« Ce sont toujours les meilleurs et les plus nobles qui sont le plus détestés, car ils sont sincères et appellent les choses par leur nom. C’est là une faute impardonnable pour le genre humain qui ne hait jamais tant celui qui fait le mal, ni le mal lui-même, que celui qui lui donne son vrai nom. » Giacomo Leopardi, Pensées.
Méfiez-vous des idées qui font plaisir car c’est le « besoin de faire s’exprimer la souffrance [qui] est la condition de toute vérité »[1]. Les enthousiasmes disproportionnés qui ont processionné derrière une critique du Parti des Indigènes de la République parue récemment[2] confirment, mieux qu’un long discours, la justesse de cette maxime d’hygiène intellectuelle. La jubilation empressée de certaines mascottes de la « gauchosphère », brandissant fièrement telle citation, parvenant en toute hâte à des conclusions voulues définitives, a effectivement peu de rapport avec la vérité. Ce sont leurs propres opinions, exténuées d’avoir été battues et rebattues, que les contempteurs du PIR ont pu contempler dans le texte qui les a tant contentés. Elles étaient approximativement exprimées en des termes qu’eux-mêmes auraient employés à l’identique. Leur narcissisme ne s’étalera pas plus longtemps à nos dépends. L’article en question ne mérite pas qu’on y réponde ; la publicité qui l’entoure, elle, l’exige.
Les Indigènes de la République viennent de fêter leurs dix ans ; ils n’ont jamais ménagé leur public. En 2005, lycéen dans une petite ville de province, je me souviens d’avoir été interpellé par l’appel « Nous sommes les Indigènes de la République » et ébranlé dans la routine de mes idées par la radicalité de leur discours. C’est par fidélité à cet affect vieux de dix ans que j’écrirai. N’ayant pas participé à la fondation du mouvement et n’ayant aucun fait d’arme glorieux à faire valoir, je n’aurai d’autre ambition que de rappeler avec le plus de justesse possible la vitalité du discours du PIR. Au contraire de ceux que j’attaquerai, je ne perçois aucune rente sur le mensonge. L’article mal titré « Pour une approche matérialiste de la question raciale » paru dans les pages de la revue Vacarme, malgré la médiocrité de son argumentaire et de son contenu, servira de prétexte à cette fin.
Ce n’est pas moins de trois auteures qui ont uni leurs forces pour le rédiger. Le casting, en l’espèce, est loin d’être indifférent. C’est même un ingrédient clef de la rhétorique. L’association des signatures de trois « descendantes de musulmans et de juifs d’Algérie » devait, par contraste, mettre en évidence le sectarisme machiste et arabo-centré du PIR. Car c’est bien de cela qu’il sera question. Elles l’écrivent : « Surfant sur les durcissements identitaires, [le PIR] propose une lecture systématiquement culturelle voire ethnicisante des phénomènes sociaux. Cela l’amène à adopter des positions dangereuses sur l’antisémitisme, le genre et l’homosexualité. » Quelle réputation ces militantes croient-elles flétrir, qui s’imaginent-elles indigner, en qualifiant les positions du PIR de « dangereuses » ? Et surtout, dangereuses pour qui ? Ce qui est certain, c’est qu’elles ne le sont pas pour les raisons ici alléguées. « Sexistes, antisémites, homophobes : bienvenue chez les Indigènes », tel aurait pu être, traduit dans l’humour de caserne des ultras du PSG, le titre de l’écrit savant du tonitruant trio de Vacarme.
Ces allégations, sont-elles étayées de preuves ? Je prouverai qu’il n’en est rien et que ce papier vise à contenter les convaincus ou à désinformer les lecteurs distraits. Sans surprise, la première étape s’est déjà produite ; épargnons-nous donc la seconde. Soulignons enfin que les auteures se présentent comme « féministes et communistes ». Qu’elles ne se déclarent pas antiracistes n’a rien d’étonnant : elles cherchent à dissoudre l’antiracisme dans le bain de leurs propres ambitions qui, pour être « matérialistes », ne le sont sans doute pas au sens qu’elles revendiquent.
Une rhétorique plutôt qu’une méthode
La forme de l’article en question ne rachète pas plus le contenu que l’inverse. Toutefois, pour procéder avec ordre, commençons par la cause du mal qui saute le plus immédiatement aux yeux : la méthode. Ou, plus justement, l’absence de toute méthode, au profit d’une rhétorique et de ce que Bourdieu appelait le discours d’importance. Deux éléments indispensables à tout texte visant à convaincre lui manquent : d’une part une administration de la preuve et de l’autre une effort argumentatif pour démontrer les thèses avancées.
On ne peut pas faire aux Indigènes le reproche de ne pas s’exprimer suffisamment. Leur site regorge de textes théoriques, de commentaires et de communiqués liés à l’actualité, de prises de parole. Une quantité significative de ces billets a été rassemblée voilà deux ans dans un épais volume intitulé Nous sommes les Indigènes de la République, paru aux Éditions Amsterdam. Il faut y ajouter les ouvrages de Sadri Khiari, notamment Pour une politique de la racaille (2006), La Contre-révolution coloniale en France (2009) et Malcolm X stratège de la dignité noire (2013). Pour que les critiques adressées au PIR soient recevables, elles auraient dû s’appuyer sur des citations de ces écrits, sur des analyses sourcées – bref, sur des preuves. Or malgré cette abondance de matériaux, seul un texte sur Dieudonné est effectivement cité, visiblement choisi pour les sous-entendus faux et malveillants qu’il permet de faire planer. Hormis cette exception, « Pour une approche matérialiste de la question raciale » se contente de périphrases orientées, de reformulations hasardeuses et laisse parler l’imagination des auteures. Pour faire passer leurs insinuations pour des thèses solides, le trio emprunte à Immanuel Kant, qui n’en demandait pas tant, son fameux als ob (comme si). Inutile de préciser qu’elles n’en feront pas le même usage : « Tout se passe comme si les prolétaires racisés qui subissent le plus violemment le racisme étaient instrumentalisés » ; « Tout se passe comme si les “indigènes sociaux” ne pouvaient sortir de leur position de subalternes qu’en redoublant la racialisation de leur position dans le capital. » Voilà comment sont amenées des conclusions arbitraires : rien n’a été prouvé, cité, démontré, mais c’est comme si. Et les auteures de monologuer, se confrontant moins aux propos des Indigènes qu’à l’idée vague et déformée qu’elles s’en font.
La seconde chose qui frappe, c’est la litanie des « il faut », brandis lorsque les arguments font défaut. Dès lors que le renoncement à tout effort pour convaincre en recourant à la preuve est consommé, la nécessité s’y substitue. Elle jaillit périodiquement, comme un coucou d’une horloge suisse. « Il faut maintenir une lecture de classe du racisme » ; ou encore : « il faut à la fois reconnaître ce qui se passe actuellement, et sortir de l’ombre les violences subies dans le passé ». De subtiles variantes sont à noter : « Penser un racisme systémique doit permettre d’articuler race et genre, race et classe. » Ces impératifs éthiques arbitraires, que rien ne vient jamais justifier et qui ne tiennent debout qu’en vertu de leur propre évidence supposée, tombent sur le lecteur comme des averses – mais l’article n’offre aucun abri. Pour paraphraser Debord, on nous parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », espérant qu’on veuille bien le croire. Ce paternalisme des fausses évidences ne nous convaincra pas ; voilà dix ans que les Indigènes lui ont tourné le dos.
Un soliloque extravagant, qui se tire de l’impasse par quelque deus ex machina dès qu’il se découvre pris au piège de ses propres roueries : voilà ce qui tient lieu de méthode à notre terrible trio. C’est donc sans peine qu’il peut conclure que la « lecture des Indigènes de la République de la question du racisme […] semble finalement assez faible », sans rien n’en avoir jamais examiné. L’épouvantail de papier que les auteures bricolent pour mieux l’abattre est effectivement si fragile que même le cocktail de platitudes et de sophismes qu’elles lui opposent suffit à triompher. On va voir à présent que si les positions réelles du PIR avaient été convoquées, au lieu de leur caricature, il en eut été autrement.
Désarticulation décoloniale
Le trio est plus obsédé par les articulations que ne l’est n’importe quel rhumatologue. L’articulation, dans le sens où il l’entend, c’est la combinaison des dominations de classe, de genre, de race, liées à la sexualité. L’injonction à l’articulation, qui se donne ici comme une fin en soi, le PIR la connaît bien. L’article « Pour une approche matérialiste de la question raciale » ne fait que confirmer les analyses de Sadri Khiari, qui soulignait que dès lors qu’elle n’est pas panachée, nouée à d’autres formes d’oppression sociale, la question raciale est d’emblée inadmissible dans le discours de la gauche radicale[3]. Puisque le PIR se donne pour objectif premier de lutter contre les continuités, les résurgences et les transformations du racisme colonial, on l’attaquera sur tout le reste : son approche du capitalisme, des questions de genre et de sexualité, son discours sur l’antisémitisme. En somme, ce qu’on reproche au PIR, c’est de se donner ses propres objets et objectifs. C’est de ne pas se soumettre de bonne grâce aux injonctions à échanger sa ligne contre le brouet mitonné par notre trio féministo-communiste. Toutefois, ce qu’il semble ignorer, c’est que ces sujets ne sont pas des points aveugles : les Indigènes les traitent à partir du paradigme décolonial qui est le leur. La pensée décoloniale n’est pas l’obnubilation par le seul thème du colonialisme ; c’est un effort pour donner à sa vision du monde la profondeur historique nécessaire pour agir et raisonner en se libérant de veilles routines politiques.
Elle part de l’hypothèse qu’à partir de 1492, avec la « découverte » puis la conquête de l’Amérique, naît un projet de civilisation européen dont la supériorité intellectuelle, morale et physique du Blanc sera le rouage essentiel. Or ce rouage, bien que rouillé, n’a pas encore fini de faire tourner la machine coloniale. L’Europe naît à ce moment-là, de ce moment-là ; elle n’a jamais cessé d’en récolter les fruits. « Avec l’approche décoloniale, ce qui compte, c’est […] la conscience du fait que les formes modernes du pouvoir ont produit (tout en les occultant) des technologies de la mort, qui affectent de façons différentes sujets et communautés. Le tournant décolonial permet aussi de réaliser que les formes du pouvoir colonial sont multiples ; que l’expérience, ou la connaissance, propres aux sujets les plus concernés par le projet de mort et de déshumanisation moderne, sont d’une importance capitale si nous voulons comprendre les formes modernes du pouvoir et proposer des alternatives. »[4] Ce que disent les Indigènes, c’est que c’est à partir de ce paradigme, qui prend en compte le projet de la suprématie blanche sur lequel se fonde la modernité elle-même, que les questions de sexe ou d’économie méritent d’être envisagées pour être pertinentes dans les vies des habitants du Sud global et de leurs diasporas. Ce ne sont pas des pièces rapportées, accumulées en une rassurante concaténation des dominations. Elles s’intègrent dans l’orbite d’une théorie cohérente qui, sans les ignorer, ne cherche plus sa légitimité dans la pratique et la pensée politique européenne.
L’intersectionnalité, nom savant de l’étude de l’articulation, est un concept que l’on doit aux féministes africaines-américaines. Or il arrive de plus en plus fréquemment que cette théorie d’abord antiraciste soit aujourd’hui retournée contre les femmes indigènes qui en sont les héritières légitimes. Dans la France d’aujourd’hui, le chantage à l’intersectionnalité est devenu un instrument de police idéologique qui permet de disqualifier ceux qui ne prêtent pas allégeance à l’agenda politique dominant. Les accusations d’homophobie ou d’antisémitisme, sont les armes de ce combat-là. Force est de reconnaître, aussi désolant que soit ce constat, qu’une part significative du discours intersectionnel français est formellement semblable à l’universalisme républicain (bien que leurs contenus diffèrent). Il cherche à consacrer la supériorité morale de celles et ceux qui le prônent, en les confortant dans l’illusion d’une légitimité sans borne. Articuler à tous propos la classe, la sexualité, le genre et la race, c’est s’assurer d’avoir son mot à dire sur tout, et d’être rarement contredit. Jack of all trades, master of none, le prêcheur intersectionnel répondra « classe » ou « genre » quand on lui parlera race, et vice versa, installant son petit universalisme par accumulation de points de vue, où son avis seul sera pleinement légitime. Les Indigènes désarticulent ce devenir funeste d’une théorie émancipatrice, qui ne bénéficie alors qu’à ses propagandistes professionnels.
Sur le capitalisme
La citation qui suit s’annonce comme une immense accumulation de contrevérités : « Ce racisme marque de manière matérielle et symbolique l’espace métropolitain européen. Néanmoins, la grille de lecture strictement décoloniale que nous propose le PIR nous empêche de comprendre les dynamiques actuelles, où ce racisme n’existe qu’en lien avec le développement capitaliste à l’échelle du monde. À ce titre, l’histoire coloniale est derrière nous, même si elle laisse des traces. L’Occident, c’est-à-dire les centres historiques d’accumulation capitaliste menacés par la crise, perpétue, à travers la “chasse aux terroristes”, la continuation d’une structuration de l’exploitation à l’échelle mondiale. Par exemple les guerres pour l’accès aux ressources naturelles (pétrole ou minerais “stratégiques”). Mais ce qui se joue également, c’est l’intensification de l’exploitation dans tous les segments de classe, à commencer par les plus fragiles. Ce processus d’appauvrissement et de marginalisation finit par engloutir des sujets qui ne sont pas noirs, arabes ou descendants de colonisés. »
Le trio adopte l’idée anticapitaliste la plus classique selon laquelle le capitalisme aurait entraîné, au gré des besoins de l’accumulation, divers processus de racialisation (je ne m’attarderai pas sur sa tendance à appuyer lourdement sur l’origine sociale de la race comme sur une trouvaille brillante – dans un débat sur le PIR cela revient, en termes de pertinence, à rappeler que l’eau mouille ou que le soleil chauffe). Or il n’est pas absurde, dans une perspective décoloniale, de formuler exactement l’hypothèse inverse : c’est le capitalisme qui naît du racisme. J’ai évoqué plus haut la conquête des Amériques. L’étape historique suivante, celle de la traite transatlantique, est ici décisive. Ce ne sont pas de nébuleuses « dynamiques actuelles » qui lient le racisme aux échanges économiques globaux : il en va ainsi depuis le XVIe siècle ! Les remarques de CLR James selon lesquelles les plantations de la Caraïbe préfigurent les usines de l’ère industrielle sont aujourd’hui bien connues. L’historien Marcus Rediker va plus loin encore dans ses recherches sur le navire négrier qui, selon lui, fut « l’élément central d’un ensemble de bouleversements économiques profonds et interdépendants qui furent essentiels à l’essor du capitalisme »[5]. En effet, le négrier, liant intimement accumulation et répression, était à la fois une factory, c’est-à-dire un établissement commercial itinérant, et la première forme de prison moderne, en un temps où elle n’existait pas encore sur la terre ferme.
L’histoire du droit des gens et du droit international, de Hugo Grotius à Carl Schmitt, montre que le privilège des institutions, des terres, et finalement des peuples européens dans l’imaginaire politique précède logiquement et historiquement le capitalisme. Il en est, à la lettre, la condition de possibilité. Ce sont ces doctrines qui permirent les massacres des amérindiens et la traite, aussi bien que le second colonialisme moderne. Trop occupées à brandir les concepts marxiens les plus élémentaires (croit-on vraiment nous enseigner le fétichisme de la marchandise ?) comme si elles venaient tout juste de les inventer, les auteures n’envisagent pas que c’est depuis la perspective décoloniale que le « développement du capitalisme à l’échelle du monde » se laisse penser le plus rigoureusement. Comme le rappelle à juste titre Nelson Maldonado Torres, la colonisation a été « le modus operandi de la globalisation »[6]. Contrairement à ce qu’asserte le trio, le PIR ne « subsume » pas « toutes les questions sous celle de la race ». Écrire cela, c’est encore sous-entendre que ce serait affaire de choix. Le PIR constate que la race est fondatrice de la modernité comme de l’accumulation capitaliste, et il en tient compte.
En outre, les clichés médiatiques assimilant le néocolonialisme contemporain aux seules « guerres pour l’accès aux ressources naturelles » en dit long sur la méconnaissance de nos spécialistes autoproclamées d’économie politique. Entre les zones d’extraction minérale privatisées, sécurisées par des private military contractors et les conséquences délétères des politiques d’ajustement structurel, il y a pourtant des analyses consistantes à relayer et à poursuivre[7] (et je ne pense ici qu’au seul continent africain). D’autant que dans les pays où les mesures d’ajustement ont été mises en place, l’incapacité dans laquelle s’est trouvé l’État de financer le compromis social l’a souvent conduit à compenser cette perte de contrôle par une intensification de la répression et un recours accru au racisme et la xénophobie en guise de ciment national[8]. À l’heure où des plans d’ajustement ciblent les nations européennes, l’étude des expériences du Sud global dans la perspective décoloniale pourrait sembler précieuse, mais nos auteures la délaissent. Pourtant le fond n’a pas encore été atteint. Leur sophisme le plus grossier réside dans l’idée que l’extension à la population blanche d’une précarité autrefois propre aux descendants de colonisés invaliderait les analyses du PIR, les signalant comme dépassées. Ce raisonnement laisse perplexe : on feint de croire que l’extension et l’intensification d’un phénomène équivaut en réalité à sa disparition. Si j’apprends le Mandarin, vais-je précipiter l’écroulement de la République Populaire de Chine ? Le phénomène d’indigénisation des Blancs des quartiers, qui a bien été étudié par Sadri Khiari[9], confirme au contraire la justesse de la perspective décoloniale.
On peut donc finalement répondre à l’insinuation faussement candide du trio : « Tout se passe comme si les “indigènes sociaux” ne pouvaient sortir de leur position de subalternes qu’en redoublant la racialisation de leur position dans le capital. Comme si les jeunes issu-e-s de l’immigration coloniale n’avaient pas le droit, eux, elles aussi, de s’interroger sur l’organisation du travail, sur la propriété des moyens de production, l’exploitation… » Premièrement, on ne redouble rien du tout. Nos brillantes marxologues saisiront la référence si j’affirme que l’enjeu est plutôt de passer de la race en-soi, en butte à tous les coups et produite par leur répétition, à la race pour-soi, politisée et organisée. Deuxièmement, au contraire des rhumatologues politiques, le PIR n’interdit à personne de s’interroger sur quoi que ce soit. Par contre, et c’est bien là le problème, il se réserve le droit d’apporter des réponses.
Sur le genre
La parole est à l’accusation : « Selon ce raisonnement donc, une indigène sociale ne peut pas développer des outils de lutte et de revendication en fonction de son actualité présente, de son genre, de sa sexualité. Elle doit se référer éternellement à sa position post-coloniale ; ses modèles d’émancipation n’appartiennent qu’au passé. Si elle se prend à défendre d’autres causes ou à articuler, par exemple et au hasard, race et genre, c’est qu’elle adopte l’agenda des Blancs. »
Un texte de Houria Bouteldja que le trio se garde bien de citer aurait pu apporter quelque éclairage à ces conclusions brumeuses[10]. Elle ne s’y prononce pas quant à l’idée de savoir s’il faut ou non être féministe. Ce qui désarçonne nos auteures, qui rêvent de déplacer les plaques tectoniques de l’histoire à grands coups de « il faut » et de « tu dois », c’est que le PIR n’émet pas d’injonctions, qu’il n’aboie pas d’ordres. Quand il propose la notion de « féminisme décolonial », il ne s’agit pas d’une nouvelle norme, mais d’un outil pour penser race et genre au-delà de l’injonction à l’articulation qui cherche à faire du terme « féminisme » le synonyme rigoureux de « progrès ».
Une représentation commode de ces enjeux tend à présenter le féminisme comme un front de modernisation, en lutte contre des archaïsmes liés au patriarcat. Le paradigme décolonial pose ce problème différemment. Selon lui, féminisme et patriarcat appartiennent à un même espace-temps : celui de la modernité européocentriste et coloniale. Cet espace-temps est devenu mondial, et avec lui la version européenne du patriarcat, différemment acclimatée en fonction des régions. Cela ne signifie pas que les sociétés précoloniales auraient été des paradis peuplés de « bons sauvages » et dénuées de toute forme d’inégalité. Seulement, ce ne sont plus ces formes pré-modernes d’inégalité qui prédominent aujourd’hui. Vaincues, rétamées par le colonialisme, ces épistémologies ont été investies ou remplacées par la modernité européocentriste. Une alternative se présente alors pour qui souhaite toujours envisager un projet émancipateur. Aucun de ses membres n’est, dans l’absolu, plus légitime que l’autre, et tout est ici affaire de situation. D’une part, le féminisme classique, qui se tient à l’intérieur de ce même paradigme pour y faire naître des potentialités libératrices. De l’autre, le féminisme décolonial dont parle Bouteldja. Ce dernier, se basant sur les héritages combinés des féministes de couleur et des politiques anticoloniales, se bat pour sortir du paradigme lui-même.
Le PIR ne cherche pas à empêcher qui que ce soit d’adhérer au projet du féminisme classique ; il reconnaît sa légitimité dans son ordre propre. Toutefois, il suggère que le projet décolonial est plus pertinent pour le Sud global et ses diasporas victimes du racisme. Et il ne peut rester de marbre face aux attaques dont il fait l’objet, pas plus que devant les diverses formes de racisme ou de tentations hégémoniques qui caractérisent certaines interventions féministes. Comme l’annonce un titre fameux de Christine Delphy, les féministes ont un « ennemi principal » : le patriarcat. Les Indigènes en ont un autre : la modernité raciste et européocentriste, dont le patriarcat est l’un des versants.
Ce thème permet d’aborder rapidement une autre rumeur qui court à propos du PIR : son soi-disant « éloge des couples non-mixtes », qui consisterait à « limiter autant que faire se peut les unions entre “racisés” et “Blancs” »[11]. Premièrement, le PIR n’a pas pour ambition de légiférer sur les choses de l’amour ; contrairement au SOS racisme des pires moments, il ne suggère pas que c’est en faisant grincer les ressorts de nos matelas que nous changerons le monde. Deuxièmement, force est de constater que dans ces discours critiques, les « couples mixtes » que l’on croit attaqués sont ceux qui impliquent un Blanc : qu’Arabes, Noirs, Asiatiques, Sud-Américains se prennent de passion les uns pour les autres n’intéresse personne. Or c’est cette assimilation de la « mixité » à la blancheur que dénoncent les Indigènes. Il en découle, troisièmement, qu’il n’y a rien à gagner à sacrifier à ce mythe : ces mariages soi-disant « mixtes » ne sont ni plus honorables, ni même plus mixtes, que les autres. Ils sont simplement plus blancs. Fanon qui, dans Peau noire, masques blancs, critique longuement le désir intéressé de blancheur des Antillais, se maria lui-même avec une femme blanche. Y a-t-il une morale à en tirer ? Aucune, sinon peut-être que ses recherches lui permirent d’aimer une femme, plutôt que son propre rêve de « lactification ». Partant de la même question des mariages « mixtes », Serge Halimi, entonnant un air répété ad nauseam, reproche aux Indigènes de provoquer « la division permanente des catégories populaires »[12]. C’est de la pensée magique : le PIR ne provoque rien, il pointe une division réellement existante. Les appels à l’unité qui ordonnent aux indigènes de disparaître dans la masse procèdent d’un fétichisme de l’harmonie sociale (toujours gagnée sur le dos des minorités) dont j’espère qu’il est un des tous derniers dupes.
Sur l’antisémitisme[13]
Voyons à présent ce que les trois auteures ont à opposer au PIR concernant la « question juive » : « L’antisémitisme moderne a une dimension systématique. Il explique un monde menaçant et devenu rapidement trop complexe. Lié au conspirationnisme, il se présente comme la clé interprétative de toute la violence et du non-sens qui fonde la dynamique d’un ordre social sans autre but que sa propre reproduction. Cette explication du monde apparemment délirante a des effets bien réels. L’identification des juifs à l’argent, à un pouvoir abstrait et menaçant, perdure. Dans les moments de crise sociale, il revient en force, même à gauche. L’école allemande de la Wertkritik tente de comprendre ce lien tendanciel entre certaines formes de critique anticapitaliste et l’antisémitisme. »
Quelques lignes plus haut, le PIR était accusé d’être insuffisamment préoccupé par les transformations récentes du capitalisme, mais l’opportunité de lui imputer un nouveau crime le travestit soudain en chaînon manquant entre anticapitalisme et antisémitisme. Le trio navigue au radar. Il emprunte au courant philosophique postmarxiste de la Wertkritik et à Moishe Postone leur critique d’un « antisémitisme structurel ». Selon cette doctrine, l’antisémitisme contemporain procéderait toujours d’une même métonymie : l’assimilation du Juif à l’abstraction, à une puissance abstraite, occulte et impalpable, mais omniprésente. Ce cadre suppose que le discours qui s’est cristallisé au moment du national-socialisme conserve aujourd’hui toute sa pertinence analytique : le Juif incarnerait toujours le capitalisme financier, déconnecté du sang et du sol, opposé au vitalisme de l’industrie comme à celui de la race pure. Ce modèle strict permet d’isoler l’antisémitisme de toutes les autres formes de racisme, en le traitant comme un phénomène absolument singulier[14].
Tout l’effort du trio consistera à plaquer cette définition peu convaincante de l’antisémitisme sur les analyses des Indigènes : « Lutter contre l’antisémitisme, ce serait lutter contre le philosémitisme. Finesse dialectique mise à part, on retrouve là la vieille idée que les juifs, liés au pouvoir, tirent les ficelles ! » Aussi peu accoutumé à la dialectique qu’à la finesse, voilà ce que le trio retient de l’analyse du PIR selon laquelle l’État alimente la division entre les communautés racialement dominées[15]. C’est que nos auteures sont prises au piège d’un paradoxe de leur usage de la Wertkritik. L’« explication du monde apparemment délirante » dont elles prétendent faire l’exégèse semble contagieuse. À la manière de la conscience malheureuse hégélienne, elles sont tellement fascinées par le flou rassurant de leur propre idée de l’antisémitisme qu’elles finissent par se confondre avec sa définition. Dans leur discours, ce n’est plus le Juif, c’est l’antisémitisme qui devient une menace abstraite. On veut le découvrir partout, surtout là où il n’est pas : dans le discours du PIR. Cette accusation, qui est l’une des plus grave qu’on puisse proférer, visait à discréditer définitivement les Indigènes sans effort. Mais cette perfide manigance médiatique est éventée.
Enzo Traverso, dont le trio cite un ouvrage, montre dans La Fin de la modernité juive que l’après seconde guerre mondiale, sans bien sûr signer la fin de l’antisémitisme, marque l’entrée dans une ère où il ne constitue plus le ciment de la socialité européenne qu’il fut trop longtemps. Bien au contraire, l’Europe postfasciste se rachète une virginité en s’organisant de plus en plus autour de cette religion civile que devient la mémoire de l’holocauste[16]. C’est ce phénomène, examiné au prisme de ses conséquences sur la vie des indigènes, que Houria Bouteldja a qualifié de philosémitisme. Le « philosémitisme » dont parle le PIR n’a, de près ou de loin, rien à voir avec un quelconque pouvoir juif, mais tout à voir avec l’instrumentalisation du « nom juif » – c’est-à-dire avec son impouvoir. La première caractéristique du philosémitisme, c’est précisément que ce ne sont pas les Juifs qui « tirent les ficelles », mais l’européocentrisme. Le philosémitisme est un antisémitisme, je me suis déjà exprimé à ce propos[17]. Mais, comme il ne se confond pas avec l’archétype grossier de « l’antisémitisme structurel » (puisque le philosémitisme valorise un idéal d’occidentalisation) le trio est incapable de l’analyser. C’est ainsi qu’il en est réduit à allonger la pensée de Bouteldja dans le lit de Procuste de la Wertkritik, dans l’espoir de crédibiliser une accusation d’antisémitisme qui ne convainc pas.
Malgré une grande déférence à leur égard, les auteures prennent la peine de préciser en note qu’elles ne partagent pas les positions des auteurs de la Wertkritik quant à Israël. Il faut dire que les opinions de ces derniers sont si farfelues qu’une telle indication est moins à porter au crédit de l’esprit critique du trio qu’à celui du sens commun le plus élémentaire. Plus significatif est le degré de la divergence. Les termes dans lesquels s’exprime la condamnation d’Israël sont soigneusement choisis : « Nous critiquons comme telles les exactions à Gaza, dans les territoires, la colonisation galopante en Cisjordanie, à Jérusalem Est. » Présentant ces crimes comme les excès regrettables d’une situation normale, le trio cherche à faire oublier que l’État d’Israël est un pur produit du colonialisme britannique. Il cherche à faire passer son sionisme modéré, son sionisme tempéré, pour un projet émancipateur. Comme l’explique Youssef Boussoumah dans une conférence éclairante, la création de cet État s’est moins présentée comme une « solution nationale à la violence antisémite » que comme une solution coloniale, pour laquelle la destruction des Juifs d’Europe constitua un événement légitimant et in fine une aubaine[18]. Comme le prouvent suffisamment les divers sujets que j’ai précédemment traités, il n’y a pas au PIR de « focalisation unique sur la question palestinienne, alimentée par les nostalgiques du panarabisme et les gauchistes français ». Mais le PIR est un parti décolonial, or Israël et colonialisme sont indissociables (et, que je sache, ni la nostalgie ni le panarabisme ne sont des crimes de droit commun).
De Hannah Arendt à Jean-Paul Sartre, en passant par Jean Améry, l’histoire des idées compte de nombreuses analyses pénétrantes des ressorts de l’antisémitisme. Que les affabulations de la Wertkritik aient été mises en avant renseigne sur le sens tout métaphysique que le trio donne à cette « économie politique » dont il a plein la bouche. Plus subtils, Horkheimer et Adorno distinguaient, dans leur Dialectique de la Raison, deux formes d’antisémitisme. D’une part celle, obsessionnelle et meurtrière, des nazis. De l’autre, celle des libéraux qui partent du principe que les Juifs constituent un groupe sans caractéristiques particulières, sinon l’opinion ou la religion. Postulant, à tort, l’unité réalisée des humains, cette thèse « sert à faire l’apologie de l’état de chose existant »[19] en négligeant les conséquences de l’existence des différences. La structure de cet antisémitisme libéral, dont l’objet n’est aujourd’hui plus les Juifs mais les indigènes, se retrouve dans l’argumentaire du trio. Elle explique sa critique assurée de « l’essentialisme ».
L’essentialisme est-il un humanisme ?
Liée à celle du manque d’articulation, l’accusation d’essentialisme est la seconde critique massive formulée par le trio. Selon lui, le PIR « essentialise les fameux “Indigènes sociaux”, les subalternes qu’il prétend représenter ». Une précision vient plus loin : « cette essentialisation des Arabo-musulmans ne laisse de place à aucune autre identification au sein des indigènes. C’est toute la limite du programme du PIR esquissée dans la notion d’“internationale domestique” : une suprématie de la race qui annule en fait toute autre articulation, race et classe, race et genre, race et sexualité. Selon ce raisonnement donc, une indigène sociale ne peut pas développer des outils de lutte et de revendication en fonction de son actualité présente, de son genre, de sa sexualité ».
L’incongruité de l’usage du syntagme « suprématie de la race » à propos du PIR apparaît avec d’autant plus de netteté que, depuis la tuerie négrophobe de Charleston, la France entière connaît la signification et la brutalité de l’idéologie suprémaciste blanche. L’arbitraire de cette assimilation illustre une fois de plus la confusion dans laquelle se trouve le trio – confusion dont on s’apprête à explorer une nouvelle facette.
« Essentialisme » est l’un de ces concepts qui connaissent un destin étrange. Autrefois catégorie philosophique, il tend à se transformer en lieu commun journalistique. Son caractère embarrassant ne tient pas à quelque trahison d’une supposée pureté conceptuelle, mais à la capacité d’un tel mot à ensorceler le discours en donnant des apparences de profondeur et d’acuité à des idées triviales qui, différemment formulées, auraient frappé par leur indigence. Comme souvent, ce qui inquiète ici, c’est le consensus. En effet, dans le discours militant de gauche, le terme d’essentialisme n’est convoqué que sous une seule forme, à une seule fin : l’accusation. Lorsqu’il surgit dans le débat, c’est qu’on a basculé dans le régime de l’inculpation.
Le PIR ne se reconnaît pas dans la catégorie d’essentialisme et cherche à la dépasser. Mais ils reconnaissent que les « anti-essentialistes » oublient souvent deux points importants. D’une part, ils n’admettent pas que ceux qui se disent essentialistes ont raison sur un point : ils insistent sur la finitude, et notamment la finitude de la mémoire. Il n’est pas possible d’avoir accès à une culture infinie. Nul ne peut échanger sa mémoire contre une autre, ni devenir une sorte d’accumulation illimitée de toute la diversité universelle. Mais les essentialistes cherchent à absolutiser cette finitude, à en faire une norme contraignante, ce que les Indigènes condamnent. Cela conduit au second oubli des anti-essentialistes : ils ne distinguent pas les « essences » (c’est-à-dire les attachements, ce à quoi tiennent les individus et les groupes, leur mémoire) et la contrainte d’adopter des normes de comportement (l’interdiction de toute transformation, de toute créolisation).
Les Indigènes, dans la déclaration de leurs principes, évitent ces pièges : « Malgré leurs conditions communes et leurs intérêts communs, les indigènes ne constituent pas une entité homogène. Des communautés différentes existent en leur sein, ayant des origines diverses, des parcours historiques spécifiques, des cultures, des spiritualités et des attentes particulières. De nombreux indigènes se considèrent par ailleurs comme n’appartenant à aucune communauté particulière. Des Blancs sont partiellement indigénisés par les politiques de stigmatisation, de relégation, de discrimination qui sont menées à l’encontre des quartiers populaires. Ils sont par ailleurs dans une démarche de solidarité voire d’identification avec les indigènes. »[20]
La philosophie des Indigènes cherche à s’épargner deux écueils, qui prennent la forme de deux injonctions. D’un côté, l’alliance de la contrainte et de l’essence (« Reste ce que tu es ! »), et de l’autre la contrainte d’être sans essence (« Deviens rien ! »). Le PIR envisage une essence sans contrainte, c’est-à-dire la reconnaissance des attachements, des croyances dans lesquelles sont pris les individus et les groupes, la finitude de leur mémoire. Mais aussi la connaissance du fait que ces attachements eux-mêmes peuvent devenir mortifères, et ne méritent jamais d’être pris pour des fins en soi. Les temps, les circonstances changent, et il peut être nécessaire de se détacher, d’abandonner ce qu’autrefois l’on a cru ; mais il n’y a pas de révolution mémorielle. La transformation est possible, pas le devenir rien. Frantz Fanon comparait ce processus à l’émergence de la maturité. L’adolescent rêve d’échapper à toutes les règles, de tout tenir de lui-même. Mais l’erreur serait de s’imaginer, au contraire, que devenir adulte revient à suivre des règles définies, à savoir se conformer. En vérité, être adulte c’est connaître son héritage, mais savoir qu’il est possible de le trahir, c’est-à-dire d’enfreindre les règles pour en établir de nouvelles, pour faire advenir le mieux. Faire vivre son essence, c’est-à-dire sa mémoire, sans jamais en être l’esclave, voilà une position décoloniale. La politique indigène, comme le souligne Sadri Khiari, ne vise pas l’homogénéité[21].
Je risque d’être accusé de mauvaise foi si je n’évoque pas une autre acception du terme « essentialisme ». En effet on reproche parfois au PIR d’essentialiser les objets de ses critiques : la République par exemple. Je répondrai simplement qu’elle s’essentialise fort bien toute seule.
Les racines de leur haine
Un pan de la gauche, c’est le cas du trio, voue aux Indigènes de la République une véritable haine qui, comme on vient de le voir, comporte une part irrationnelle. Et les accusations viennent après coup, comme les rationalisations d’une phobie : « il faut que le PIR soit bourgeois, il faut qu’il soit sexiste, il faut qu’il soit antisémite. » Pourquoi ? « Parce que je le hais ! » C’est ainsi qu’une mauvaise réputation fait son chemin, qui prête au PIR un pouvoir menaçant, presque illimité. On en est donc réduit à s’interroger sur les causes réelles de cette détestation, qui n’apparaissent jamais au grand jour, mais dont on discerne les contours. Ainsi, c’est plein d’aigreur que le tiercé perdant de Vacarme grommelle, dans un accès de sincérité inattendu, que la « politisation opérée par le PIR a lieu dans un va-et-vient entre une conférence à Oslo pour le gratin intellectuel mondialisé et une manifestation à Barbès ». Que le PIR dialogue sur un pied d’égalité avec des intellectuels, sans rougir de sa propre doctrine, puis passe à l’action contre le sionisme aux côtés des indigènes avec lesquels il a tout en commun, voilà bien ce que cette gauche jalouse et rhumatismale s’est depuis des décennies révélée incapable de faire.
Cette gauche-là hait le PIR parce qu’il existe. Sa rancune ne procède pas du mal qu’il lui fait, mais elle ne lui pardonne pas de ne pas lui vouer l’admiration qui lui fait tant défaut. Sa pratique religieuse et incantatoire de la politique se trouvant dans l’impasse, elle cherche des coupables. Or son erreur est d’avoir pris ses principes, sa morale généreuse, fondée sur la défense de tous les opprimés en vrac (prolos, femmes, homos, indigènes, etc.), pour une perspective et un projet politique. Cet idéalisme s’étant révélé impraticable sur le terrain, ceux qui le prônent en sont réduits à persifler sur quiconque privilégie la cohérence plutôt que l’orgueil. Cette frange de la gauche française crache sur le PIR comme elle retweet sur Podemos : pour oublier qu’elle ne peut pas. Au lieu de faire des Indigènes l’objet de sa colère, elle devrait chercher les causes de sa propre impuissance.
Ce que nos adversaires croient savoir, nous le savons mieux qu’eux ; seulement, nous n’en avons plus l’usage. L’article du trio évoque l’économie politique à chaque ligne, comme un mantra, mais ne la fait jamais, se contentant d’une litanie d’anecdotes et d’une poignée de concepts marxiens connus des élèves de terminale. « Matérialisme » n’est alors qu’un mot de passe, qui dit à cette gauche-là « je suis de votre côté ». Les Indigènes, pour leur part, ne font pas de courbettes. Ils n’ont pas de gages de bonne conduite à donner. Pour emprunter l’idée de Malcolm X, vu d’ici bien sûr, le PIR semble minoritaire. Mais le tiers-monde, le Sud global d’aujourd’hui, est son horizon. À ce titre il se tient avec la majeure partie du monde, et du côté de l’avenir.
Norman Ajari
Notes
[1] Adorno Theodor W., Dialectique négative (1966), trad. Collège de philosophie, Paris, Payot, 2003, p. 29.
[2] Malika Amaouche, Yasmine Kateb & Léa Nicolas-Teboul, « Pour une approche matérialiste de la question raciale ».
[3] Khiari Sadri, « Les mystères de l’ “articulation races-classes” » .
[4] Maldonado Torres Nelson, « Actualité de la décolonisation et tournant décolonial », in : Bourguignon Rougier Claude, Colin Philippe et Grosfoguel Ramon (dir.), Penser l’envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2014, p. 47.
[5] Rediker Marcus, À bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite (2007), trad. Aurélien Blanchard, Paris, Seuil, 2013, pp. 69-70.
[6] Maldonado Torres Nelson, « Actualité de la décolonisation et tournant décolonial », art. cit., p. 44.
[7] Ferguson James, Global Shadows. Africa in the neoliberal world order, Durham – Londres, Duke University Press, 2006.
[8] Comaroff Jean et Comaroff John, Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid, trad. Jérôme David, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010 ; Prashad Vijay, Les Nations obscures (2007), trad. Marianne Champagne, Montréal, Écosociété, 2009.
[9] Khiari Sadri, « Les blancs indigénisés des cités populaires » .
[10] Boutelja Houria, « Féministes ou pas ? Penser la possibilité d’un “féminisme décolonial” avec James Baldwin et Audre Lorde » .
[11] « Vous avez dit Soral ? ».
[12] Halimi Serge, « Comment échapper à la confusion politique » .
[13] Je remercie chaleureusement Selim Nadi qui m’a fait bénéficier de ses lumières à propos de Postone et de la Wertkritik. Les analyses qui suivent sont largement redevables de ses recherches.
[14] Postone Moishe, « Antisémitisme et national-socialisme ».
[15] Bouteldja Houria, « Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? ».
[16] Traverso Enzo, La Fin de la modernité juive, Paris, La Découverte, 2012.
[17] Ajari Norman, « Le contraire de la “haine de la Shoah”. Sur un billet de Liliane Kandel ».
[18] Boussoumah Youssef, « Le sionisme expliqué à nos frères et à nos sœurs ».
[19] Horkheimer Max et Adorno Theodor W., La Dialectique de la Raison (1969), trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 250.
[20] PIR, « Nos principes ».
[21] Khiari Sadri, « L’indigène discordant ».