Le procès qui opposera Hager Barkous à McDonald’s France en mars 2021 devra être scruté tant ses retentissements seront importants. Il révélera de manière détaillée les formes pratiques que peut prendre l’islamophobie au travail ainsi que la réponse de la justice française face à une islamophobie de plus en plus décomplexée, au moment même où la neutralisation provisoire du CCIF pourrait dissuader bon nombre de musulmanes et musulmans à faire valoir leurs droits. Son témoignage est exemplaire tant des injustices subies que du combat déterminé qu’elle mène sur les plans juridique et médiatique.
Quand des manches deviennent un symbole de l’islamisme
La situation que l’étudiante niçoise a connue présente des spécificités tout en pouvant être rapprochée de ce qui peut quotidiennement arriver à bas bruits dans ce pays à de très nombreux musulman(e)s dans leurs lieux de travail : le déni de leurs droits et les tentatives d’humiliation venant leur rappeler quotidiennement leur place dans cette société. C’est pour cette raison que Hager tient à rendre compte avec autant de précision de la chronologie des faits, depuis son embauche en juin 2018 dans un restaurant McDonald’s à Nice jusqu’à la réception de sa lettre de licenciement le 19 mars 2019. Cette chronologie révèle certains aspects de l’islamophobie : l’arbitraire et l’absurde dont elle s’enveloppe, ainsi qu’une profonde imprégnation sociale qui alimente en retour cet arbitraire et cet absurde.
Alors étudiante, Hager se présente en juin 2018 à un McDonald’s situé dans son quartier pour un entretien d’embauche auquel elle s’est présentée voilée. Le directeur lui certifie n’avoir aucune réserve quant à son voile et lui propose un CDI à temps partiel en tant qu’employée polyvalente. Chargée de l’accueil des clients, à savoir la vente et le service à table, elle est la seule employée voilée dans ce restaurant qui attire en grande partie une clientèle étudiante. Un mois plus tard, ce même responsable la convoque pour lui faire part de plaintes de certains clients relatives à son voile et lui propose aussitôt un compromis : devenir hôtesse d’accueil et porter ainsi un chapeau faisant partie de la tenue réglementaire. Cette conciliation de l’islamophobie ambiante avec les impératifs commerciaux et la tolérance témoignée par ce directeur est acceptée par Hager qui peut dorénavant continuer à cacher ses cheveux grâce à un bandana porté sous le chapeau. Aucune remarque ne lui sera faîte pendant des semaines sur ce bandana pas plus que sur ce qui deviendra l’objet de fixation et de furie, à savoir des manches qu’elle ajoute discrètement à son t-shirt ou à sa chemise tout en respectant l’interdit réglementaire des manches longues. Par ailleurs, ces manches ne présentent aucun enjeu d’hygiène pour une hôtesse d’accueil ne travaillant pas en cuisine. Il se trouve que cet emploi alimentaire se transforme pour Hager en contrat de professionnalisation dans le cadre d’un master de Management et Commerce international à l’Université de Nice. Le directeur du restaurant a tenu en effet à appuyer sa candidature contre celle d’un autre employé à l’ancienneté pourtant plus importante. La fiche de description des tâches prévoit des fonctions de responsable opérationnelle, prioritairement la gestion administrative ainsi que « l’accueil clientèle » consistant à organiser des événements ou des activités culturelles. De nouveau voilée, Hager se présente pour signer son contrat à la toute nouvelle direction qui ne peut donc prétendre méconnaître ce fait. C’est à partir de là que se met en branle la machine islamophobe. Hager se voit ainsi priver de toute responsabilité de gestion administrative et reléguer au poste d’hôtesse d’accueil. Elle demandera bien entendu le respect de son contrat et avec lui des tâches qui y sont prévues. Mais l’ignorance de sa demande légitime s’accompagne très rapidement d’une campagne de harcèlement. Ce qui est remarquable c’est qu’elle vient d’une autre salariée dépourvue de tout lien hiérarchique avec Hager. Celle-ci commence à subir une litanie de questions sur le port des manches et du bandana. Hager fait le choix d’invoquer des motifs de santé pensant y mettre fin. Simplement, la voici sommée, contre toute légalité, de les dévoiler. Le harcèlement se manifeste de plus en plus par des surveillances constantes de son travail et de ses gestes, par la privation de toute tâche administrative. L’obsession de cette cadre se focalise davantage sur ces fameuses manches au point de menacer Hager de sanctions alors qu’elle n’en a pas l’autorité. Hager décide alors de demander un rendez-vous à la médecine du travail afin de faire part de son épuisement moral, fruit du harcèlement et de toutes les pressions qui s’exercent sur elle depuis trois mois.
La machine islamophobe au travail
Devant cette perspective menaçante, la direction réplique par une annulation illégale de toute possibilité de rendez-vous avec la médecine du travail et la convoque aussitôt à un entretien en vue de sanctions disciplinaires. Si tout cas de harcèlement repose sur de l’arbitraire, ici il éclate puisqu’il n’émane pas d’une responsable directe mais d’une autre salariée. Pour autant, l’islamophobie de cette dernière trouve un soutien indéfectible de la part de la directrice des opérations des restaurants de Nice mais également du groupe McDonald’s France. Durant l’entretien, Hager se retrouve face à son directeur et à cette responsable des opérations très proche de l’harceleuse. En dépit de son épuisement psychique et physique, Hager réussit à trouver suffisamment de ressources en elle pour s’y préparer moralement et juridiquement. Sur les conseils d’amis juristes et syndicalistes, elle se fait assister par une salariée en l’absence d’un représentant syndical. Malheureusement, cette collègue refuse aujourd’hui de témoigner de l’entrevue. Forte de ses recherches sur le règlement intérieur, elle a su rétorquer à tous les reproches portant sur la longueur des manches, le décalage entre leur interdiction formelle en cuisine et l’absence de sanctions pour des collègues en portant également – comme pour ceux qui portent des faux ongles, des bijoux ou gardent leurs cheveux détachés. Elle attire l’attention sur la signature de son contrat en toute connaissance de cause de sa tenue et après la validation des deux périodes d’essai sans qu’aucun reproche ne lui ait été fait. Par ailleurs, elle leur rappelle l’impératif de lui confier des tâches administratives prévues par son contrat. C’est précisément ce rappel qui provoque la furie de la direction et le dévoilement de sa stratégie de politiser le contentieux. Le directeur utilise le mot de « convictions » et la menace d’un « tu joues un mauvais jeu » et d’un « je te connais ». Son agressivité redouble face au calme et au geste d’Hager de prendre en notes tout ce qui lui est dit. Elle est aussi suscitée par l’échec de ses propres provocations face à la solidité imperturbable des arguments de la jeune étudiante. Au retour de congés payés prévus de longue date, Hager reçoit une mise à pied de quatre jours justifiée exclusivement par des mensonges : l’absence de respect témoigné à la fameuse responsable et la publication de posts sur Facebook dénonçant sa situation mais jugés dénigrants et humiliants pour ses responsables. La stratégie de politisation amorcée lors de l’entretien disciplinaire se poursuit dans la lettre de mise à pied avec la mention aberrante de « voile islamique », alors qu’elle n’a porté le voile qu’au cours du premier mois après son embauche. C’est bien même le fait de savoir qu’elle le porte à l’extérieur qui explique la furie des attaques et la décision de la sanctionner. Devant la persistance d’Hager à porter ses manches, le directeur la menace de lui infliger du nettoyage toute la journée. Par peur de contrarier son employeur et de voir ses problèmes s’aggraver, elle accepte de se plier à ce chantage. Dans une visée claire de l’humilier davantage, il lui impose de nettoyer les toilettes, ce qu’elle refuse. Hager contacte aussitôt le directeur de son master qui lui donne raison et considère l’urgence de trouver un compromis en vue d’une rupture de contrat. Sans laisser place à une telle possibilité, la direction du restaurant lui notifie deux semaines plus tard, le 19 mars, son licenciement pour faute grave : en l’occurrence, le port des fameuses manches longues, le non-respect de la tenue réglementaire ainsi que de la neutralité religieuse. La lettre de licenciement longue de six pages mentionne les manches longues, un voile dit « islamique » et « épais », la publication de posts sur Facebook qui auraient conduit, comble du ridicule, à des menaces de la part d’un client par le biais d’un Coran brandi ! Le sous-entendu étant qu’elle l’aurait envoyé pour proférer de telles menaces. La politisation repose cette fois-ci explicitement sur l’amalgame entre islam et violence.
La bataille sur le front judiciaire
Double peine, le licenciement a entraîné de facto la perte de son master en alternance. Hager doit recourir à un arrêt maladie pour dépression un mois avant la fin des cours, entraînant l’impossibilité de passer les examens du second semestre. Malgré plusieurs certificats du médecin universitaire attestant de son état de santé, elle n’a pu bénéficier ni d’une session de rattrapage ni de l’autorisation à redoubler alors qu’elle avait pourtant validé le premier semestre et fait preuve d’assiduité une grande partie du second semestre. Par ailleurs, le responsable du master qui l’avait pourtant soutenue dans un premier temps a cessé de l’écouter juste après sa rencontre avec la direction du restaurant. Plus largement aucun soutien n’est venu de l’Université. Devant cette nouvelle injustice, Hager, accompagnée par son avocat, a décidé de déposer un recours auprès du Tribunal administratif contre l’Université de Nice.
Hager prend la décision de contester la légalité de son licenciement pour faute grave et elle entend faire reconnaître les discriminations racistes et le harcèlement dont elle a fait l’objet pendant de trop longs mois. La plainte vise directement le groupe McDonald’s France car même si le restaurant est une franchise, il dépend bien de la filiale française. Pour ce faire, elle a sollicité le CCIF qui lui a lors recommandé Me Guez Guez. Le choix d’un avocat non pas du droit du travail mais aguerri aux procès relatifs à l’islamophobie est significatif. Ce choix rendrait-il fébrile la partie adverse ? C’est une hypothèse sérieuse au regard de la première audience dite de conciliation, qui a eu lieu le 18 novembre dernier a cours de laquelle l’avocate du groupe a cherché à profiter de l’absence inopinée de l’avocat de Hager pour l’intimider. Alors que ce n’était pas le lieu, elle a commencé à plaider à renfort d’articles et surtout avec une ligne toute aussi risible que déplacée : Hager aurait cherché à « insulter les institutions françaises ». L’avocate confirme ainsi la volonté de politiser le contentieux, attestant par son choix de stratégie judiciaire que l’islamophobie sociale se nourrit de l’islamophobie politique et médiatique. L’ambiance islamophobe peut tout de même donner raison au choix de cette stratégie qui apparaît tout aussi aberrante que rationnelle.
Le procès qui aura lieu le 24 mars prochain aura comme enjeu central de démontrer les ressorts d’une islamophobie qui procède par la fétichisation d’un accessoire dépourvu de toute signification et érigé en signe de provocation religieuse et politique pour la simple et bonne raison qu’il est porté par une musulmane qui met son voile à l’extérieur du lieu de travail. Face à la confusion et au délire, Hager saura opposer une clarté tranchante.
L’autre bataille, la médiatisation
Cette même clarté tranchante, Hager la traîne d’interview en interview depuis quelques mois. Elle a en effet décidé d’investir le champ de bataille des médias et des réseaux sociaux. De manière très intelligente, elle a su construire une stratégie médiatique pour s’extraire du face-à-face avec un grand groupe, rejetant ainsi le discours selon lequel la puissance financière de McDonald’s pèserait de tout son poids. Cette stratégie se révèle d’une grande efficacité en produisant déjà des fruits qui ont dérouté sans doute le groupe surpris par l’énergie et de la maîtrise dont fait preuve Hager. La campagne médiatique a commencé à l’international, et précisément dans les pays arabes avec la publication d’un article sur le site d’AlJazeera le 27 novembre 2020. Cet article a été repris par de très nombreux médias arabes, tout particulièrement tunisiens. L’information s’est ensuite répandue en Turquie puis en Allemagne via des journaux de langue turque. Ce n’est qu’après que la France commence à s’y intéresser avec la publication d’articles par les sites Mizane et Al Nas tandis que Decolonial news lui demande un entretien. Hager donne ensuite une interview vidéo sur le site de Nice Matin qui a été très remarquée au point de susciter quelques 3000 commentaires, dont un grand nombre de réactions hostiles et porteuses de jugements hâtifs. Les commentaires se sont focalisés sur son refus de nettoyer les toilettes, accompagnés de leçons de morale ou d’insultes dont certaines racistes. La bataille qui s’est déplacée ainsi sur les réseaux sociaux a constitué à la fois une nouvelle épreuve mais également un réconfort apporté par les très nombreux messages d’encouragement. L’obtention d’un entretien dans ce grand journal local a assurément surpris McDonald’s qui ne pouvait anticiper l’arrivée dans la rédaction d’une journaliste d’AJ+ plus ouverte sur les cas de racisme. Le même AJ+ lui consacre début janvier une vidéo qui totalisera plus de 468 000 vues en quelques jours. L’autre force de frappe est incontestablement venue d’Al Jazeera, la preuve étant que McDonald France consentira à répondre aux questions de ce seul média en vue de la préservation de ses intérêts économiques et dans le sillage de l’appel au boycott des produits français en réponse à la republication des caricatures du Prophète. Hager est de nouveau sollicitée par cette chaîne pour un long entretien en direct.
Le cas de Hager Barkous montre combien le desserrement de l’étau islamophobe en France vient pour l’heure des pays musulmans. Il montre aussi toute l’importance de continuer à exercer une pression médiatique et militante tout au long du procès.