteur.

[2] Helmi Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne]. Ed. by Reem Abou-el-Fadl (Cairo: Al-Ain Publishing, 2019), 84.  Reem Abou-el-Fadl a traduit des extraits de l’autobiographie de Sharawy : Reem Abou-el-Fadl, “From An Egyptian African Story“, Asymptote, January 2021

[3] La figure de proue de l’Association africaine de l’époque, Mohammed Abdel-‘Aziz Isḥak, souhaitait faire de l’association un centre d’études sérieuses sur les affaires africaines. Cependant, l’Association, fondée en 1955, avait également un rôle politique essentiel, car elle servait aussi de bureau de coordination pour tous les mouvements de libération africains qui avaient établi des bureaux au Caire. Pour une histoire de l’Association africaine dans son contexte, voir Reem Abou-el-Fadl, « Building Egypt’s Afro-Asian Hub : Infrastructures of Solidarity and the 1957 Cairo Conference« , Journal of World History 30, no.1-2 (2019):162-174

[4] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 93.

[5] Ibid., 149.

[6] Abdel Malek Ouda, « Mouqa’ Ifriqiya fi al-Nashat al-Fikri al-Misri » [La position de l’Afrique dans l’activité intellectuelle égyptienne], Al-Kitab al-‘Arabi 46 (1969): 9-14.

[7] Il s’agit d’un magazine mensuel publié par l’Association africaine. En général, le magazine publiait des articles d’intellectuels et d’universitaires égyptiens sur les affaires africaines, ainsi que des traductions de textes écrits par des auteurs importants d’autres parties du continent africain et de la diaspora.

[8] Abdu Badawi, Al-Suud we al-Hadara al-‘Arabyia [Les Noirs et la civilisation arabe] (Le Caire : Dar Quba’, 2000).

[9] Hussein Mouenes, Misr we Risalatiha [L’Égypte et son message] (Le Caire : Matba’at Dar al-Kutub we al-Watha’eq al Qoumyia, 2011 [1955]).

[10] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 93.

[11] Gamal Abdel Nasser, Falsafat al-Thawra [Philosophie de la révolution] (Le Caire : Madbouli, 2005 [1955]), 79.

[12] Ibidem.

[13] Mohammed Fayek, Abdel-Nasser we Al-Thawra Al-Ifriquiah [Abdel-Nasser et la révolution africaine]. (Le Caire : Dar al-Faloga, 2019 [1984].

[14] Reem Abou-El-Fadl, « Qira’a fi Fikr Helmi Sharawy » [Une lecture de la pensée d’Helmi Sharawy]. In Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 523 – 605.

[15] Yusuf Fadl Hassan, « Les racines historiques des relations afro-arabes », Les Arabes et l’Afrique, éd. Khair El-Din Haseeb (Londres et Beyrouth : Routledge et Centre for Arab Unity Studies, 1985), 42.

[16] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 94.

[17] Sharawy fait probablement référence au Herald lorsqu’il parle du journal « Rhodesia ».

[18] John Gunther, Inside Africa (New York : Harper & Brothers, 1955). Lord Hailey, An African Survey : A Study of Problems Arising in Africa South of the Sahara (Oxford : Oxford University Press, 1956 [1938]).

[19] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 117.

[20] Ibid., 197

[21] Ibid., 175

[22] Helmi Sharawy, Al-Thaqafa we Al-Muthaqafoun fe Ifriqyia [Culture et intellectuels en Afrique]. (Le Caire : Al-Hai’a al-‘ama lel Kitab, 2016), 81.

[23] Sharawy, , Al-Thaqafa we Al-Muthaqafoun fe Ifriqyia [Culture et intellectuels en Afrique], 81.

[24] Jamal Zakaria Qassem,  The Arabs and Africa, ed. by Khair El-Din Haseeb (Londres et Beyrouth : Routledge et Centre for Arab Unity Studies, 1985), 47.

[25] Abdelkader Zebadia,  The Arabs and Africa, ed. by Khair El-Din Haseeb (London and Beirut : Routledge and Centre for Arab Unity Studies, 1985), 80.

[26] T. N. O Quarcoopome, West African Traditional Religion (Ibadan : African Universities Press, 1987), 14.

[27] Abd Elrahman Abuzayd Ahmed, The Arabs and Africa, ed. by Khair El-Din Haseeb (Londres et Beyrouth : Routledge et Centre for Arab Unity Studies, 1985), 79.

[28] Helmi Sharawy, Al-‘Arab we Al-Ifriqyiuon Wejehen le Wejeh [Arabes et Africains face à face] (Le Caire : Dar Al-Thaqafa Al-Jadeeda, 1984), 21.

[29] Sharawy , Al-Thaqafa we Al-Muthaqafoun fe Ifriqyia [Culture et intellectuels en Afrique], 12.

[30] Ibid., 13.

[31] Ibidem. Il faut ajouter que les débats sur les origines de la gamme pentatonique ont fait l’objet de nombreuses études au Maghreb. Ce point m’a été communiqué par Hisham Aidi.

[32] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire égypto-africaine], 126.

[33] Sharawy 2019, 142-143

[34] Sharawy , Al-Thaqafa we Al-Muthaqafoun fe Ifriqyia [Culture et intellectuels en Afrique], 29.

[35] Pour un exemple de la manière dont les histoires mythiques populaires ont été utilisées pour justifier l’oppression de certains groupes de Noirs dans le monde arabe, voir la contribution de Gokh Amin Alshaif.

[36] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 52,85.

[37] Pour une discussion des perceptions soudanaises de l’Egypte, voir les travaux de Zachary Mondesire.

[38] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne], 278. L’importance de ce projet a aussi été reconnu par des académiques états-uniens comme Eve M. Trout Powell dans A Different Shade of Colonialism (Oakland, CA: University of California Press, 2003).

[39] Ibid., 144.

[40] Voir les travaux de Bayan Abubakr et Yasmin Moll

[41] Sharawy, Sira Misriyya Ifriqiyya [Une histoire africaine égyptienne] 250-251.

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