Madame la Présidente,
Je commence par vous dire que je fais le choix d’une défense de rupture. Aussi, je ne démentirai aucune de ces accusations. Je laisse tous ces McCarthy qui peuplent l’éditocratie française à leurs responsabilités. Par expérience, je sais que se défendre ne sert strictement à rien étant donné notre accès limité aux mass médias alors qu’eux y ont le rond de serviette.
Cela dit, j’ai quand même des aveux à faire.
Comme nous l’a appris Frantz Fanon, une société est raciste ou ne l’est pas.
Et comme seule la vérité est révolutionnaire, je vais dire la vérité.
Ce que dit Guénolé1 n’est pas vrai mais je ne peux pas dire que ce soit complètement faux. En effet, si je fais partie d’une société raciste, en tant que partie de ce tout, je suis moi même traversée par le racisme qui la structure. Aussi, je postule ici que toute personne vivant dans une société raciste, et affirmant être épargnée par le phénomène, au mieux s’illusionne sur elle même, au pire ment. Le racisme, nous l’avons ingurgité depuis l’enfance quelle que soit notre position hiérarchique sur l’échelle de la dignité humaine. Si nous sommes en haut de cette hiérarchie, nous éprouvons peu ou prou une conscience boursoufflée de nous-mêmes. Notre seule ambition, souvent inavouée, est de maintenir cette position de domination.
Si nous sommes de ceux qui subissent ce racisme, alors, nous éprouvons irrémédiablement, peu ou prou, la haine de nous-mêmes. Les groupes subalternes n’aspirent qu’à une chose : se laver de l’indignité dans laquelle ils sont pour se hisser dans l’échelle de ladite hiérarchie, quitte parfois à piétiner ceux qui sont en dessous. Par exemple, très récemment, à la rencontre des Musulmans du Bourget, le titre d’un débat à propos des réfugiés était : « Faut-il accueillir toute la misère du monde ? ». C’est une question qui avait été posée par Michel Rocard et que Le Pen peut parfaitement endosser. Aujourd’hui, certains d’entre nous la posent.
Je trouve que la question est indécente surtout lorsque nous sommes nous-mêmes issus de l’histoire de l’exil avec toutes les douleurs qu’elle charrie et surtout parce que nous ne sommes pas innocents en tant que citoyens européens des guerres que la France mène en notre nom et, il faut le dire, même indirectement, dans notre intérêt.
C’est à ce titre que je vous invite à penser les mots de James Baldwin qui, observant avec tristesse les effets destructeurs du racisme sur les Noirs, s’était interrogé sur leur destin avec cette question : qu’adviendra-t-il de la beauté des Noirs ?
La lucidité est sûrement la blessure la plus proche du soleil, et la lucidité de Baldwin est une lucidité qui consume. Parce que se regarder en face, ce n’est pas facile. Pourtant, c’est un passage obligé pour qui veut vraiment en finir avec le racisme. Je passe aux aveux ce soir, mais je l’avais déjà fait dans mon livre Les Blancs, les Juifs et Nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire.
Dans l’un des chapitres, je reproche aux Juifs (comme produits de l’histoire antisémite) de s’être tendanciellement intégrés à cette société alors qu’ils venaient tendanciellement d’une histoire révolutionnaire. J’écris ceci :
Le pire pour moi n’est pas là. Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m’arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis à vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure.
Il y a deux manière d’interpréter ce passage : façon Guénolé ou façon Baldwin. La première a évidemment remporté les faveurs de la médiocrité ambiante. La seconde, plus exigeante, fait son chemin. La seconde exige, comme nous y invite aussi Aimé Césaire, d’aller chercher le petit Hitler qui se trouve au fond de nous-mêmes et pas seulement à l’extrême droite, précisément parce que le racisme fait système. En d’autres termes, dans une société raciste, il faut résister à l’intégration. Il faut prendre conscience de notre propre pourrissement, de notre déchéance progressive. C’est précisément ce que font tous les militants ici présents de l’antiracisme politique et c’est ce qui explique leur mise en accusation. Le paradoxe est que c’est parce que nous refusons la hiérarchisation raciale et qu’on cherche la lumière qu’on est pointés du doigt comme des voyous.
Or, nous ne sommes pas des voyous. Nous sommes des héritiers des luttes de l’immigration qui nous ont précédées et qui tous les jours inventent la France.
Et c’est en tant qu’héritiers que nous observons le mouvement Nuit Debout. C’est forts d’une longue expérience des luttes que nous avons un message à transmettre au mouvement social en butte aujourd’hui aux coups de matraques du pouvoir socialiste.
Dans un article du Monde daté du 3 mai2 et signé par de nombreux intellectuels, il était fait le constat suivant concernant Nuit Debout : « Des critiques ont pointé l’absence des habitants des quartiers populaires, et notamment des immigrés et minorités postcoloniales. » Plus loin, les signataires affirment :« Si l’articulation s’opère avec des secteurs du mouvement ouvrier et les réseaux associatifs issus des quartiers, rien ne pourra arrêter ce mouvement ». Le 20 avril dernier, à la Bourse du travail de Paris, Frédéric Lordon a prononcé un discours important dans lequel il soulignait la chose suivante : le mouvement social doit faire face à deux fléaux, je cite, « la violence du capital et la violence identitaire raciste ».
Eh bien nous sommes d’accord.
Mais que faire pour que cette juste analyse devienne effective et qu’elle ne reste pas cantonnée à une incantation abstraite ?
Imaginons qu’il y ait deux logiques du pouvoir distinctes dans nos sociétés : une logique capitaliste du pouvoir, qui repose sur le fait de générer le plus d’argent possible ; et d’autre part, une logique « géopolitique » du pouvoir, qui repose sur l’accumulation de puissance géopolitique, sur le fait de faire régner l’ordre sur le territoire national et d’être une puissance militaire, industrielle, commerciale face à d’autres nations. Il y a ici deux formes de rivalités distinctes : les rivalités économiques strictes (la concurrence entre entreprises privées) et les rivalités politico-militaires-diplomatiques (la rivalité entre nations-puissances).
On peut encore imaginer que le déploiement de l’impérialisme moderne soit le fait de faire marcher ces deux logiques main dans la main : les capitalistes financent la politique de puissance des États (emprunts publics, industries d’armement, sociétés d’exploitations coloniales) et qu’en contrepartie, les États utilisent leur puissance pour faire valoir les intérêts de leurs propres entreprises (la main d’œuvre mise en esclavage pendant la traite négrière, le travail forcé dans les colonies, la déstructuration des communautés agricoles dans le Tiers-monde, le pétrole comme facteur clé dans les invasions de l’Irak et l’Afghanistan pour s’assurer qu’il reste hors de portée du contrôle des peuples de la région…)
Pour le dire schématiquement, le capitalisme naît grâce à la politique de puissance des États-nations, et les États-nations ont gagné en puissance (de destruction, de conquête) grâce au capitalisme moderne. Maintenant, imaginons que l’un des piliers de cette « logique géopolitique du pouvoir », ce soit la race. Tout simplement parce qu’il s’est joué, à l’échelle du monde, une division hiérarchique : entre les nations dominantes, rivales entre elles, et les nations dominées, terrain de chasse des nations dominantes. L’enjeu est crucial : la race est ce qui fait le nœud de l’alliance entre l’État moderne et le grand capital. C’est autour de la race que se noue la valorisation capitaliste et la politique de puissance des États-nations.
Ainsi, le personnel de l’État (hauts fonctionnaires, préfets, états-majors, etc.) « rencontre » le capital via la race. En suivant sa logique autonome, nationale-raciale, l’administration sert des intérêts capitalistes. Elle sert d’abord ces intérêts en poursuivant une politique de puissance impériale : ça veut dire continuer à faire valoir des intérêts économiques « nationaux », à travers des accords commerciaux, diplomatiques, militaires. C’est ce que fait la France avec son industrie de l’armement et ses grands groupes spécialisés dans l’aéronautique ou le nucléaire ou via la Françafrique – ces instances font valoir les intérêts de quelques grands groupes emblématiques : EADS, Dassault, etc.
Ensuite, sur le sol national, il y a tout simplement une continuité coloniale de l’État-nation, qui se manifeste dans la matérialité même de l’appareil d’État : c’est l’histoire de sa police, de ses préfectures, de ses services de renseignement, de son système idéologique et médiatique, de son école républicaine. Tous ces appareils poursuivent peu ou prou une logique de séparation de la population entre les Blancs et les autres. Cette logique de séparation est constitutive de l’État-nation moderne et, comme l’ont admirablement démontré Abdelmalek Sayyad ou Étienne Balibar, la nation produit forcément des « étrangers », l’universalisme des droits de l’homme a toujours eu des exceptions et, par ailleurs, les nations mènent des politiques prédatrices dans le Sud global.
Or, en reproduisant la race, le personnel de l’État renforce des hiérarchies qui sont exploitées par le grand capital. Les descendants de colonisés sont aussi les derniers embauchés et les premiers licenciés. Ce système offre une réserve de main d’œuvre bon marché, qui peut par exemple se faire allègrement ubériser. Cela nous mène au dernier point : si cette main d’œuvre est plus facile à exploiter, c’est parce que la logique raciale de l’État-nation a eu tendance à protéger davantage les prolétaires blancs des difficultés économiques que les prolétaires non blancs. Cela implique aussi que le mouvement ouvrier blanc a tendance à spontanément s’en remettre à la légalité républicaine, à faire confiance à la neutralité de l’État ou, au mieux, à considérer que l’État providence constitue la face « gentille » de l’État contre une face méchante, autoritaire, sécuritaire. Mais pour les non-Blancs, même la face « gentille » de l’État est un moyen de les tenir en respect : assistantes sociales, travailleurs sociaux, assurance chômage, protection infantile, personnels de santé, psychiatrie – tout est une modalité du contrôle social.
C’est ainsi que nous pouvons conclure : la logique raciale renforce l’apathie et la mollesse du mouvement social. Si la suprématie blanche est l’un des nœuds qui unit le grand capital et l’État, défaire ce nœud parmi les opprimés c’est permettre une radicalisation des mots d’ordres du mouvement social, parce que son opposition au capital devra aussi se traduire par une opposition à l’État.
Or, il se trouve, si l’on s’en tient à l’histoire des luttes postcoloniales, que ce sont elles qui sont à l’avant-garde de la confrontation avec l’État national et impérial et à sa mythologie depuis plus de quarante ans à travers les comités police/justice, les résistance face aux démantèlements des camps de Rroms, la lutte contre le racisme d’Etat, pour la Palestine, la fin de la Françafrique, et pour la mémoire de la colonisation et de la traite qui remettent en cause le socle idéologique de la mythologie républicaine.
Aussi, je dirai que si le mouvement social a une vraie ambition politique, il ne tient qu’à lui de faire évoluer son centre de gravité qui est actuellement celui la loi Travail et dont, bien entendu, nous comprenons les enjeux, vers les questions liées à l’impérialisme, au racisme et à ses conséquences dramatiques sur le sol français. Je pense bien entendu aux attentats de janvier et de novembre 2015 bizarrement absents des débats à Nuit Debout.
Pour finir, je ne peux pas terminer ma plaidoirie sans une adresse à Clémentine Autain :
En visite en Israël, Manuel Valls a dénoncé le 22 mai dans une interview à Radio J, « l’islamo-gauchisme », « ces capitulations, ces ambiguïtés avec les Indigènes de la République, les discussions avec Mme Clémentine Autain et Tariq Ramadan, ambiguïtés entretenues qui forment le terreau de la violence et de la radicalisation ».
Elle répond via le blog du Monde « Rouge et vert » qu’elle réfléchit à porter plainte contre lui pour diffamation, parce qu’elle ne partage pas les idéaux réactionnaires de Tariq Ramadan et qu’Ensemble! ne s’est pas joint au meeting de décembre (qui dénonçait l’État d’urgence) à la bourse du travail de St Denis, suite aux attentats du Bataclan à cause de la présence de Tariq Ramadan3.
Je voudrais rappeler ici, qu’il y a 11 ans, la même Clémentine Autain avait retiré sa signature de l’appel des indigènes de la république. Pourquoi ? Je vous le donne en mille, parce qu’a côté de plusieurs miliers de signataires, il y a avait déjà celle du diabolique Tariq Ramadan.
Alors, j’aimerais simplement dire à Clémentine Autain que si elle partage les convictions de Frédéric Lordon sur le capital et le racisme, elle ferait mieux de se défaire au plus vite de l’étreinte mortelle de Manuel Valls et de sortir par le haut de son piège. Et je vais lui apprendre également que Tariq Ramadan, quelles que soient les critiques qu’elle ou que nous puissions lui faire, fait partie de l’antiracisme politique, par son combat contre l’islamophobie et pour la Palestine. Aussi, je ne peux que lui rappeler une règle d’or en politique. Il faut savoir identifier son ennemi principal et, à l’évidence, Clémentine Autain a du mal à le reconnaître : l’anticapitaliste qu’elle est met à équidistance l’un des plus puissant représentant de l’État bourgeois avec un intellectuel musulman auxquels s’identifient une grande partie des classes populaires non blanches, qui à ma connaissance n’est pas patron d’une entreprise du Cac40. Si Tariq Ramadan fait perdre à Clémentine Autain sa propre grammaire politique, soit il est un diable, soit Clémentine Autain est objectivement complice de la politique de l’État et, en cela, elle renforce la mollesse et l’apathie du mouvement social. Tout cela pour dire qu’au moment où l’on voit au loin – mais pas si loin – poindre le spectre du fascisme, nous sommes à la disposition de Clémentine Autain pour l’aider à reconnaître ses ennemis de classe. Quant à nous, nous serons toujours vigilants pour savoir reconnaitre nos ennemis de race qui par la magie de la politique et de l’amour révolutionnaire se déracialisent quand ils luttent à nos côtés pour devenir des frères et des sœurs en humanité.
Madame La présidente, c’était là ma ligne de défense contre les accusations portées à mon encontre.
Houria Bouteldja, membre du PIR
Intervention prononcée au « Procès du 25 mai 2016 : l’antiracisme politique face à ses inquisiteurs »
- Thomas Guénolé est un politologue qui a dressé, au cours d’un débat télévisé, un réquisitoire contre l’ouvrage d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Voir https://www.youtube.com/watch?v=O5sn-Tbyz_0 [↩]
- http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/05/03/nuit-debout-peut-etre-porteur-d-une-transformation-sociale-de-grande-ampleur_4912446_3224.html [↩]
- http://gauche.blog.lemonde.fr/2016/05/23/autain-valls-veut-substituer-la-question-de-lidentite-a-la-question-sociale/ Il faut par ailleurs noter que, dans un entretien récent, Clémentine Autain proposait, en tant qu’élue de Sevran, un plan d’action contre le « djihadisme » qui faisait nombre de concessions au consensus anti-terroriste et sécuritaire : « En tant qu’élue de Sevran, je demande que la police dispose des moyens de mener une action de renseignement et d’action sur le terrain pour mettre hors d’état de nuire les recruteurs sectaires et djihadistes et prévenir de nouveaux attentats. Cette action de la police doit aussi permettre de prévenir les trafics en tout genre : je renouvelle notre exigence d’un commissariat de plein exercice à Sevran, un commissariat ouvert 24 heures sur 24, aux effectifs et aux moyens techniques renforcés sur le terrain. Nous n’avons pas besoin de l’état d’urgence permanent mais de justice et d’égalité. Nous n’avons pas besoin que soient surveillées toutes nos libertés mais que les réseaux d’embrigadement soient démantelés par les services de renseignements spécialisés. » [↩]