Les Écrits politiques publiés aux éditions Terrasses sont un recueil d’articles et d’entretiens de Dhoruba Bin Wahad, ancien membre des Black Panthers qui a été emprisonné durant 19 ans et libéré au début des années 1990.
Il livre avec une force et détermination inentamées ses prises de position et analyses politiques sur les violences policières dans le monde euro-américain, sur la reconfiguration des relations impérialistes post indépendance dans le contexte global de la suprématie blanche, à l’échelle étasunienne et internationale. Au cœur de ce recueil d’articles est la nécessité de l’autodéfense noire sous toutes ses formes par « le bulletin de vote et le fusil » pour confronter et affronter la suprématie blanche : « seul le contrôle de la sécurité publique dans nos communautés peut endiguer ce poids historique qui structure les forces de l’ordre modernes » (p.67).
« A propos du meurtre de George Floyd » ouvre ce recueil. Cet article issu d’un post Facebook de DBW relate les événements qui ont suivi le meurtre de George Floyd. Il les replace dans la longue histoire de la brutalisation des Noirs dans l’Amérique blanche : « Le massacre, la torture, la déshumanisation des vies noires remontent aux Bullwhip Days (le temps des fouets) sur les plantations des colons européens d’Amérique, les ‘pères fondateurs’, et perdurent jusqu’à aujourd’hui » (p. 63). En tant que révolutionnaire, DBW affirme qu’aucune réforme de la police n’est envisageable car elle n’est pas là pour protéger les personnes mais pour « la protection […] de la propriété et de la richesse ; la seule solution est celle de son abolition pure et simple ». Cette mort tragique révèle de quoi est capable la suprématie blanche et comment l’injustice y est institutionnalisée. DBW revient sur l’onde de choc qu’a provoqué la mort de G. F sur des millions d’opprimés à travers le monde en reprenant la lutte contre les crimes policiers. Mais DBW insiste sur la nécessité de politiser ces luttes car « les victimes n’inspirent pas des mouvements de masse en faveur du changement social et politique » (p. 65). Cette politisation passe par une résistance consciente et organisée contre « l’oppression, l’exploitation et la victimisation ». Car la raison d’être des crimes policiers prend sa source dans l’imaginaire esclavagiste des plantations : « Alors qu’aujourd’hui nous ne sommes plus ‘légalement’ considérés comme la propriété d’autres hommes, notre simple présence nécessite toujours l’imposition d’un pouvoir raciste sur nos corps, d’une contrainte psychologique, d’un contrôle social, d’intimidations violentes et de la menace de répressions massives » (p. 66).
Sans le nommer, il conclut son texte par une critique elliptique du mouvement du Black Lives Matter.
« Repenser l’autodéfense dans une culture raciste : la survie noire dans des États-Unis en transition » précédé du texte de Huey Newton sur le projet de loi sur le port d’armes des Noirs en Californie, est une réflexion historique et politique sur la nécessité de l’autodéfense des Noirs. Il débute son propos par une réflexion sur la non-violence qui est souhaitable pour le maintien de l’ordre établi. DBW rappelle que la vie d’une personne blanche vaut plus que celle d’une personne non-blanche, c’est le fruit pourri d’une longue construction historique. Penser l’autodéfense s’inscrit inéluctablement dans ce contexte. Il examine la relation intrinsèque entre la violence et l’identité nationale américaine car elle constitue le socle des institutions des États-Unis. Leurs créations sont jalonnées de violences ; contre les autochtones pour l’accaparement de leurs terres, contre les esclaves africains déportés de l’Afrique aux plantations. Ces entreprises génocidaires ont été intentionnelles, ce sont des constantes pendant plus de 250 ans. DBW souligne ainsi que le racisme européen n’est pas un accident historique mais est consubstantiel aux États nations et notoirement aux États-Unis. DBW l’illustre par des exemples chiffrés : 20 millions de personnes des peuples autochtones ont été tuées par les colons européens entre le XVème et le XIX ème, 50 millions d’Africains sont morts dans la traversée entre l’Afrique et les Amériques. Au XXème, l’expansion du pouvoir américain en Amérique centrale et les Caraïbes s’est faite « dans le sillage des navires de guerre ou le tranchant des baïonnettes des Marines américains » (p. 73).
DBW insiste, cette violence institutionnalisée est le socle culturel des États-Unis : « La force et la violence font partie de la culture populaire masculine américaine dans laquelle des générations d’hommes blancs sont socialisés par l’inculcation d’un machisme agressif envers les personnes non-blanches » (p. 73).
DBW rappelle que ce privilège blanc et cette masculinité blanche sont des principes inconscients qui sont l’apanage de tous les Occidentaux. Ils recourent à la force à chaque fois que leur statut est menacé. A l’inverse, les personnes non-blanches en sont privées, particulièrement quand ces agressions s’effectuent au nom de « la loi et l’ordre ou l’intérêt national américain » (p.74). Quand elles revendiquent leurs droits humains, elles sont perçues par la culture dominante comme « déraisonnables et menaçantes ». Ainsi les Afro-américains sont encouragés à la non-violence, l’histoire afro-américaine est réécrite par les vainqueurs pour mettre en avant la lutte non violente pour les droits humains alors que les autres événements « héroïques mais violents sont occultés et dénigrés ». Cette non-violence prêchée par « les médias dominants pour les noirs américains et aux pauvres n’est pas mise en avant comme tactique mais comme un but en soi ». Au contraire, « la communauté blanche majoritaire et émancipée forme les enfants à l’usage de la force dans ces écoles de guerres, les institutions policières et paramilitaires ». Cette double norme de l’expérience humaine révèle l’existence « d’un système unique de ‘fascisme démocratique’ et de répression politique ou militaire permanente des classes marginalisées et des dissidents politiques » (p.76). Pour l’auteur, il existe un « État permanent de crise » qui est un cycle ininterrompu de répression policière, de criminalisation des classes défavorisées et de misère sociale.
DBW parle de « fascisme démocratique » qu’il nomme aussi « l’État national sécuritaire ». Cet État est le pourvoyeur de crises sociales à l’intérieur du pays ainsi que dans le « Tiers-Monde post colonial ». Cet État national sécuritaire autorise la violence raciste des forces de l’ordre à l’intérieur contre les Africains-américains et « l’euphémique guerre de basse intensité dans le Tiers Monde ». Dans un double mouvement, les meurtres racistes policiers innombrables à l’intérieur font écho à la violence des agressions à l’extérieur « des forces militaires américaines contre le Nicaragua, Grenade, Panama, Golfe persique », par exemple.
DBW explique ce double mouvement car l’État national sécuritaire a des intérêts transnationaux à travers des entreprises américaines. Il est le garant du « mode de vie américain » de l’Amérique blanche. Les forces de l’ordre ont une fonction éminemment politique : « maintenir l’ordre, contenir les dissidents politiques, détruire ceux qui rêvent d’un nouvel ordre ». La hantise de cet État est la politisation des classes marginalisées dans une organisation de masse et populaire contre les inégalités de classe et de race, contre le pouvoir.
Afin de créer un consensus national et maintenir l’ordre établi, le pouvoir met en avant des thématiques comme « la criminalité urbaine, l’usage de drogue, la justice pénale où la classe marginalisée et les Africains-américains sont des sujets de campagnes politiques » (p. 77). Elles sont utilisées sans fondement « pour produire un consensus public fallacieux soutenant la répression démocratique de dissidents et exclus. »
En outre, le pouvoir blanc utilise une élite Africaine-américaine « éduquée et endoctrinée dans un cadre de pensée non violente » et « éduque et entraîne et endoctrine à l’emploi de la force létale pour supprimer toute contestation et manifestation » contre l’Amérique Blanche. Cette relation n’est pas fortuite mais est une relation de nécessité pour maintenir la suprématie blanche. L’enjeu est la disqualification de l’autodéfense pour les personnes non-blanches, et criminaliser toutes les revendications dans ce sens. En somme, la violence policière infligée aux Noirs est l’expression d’une fonction politique et n’est pas de la violence gratuite.
Or pour DBW, il n’y a pas de pouvoir « sans la possibilité de pratiquer l’autodéfense de façon autonome ». L’autodéfense se heurte aux problématiques juridique et morale de la « légalité » et du « bien-fondé » de la violence. Or, la peur d’une révolte des esclaves africains et celle des peuples autochtones sont deux craintes permanentes qui caractérisent les origines de la vie coloniale euro-américaine et structurent encore aujourd’hui les institutions américaines.
Le racisme est aussi un « outil capital pour diviser les pauvres, et les travailleurs d’Amérique. Il a empêché des ouvriers blancs, la classe moyenne et les diverses communautés migrantes du monde de s’unir contre l’exploitation d’une élite masculine et blanche et relativement restreinte ». Pour autant, la fonction objective du racisme ne doit pas être ignorée car « il est dangereux pour les Afro-américains d’ignorer la menace physique et réelle que constitue le racisme pour notre émancipation ».
La lutte pour le pouvoir implique d’être au plus près de la réalité et non être victimes de la « perception eurocentriste vis-à-vis des Afro-américains » qui manqueraient de « confiance dans leurs principes et dans leur volonté de se défendre ». Toutefois, DBW est conscient des contradictions et difficultés internes à la communauté africaine-américaine. L’existence de « comportements autodestructeurs les uns envers les autres », d’ « imitations obsessionnelles des valeurs des plus superficielles de l’Amérique blanche », le mépris des jeunes Noirs, la « violence intracommunautaire » doit renforcer la pratique de l’autodéfense. Car tout renforce « les Américains blancs dans leur perceptions négatives des Noirs ». Il faut de l’autodéfense à tous les niveaux : créer des mécanismes indépendants d’organisation de la communauté, fournir une direction morale, éthique, politique et sociale car dépendre de forces extérieures c’est courir au désastre.
DBW souligne que « la réponse aux attaques racistes doit être collective, intransigeante et par-dessus tout organisée ». Il faut répondre politiquement à toute attaque raciste. Les Noirs doivent rompre avec l’héritage mental de l’esclavage et se débarrasser de l’attitude instinctive du « Nègre inoffensif » que les Blancs apprécient tant. L’organisation politique de la force par la communauté noire implique sa connexion avec la lutte pour le pouvoir et pour le contrôle de la qualité de vie des Noirs sous tous les aspects possibles. Le but de l’autodéfense est la dissuasion, un pouvoir politique même limité est toujours mieux que pas de pouvoir du tout. Mais pas suffisant pour empêcher une attaque raciste.
L’interview donnée à sa sortie de prison en 1992 lors d’une tournée en Europe permet à DBW de livrer ses analyses sur les relations internationales après la chute de l’URSS et les reconfigurations qui ont suivies, notamment celles entre le gouvernement américain et les nations africaines qui n’étaient plus soutenues par le camp socialiste, qui doivent négocier une place dans cette nouvelle configuration internationale. Dans ce nouveau cadrage, DBW a perçu avec acuité que cette nouvelle ère de dislocation du camp soviétique allait de pair avec des « rapports de plus en plus antagonistes entre les personnes non-blanches et les États-nations européens ». Par exemple, c’est au début des années 90 que les lois anti-immigration aux États-Unis et en Europe ont redoublé. Car le racisme européen est une idéologie fondatrice qui revient au premier plan. Il exprime son espoir internationaliste pour mettre à bas la suprématie blanche : « Je pense qu’avec l’effondrement de l’Union soviétique, il y a pour la première fois une possibilité de construire un véritable mouvement international des personnes non-blanches et pauvres, un mouvement organisé contre l’hégémonie des États nations européens » (p. 93).
Il montre la résonnance de ce que produit le racisme aux États-Unis et en Europe, en analysant les conséquences en termes de drogue, pauvreté, augmentation des sans-abris non-blancs, des prisons. Il sait que la fédération des États Européens est une forteresse avant la lettre contre les personnes non-blanches (p. 95).
Cet entretien lui permet également de dire quelques mots sur la culture et notamment la musique Rap qui n’est pas par essence révolutionnaire mais peut l’être. Il répond à la question de l’allié.e blanche : « la seule manière pour un Européen ou pour n’importe quelle personne blanche de comprendre le racisme, c’est à travers une interaction avec des personnes non-blanches suivant certains principes, en côtoyant des personnes non blanches dans la lutte contre le privilège blanc. »
« Assata Shakur, exclure le cauchemar après le rêve » est un article qui revient sur la répression massive du Black Panther Party (BPP) par la cellule de contre-espionnage du FBI, le COINTELPRO (créé 10 mois après la création du parti dont il sera la cible principale et dont le but devient très vite de détruire le BPP et son idéologie) et la revendication de la libération inconditionnelle de tous les prisonniers politiques. Il revient sur le contexte historique et politique de traque contre le BPP. Le BPP a fait un effort pour construire un front avec la gauche radicale en 1968 contre les violences policières. Vu la radicalité du BPP qui avait un succès croissant dans la jeunesse noire et marginalisée, la réponse du pouvoir blanc est de créer « une génération de réformateurs noirs ». La nature de classe de beaucoup d’institutions noires devient le facteur déterminant des politiques raciales. La ligne de classe qui divisa le mouvement de libération et le mouvement pour les droits civiques impliquait pour les Panthers de devoir faire face à une opposition de classe immédiate de la part de « proxénètes anti-pauvreté » nouvellement enrichis et d’ « organisations apolitiques avides de subventions du gouvernement » (p.117). Le BPP croyait en l’autodétermination politique noire et qu’elle n’adviendrait « qu’à l’aide d’une révolution des valeurs et d’un changement radical du pouvoir politique dans la société blanche ».
L’impuissance des Noirs fut institutionnalisée par des amendements sur le port d’armes. C’est une restriction des droits des Noirs américains à l’autodéfense armée contre la terreur policière organisée par l’État, afin de « maintenir les armes à feu hors des mains de criminels apolitiques et fous qui, en dépit des restrictions légales sur les armes à feu, s’en procurent illégalement » (p. 125). La délégation armée du BPP dans la capitale de l’État de Californie afin de réclamer la transformation des lois sur le port d’armes, fit grand bruit. Le but de « l’amendement Black Panthers » était de couper court aux patrouilles armées des Panthers qui surveillaient le comportement de la police. L’étiquette de terroriste apposée sur Assata Shakur par le FBI est le produit d’un contexte de diabolisation et criminalisation continuelle du mouvement de libération noire. La question de la culpabilité ou de l’innocence n’a rien de pertinent. Les prisonniers ne sont pas des criminels ni des terroristes mais des partisans d’une lutte légitime et qui subissent la répression politique et raciale américaine.
Un court article intitulé « L’impérialisme New-Age ou comment tuer l’Afrique à petit feu avec la démocratie, un extrait de ‘le visage pâle qui se cache derrière les capitaux financiers a la langue qui fourche’ » souligne les rapports impérialistes New-Age. En utilisant « le respect des droits de l’homme », les impérialistes imposent leurs « ignobles agenda et leur avidité capitaliste » (p. 137). C’est un faux humanisme, qui s’appuie cyniquement sur un faux respect de « l’état de droit ». Les nations occidentales ne cessent de « faire la leçon aux nations pauvres quant au respect nécessaire de l’état de droit tout en ayant recours à des artifices ‘légaux’ pour justifier des assassinats militaires contre les chefs de gouvernement qui sont tombés en disgrâce à leur yeux ou pour justifier des embargos économiques immoraux contre des pays pauvres et se sécuriser ainsi des accès sans entraves aux ressources du Tiers monde » (p. 137). Cet impérialisme produit un désastre écologique qui ne respecte pas les lois de la nature, et recherche un profit à tout prix en polluant la planète et en affaiblissant son écosystème (p. 138) ; les valeurs des impérialistes se résument à « l’avidité, l’individualisme et la quête égoïste de pouvoir ». DBW fait la différence entre « le colonialisme qui a intégré l’Afrique au sein du développement économique européen tout en le sous-développant » et l’impérialisme New-Age qui fait la même chose avec un nouveau subterfuge : « il intègre le ‘développement’ africain au sein de l’économie suprémaciste européenne en régulant les marchés africains en réinvestissant les paiements de la dette africaine et en restreignant l’accès aux capitaux à l’Afrique ».
L’ancien leader des Black Panthers évoque une perspective panafricaine qui ne peut à l’heure actuelle être soutenue par des chefs d’État africains qui « ne viennent pas des luttes anticoloniales et n’ont pas de passés révolutionnaires nationalistes mais voient plutôt le pouvoir de l’État comme étant une conséquence de coups d’état, de luttes de pouvoirs tribales, de l’ingérence européenne dans les politiques de la région ou même la combinaison de tous ces facteurs » (p. 140). Pour autant, les Africains et l’Afrique ne sauraient être l’ennemi principal (« même s’il existe des ennemis africains de race africaine », p. 141) si l’on veut œuvrer au panafricanisme.
Enfin, « Proud Flesh interview : Dhoruba Bin Wahad » est l’article qui clôt le recueil. C’est un entretien de 2003 que l’ancien leader des Black Panthers a accordé à la revue Proud Flesh à New York. Il explique pourquoi il est allé s’installer au Ghana après sa libération en 1992. Dhoruba Bin Wahad revient sur tous les programmes d’espionnage que les États-Unis ont mis en œuvre et qui ont conduit à de nombreux morts et d’emprisonnements, il en rappelle le caractère structurel pour le maintien de la suprématie blanche occidentale. En effet, ces services représentent « un stade particulier de l’évolution des États-nations européens vers l’État national sécuritaire » (p.154). Il donne l’exemple du déploiement de l’agence de sécurité Blackwater (sous contrat du gouvernement en Irak, Afghanistan et Afrique) dans les quartiers noirs pour le maintien de l’ordre lors de l’ouragan Katrina en Nouvelles-Orléans en 2005. Ces programmes d’espionnage forment un continuum avec les techniques de contrôle des populations africaines dans les plantations en brisant leur volonté et les soumettant à celle du blanc. DBW déplore que la mémoire des luttes du peuple noir se soit peu à peu estompée et que le « fait que l’Amérique détienne les prisonniers avec le plus grand nombre d’années d’emprisonnement au monde n’est pas resté dans la tête des gens » (p. 159) alors même qu’ils sont libérables actuellement.
Les Écrits politiques sont précieux à plus d’un titre. Non seulement pour poursuivre le combat du mouvement de libération noire mené par le Black Panther Party et ne pas oublier le sort des prisonniers politiques, mais aussi pour (re)tracer les lignes directrices d’un horizon antiraciste et panafricain contre la suprématie blanche.
Nahla Benahmed, membre du PIR