D’ailleurs, l’islamophobie d’ici

« La résistance au racisme doit interroger les fondements mêmes de ce qu’est la France » (entretien avec le Dr. Sahar Ghumkhor)

Dans le cadre de notre série d’entretiens D’ailleurs, l’islamophobie d’Ici, nous nous entretenons aujourd’hui avec le Dr. Sahar Ghumkhor, chercheuse en criminologie à l’Ecole des Sciences Sociales et Politiques de l’Université de Melbourne. Ses recherches portent sur les théories critiques de la race, l’islamophobie, la violence politique, la psychanalyse et le genre. Son livre « The Political Psychology of the Veil: the Impossible Body » (2020) s’intéresse à la question du voile islamique en Occident, à ce qui est sous le voile au delà de la femme, et sur ce que cette obsession du dévoilement dit du savoir occidental, du corps et de la liberté.

English version below

1. Que pensez-vous de la politique actuelle de l’État français envers les Musulmans ?

Je pense que c’est une action nettement discriminatoire et ciblée de l’État, qui cherche à projeter les problèmes nationaux sur sa communauté la plus vulnérable — isolée économiquement, socialement et politiquement. Tout d’abord, nous ne pouvons ignorer que ce discours sur l’ « Islam en crise » est prononcé dans un contexte de crise pandémique et économique en France, laquelle a connu d’intenses manifestations contre les réformes néolibérales de Macron ces dernières années. Le Musulman en tant qu’épouvantail sert de vaccin aux politiciens contre leur impopularité croissante et l’échec de leurs projets politiques.

Mais je pense qu’il s’agit bien plus que d’un simple opportunisme politique. Il y a une longue histoire coloniale à l’œuvre ici, consistant à présenter les Musulmans comme un problème — l’Islam « en crise » — afin que les autorités françaises puissent exercer leur volonté politique sur les populations soumises et, dans la conjoncture actuelle, permettre à l’État d’esquiver la crise et de continuer à démontrer sa capacité de pouvoir et de contrôle, pour imposer une vision de la laïcité qui apparaît toujours plus hystérique dans son action, sa discipline et sa violence.

Le vocabulaire du « séparatisme » n’est pas nouveau non plus, les Musulmans et d’autres minorités sont accusés depuis des décennies d’un « communautarisme » dont le voile islamique est la manifestation la plus souvent citée. Même lorsque l’impératif moral de se couvrir le visage n’est plus considéré comme un acte « anti-social » mais comme l’acte social ultime de protection de soi et de l’Autre, la loi anti-niqab en France est telle que l’on peut être verbalisé pour ne pas s’être couvert et pour s’être couvert. Cette contradiction en dit long sur la nature phobique de l’islamophobie française qui est toujours en recherche de Musulmans, même lors d’une pandémie. L’obsession pour le « séparatisme » dit quelque chose de la phobie française envers les Musulmans et de la manière dont ils sont imaginés comme se cachant de « nous », ce qui ne peut être guéri que par l’assimilation (lire ici : par le dévoilement).

2. Pouvez-vous comparer la politique envers les Musulmans en France avec celle de votre pays ?

L’islamophobie et le tournant vers l’extrême-droite sont globaux, donc toute comparaison doit commencer par là. Mais l’islamophobie est aussi une anxiété localisée liée à la proximité musulmane, préoccupée par la question : « Que font les Musulmans ici ? ». Elle est donc façonnée par des histoires et des contextes locaux. En Nouvelle-Zélande et en Australie, deux pays où j’ai vécu, il y a une forme de multiculturalisme officiellement reconnue, mettant l’accent sur les valeurs de la diversité et du respect de la différence. Il n’existe officiellement pas de multiculturalisme français. Être français est un accomplissement universel de ce que signifie être un humain idéal, et ce type de dogme est au cœur du problème en France, symptomatique d’un fondamentalisme. Toute déviation est considérée comme un acte antisocial, une régression, anti-française.

Mais le multiculturalisme libéral a ses propres limites, celles d’une diversité et d’une différence qui sont bien souvent superficielles et non-menaçantes. Par exemple, les multiculturalismes néo-zélandais et australien peuvent ne pas considérer le voile islamique comme une menace tant qu’il est articulé de manière non-menaçante, non comme un engagement envers Allah mais envers les valeurs libérales du libre-choix et de l’individualisme. En d’autres termes, l’islamophobie du multiculturalisme libéral est perceptible dans la manière qu’il a de reconnaître la diversité et la différence tout en se dissimulant lui-même dans le langage de la diversité et de la différence. Les Musulmans dans cette configuration ont deux façons de répondre : se contenter d’une reconnaissance symbolique illusoire qui les prive de toute volonté politique (ce que beaucoup font) ou cibler la vision inclusive du multiculturalisme, ce qui est un défi puisqu’ils ont à s’élever contre un racisme plus banal et latent.

En d’autres termes, même s’il y a des différences au niveau de la rhétorique, de la politique et de la pratique nationales, il y a des similarités entre ces trois pays au niveau des effets de dépolitisation de l’Islam. Ces trois approches cherchent à interpréter ce qu’est l’Islam et quel type de Musulmans elles peuvent tolérer.

3. Que pensez-vous des réactions internationales à la politique islamophobe d’Emmanuel Macron ?  

Il n’y a eu que peu de condamnations de la part des gouvernements occidentaux ; ce qui montre ce que ces gouvernements ont en commun, selon moi. Mais la réaction des communautés musulmanes à travers le monde est prometteuse et tout à fait représentative d’une blessure collective que les Musulmans partagent et de leur potentiel de solidarité. Nous devrions séparer cette réponse de ce que disent les gouvernements représentant les pays à majorité musulmane, car il s’agit bien plus souvent d’une rhétorique vide de sens que d’un engagement substantiel face au problème.

4. Quel message voudriez-vous transmettre aux Musulmans en France et aux activistes et aux organisations qui luttent contre le racisme d’État ?

Résistez aux termes imposés par l’État, à la définition de qui vous êtes et de ce qui doit faire l’objet d’un débat. Cela signifie aussi qu’il ne faut pas articuler votre différence dans les liens coloniaux de l’identité et des valeurs françaises ; ce sont ces paramètres mêmes qui vous enserrent, vous assiègent. La résistance au racisme doit interroger les fondements mêmes de ce qu’est la « France » et de ce que cela signifie d’être « Français », et non pas appeler à une simple inclusion dans cette identité même. Vous n’êtes pas seuls dans votre résistance contre le racisme, même si vous faites face à un type particulier de racisme. Tendez la main aux communautés musulmanes au niveau global et construisez des réseaux globaux d’alliances où seront partagés idées, stratégies et soutien. Après Christchurch, il n’y a de toute façon pas d’autre choix que de résister.

Sahar Ghumkhor

Traduit de l’anglais par Rdr Cahen


« Resistance to racism must interrogate the very foundations of who ‘France’ is » (interview with Dr. Sahar Ghumkhor)

For this second interview in our French Islamophobia, seen from elsewhere series, we discussed with Dr. Sahar Ghumkhor, academic in Criminology in the School of Social and Political Sciences, University of Melbourne. Her research is focused on critical race theory, Islamophobia, political violence, psychoanalysis and gender. Her book The Political Psychology of the Veil: the Impossible Body (2020) returns to the question of the Islamic veil in the West, to examine what is beneath the veil more than a woman, and the deeper questions this obsession with unveiling women tells us about western knowledge, the body and freedom.

  1. What do you think of the current policy of the French state towards Muslims?  

I think it’s a grossly discriminatory and targeted effort on the part of the state to project national problems onto its most vulnerable–economically, socially and politically isolated –community. Firstly, we cannot ignore that this latest declaration of a “crisis in Islam” is occurring in a pandemic and an economic crisis in France, which has witnessed in recent years intense protests against Macron’s neoliberal reforms. The Muslim as bogeyman vaccinates politicians against growing unpopularity and failing political projects.

But I think there is much more than this political opportunism. There is a long colonial history at work here of presenting Muslims as a problem – Islam “in crisis”— in order for French authorities to exercise their political will onto subject populations, and in our contemporary climate, for the state to dispel the crisis elsewhere and continue to demonstrate its capacity for power and control to enforce a vision of secularism that appears more hysterical in its intervention, discipline and violence.  

Nor is the language of “separatism” new as decades of French discourse has accused Muslims and other minorities of “communalism”, of which the Islamic veil is the most cited source. Even when the moral imperative for covering up one’s face has shifted and seen not as an ‘anti-social’ act but the ultimate social act to protect oneself and the Other, the anti-niqab law remains in France so one is fined for not covering up and covering up. That contradiction says a lot about the phobic nature of French Islamophobia which is always looking for the Muslim even in a pandemic. The obsession with “separatism” speaks to French phobia about Muslims and what they’re imagined as hiding from “us” which can only be cured by assimilation (read: unveiling).  

2. Could you compare the policy towards Muslims in France and that in your country?  

Islamophobia and the turn to the far right is global so any comparison should begin there. But Islamophobia is also about a localised anxiety about Muslim proximity, preoccupied with the question, what are Muslims doing here? It therefore is shaped by local histories and context. In New Zealand and Australia, two countries where I’ve lived, there is official recognition of some kind of multiculturalism which emphasises the values of diversity and respect for difference. There is no official French multiculturalism. To be French is a universal fulfilment of what it means to be an ideal human, and that kind of dogma is at the heart of the problem in France and symptomatic of a fundamentalism.  Any diversion from that is considered an anti-social act, a regression, anti-French. But liberal multiculturalism has its own limits where diversity and difference are often superficial and non-threatening. For instance, multiculturalism in New Zealand and Australia might not see the Islamic veil as a threat as long as it’s articulated in non-threatening ways, so not a commitment to Allah but a commitment to liberal values of choice and individualism.  In other words, the islamophobia of liberal multiculturalism is discernible in how it recognises diversity and difference and yet conceals itself in the language of diversity and difference. Muslims in these settings have two ways of responding: settle for the illusory symbolic recognition which denies them a political will (which many do) or target the inclusive vision of multiculturalism which is challenging as they would have to then speak against a more banal and latent racism. 

In other words, while there differences in national rhetoric, policy and practice, there are more similarities between the three countries in their effects on depoliticising Islam. All three approaches want to interpret what Islam is and what kind of Muslims they can tolerate.   

3. What did you think of the international reactions to Emmanuel Macron’s islamophobic policy?  


There has been little condemnation from Western governments which is telling and speaks to what I think these governments share. But the backlash from Muslim communities around the world is promising and always representing of the collective injury Muslims share and their potential for solidarity. We should separate that response from what governments representing Muslim majority countries say, as it is often empty rhetoric than a substantive engagement with the problem. 

4. What message would you like to send to Muslims in France and to activists and organizations fighting against state racism? 

Resist the terms of the state on who you are and what is up for debate. This also means to not articulate your difference within the colonial binds of French identity and values, these are the very parameters that have you under siege. Resistance to racism must interrogate the very foundations of who ‘France’ is and what it means to be ‘French’, not simply calling for inclusion into that very identity.  You are not alone in your resistance against racism even if you are facing your own particular racism. Reach out to global Muslim communities and build an alliance of global networks who can share ideas, strategies as well as support. After Christchurch, there simply is no other option but to resist.  

Sahar Ghumkhor

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