Mais le 8 mai, c’est beaucoup d’autres choses aussi :
Pour la France officielle et pour une grande partie des Français, le 8 mai 45 est un jour de fête. Pour les descendants de colonisés et pour les anticolonialistes, c’est un jour de deuil. Aujourd’hui nous sommes tristes. Mais au-delà du deuil, il y a le caractère politique de cette date du 8 mai. Car le jour où le nazisme est vaincu, le jour où la République et l’Etat de droit sont rétablis, la France commet un massacre de masse dans l’une de ses colonies. La date du 8 mai contient toutes les « contradictions » de la république française d’hier et d’aujourd’hui. La démocratie pour les Français, le système colonial pour les colonisés, les droits de l’homme pour les uns, la torture pour les autres, l’universalisme pour les uns, l’indigénat pour les autres et aujourd’hui, la citoyenneté pour les uns, les discriminations, les crimes policiers, les contrôles au faciès et le déni d’histoire pour les autres. Cette histoire et ce présent construisent un eux et un nous, qu’on le veuille ou pas. Et si nous voulons sortir de cette ornière, de ce face à face mortifère, échapper aux conflits, aux guerres civiles qui s’annoncent, il serait grand temps d’affronter ces « contradictions » profondes qui structurent cette république aigrie et nostalgique du temps béni de sa puissance coloniale, cet Etat Nation qui n’a jamais renoncé à son empire, et qui, tous les jours crée les conditions d’un conflit de civilisation dont nul ne sortira indemne.
Le 8 mai, c’est encore plus que tout ce que je viens d’évoquer :
D’abord, nous sommes le lendemain du 7 mai. Le 7 mai 54 a été la date d’une victoire historique et révolutionnaire : celle de Ðiện Biên Phủ au Viêt Nam. Une victoire historique pour les colonisés, une raclée historique pour les colonialistes.
Le 8 mai, c’est aussi deux jours avant le 10 mai. Jour qu’ont « choisi » des descendants de déportés africains pour commémorer l’un des plus grands crimes contre l’humanité, qui est la traite trans-atlantique communément appelée traite négrière.
L’année 2015, c’est aussi une année forte en symboles car nous commémorons quatre évènements majeurs :
- D’abord comme je viens de l’évoquer, les 70 ans des massacres de Sétif et Guelma en Algérie le 8 mai 45 par l’armée française.
- Les 60 ans de la conférence internationale de Bandung en 55.
- Les 10 ans de la loi reconnaissant la prétendue œuvre positive française dans ses colonies, votée le 23 février 2005.
- Et enfin, les 10 ans des émeutes des banlieues qui ont embrasé la France pendant plus de 3 semaines en automne 2005 et qui ont ébranlé tant le pouvoir que les observateurs politiques.
Voilà, le 8 mai, c’est tout cela à la fois. Des défaites et des victoires, des sales coups et des résistances. Un héritage politique inestimable et de nombreuses raisons de garder la foi dans la lutte face à l’oppression raciste et impérialiste.
Aujourd’hui, nous sommes donc en deuil. Aujourd’hui est un jour de commémoration. Les indigènes commémorent d’abord pour rendre hommage à leurs morts. A tous ceux, de Madagascar, du Sénégal, du Vietnam, de Tunisie et d’ailleurs, massacrés par les troupes coloniales. Commémorer, c’est se remémorer, c’est redonner vie à ces morts, c’est réhabiliter leur combat, c’est rendre aux morts leur dignité, c’est leur rendre justice. Commémorer, c’est effacer symboliquement leurs douleurs, c’est transformer les victimes en héros. Les indigènes refusent d’oublier parce qu’oublier serait rendre inutiles ces morts. Rendre hommage à ces morts, c’est perpétuer leur souvenir, c’est les continuer, c’est transformer ces morts en acteurs des luttes actuelles qui sont le prolongement de leurs propres combats. Nul esprit de revanche ici. Mais une volonté de transformer le monde pour s’y sentir bien, tout simplement. C’est pourquoi, je vous propose un moment de recueillement avec Said Akhelfi, qui est un célèbre flutiste, que je remercie d’être là ce soir et avec qui nous allons rendre hommage aux luttes des damnés de la terre.
Merci Said. Et encore une fois merci à toutes et à tous d’être présents ce soir. Comme, je vous l’ai dit, nous souhaitions fêter dignement les 10 ans du PIR. Aussi, je vous propose de vous présenter le PIR, car nous sommes une organisation qui suscite énormément d’interrogations, de polémiques, parfois de l’admiration, parfois de la haine. Mais nous laissons rarement indifférent. J’ai intitulé cette intervention qui ne sera pas très longue :
Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ?
Je ne vais pas faire ici un bilan politique du PIR car ce serait trop fastidieux. Dix ans c’est peu et c’est beaucoup pour une organisation autonome de militants issus de l’immigration post-coloniale. C’est même un miracle. La seule chose que je puisse dire, c’est que nous sommes fiers de notre œuvre, de notre foi, de notre détermination. Nous sommes fiers d’avoir survécu sans avoir demandé le moindre sous à la puissance publique, d’avoir survécu sans jamais avoir fait allégeance à la gauche française, ni à aucune force politique ni même à la gauche radicale, nous sommes fiers de n’avoir renoncé à aucunes de nos convictions qu’il s’agisse de l’existence d’un champ politique blanc, de l’existence des races sociales. Nous sommes fiers d’avoir inventé notre propre vocabulaire, et d’avoir élaboré notre propre pensée à partir de notre histoire, de notre vécu et de notre réalité sociale. Nous sommes fiers d’avoir donné un contenu politique fort à la notion d’autonomie, d’avoir élaboré notre propre politique, notre propre stratégie, d’avoir inventé nos alliés blancs ou d’avoir su les sacrifier quand il le fallait. Nous sommes fiers d’avoir posé la question centrale du pouvoir et de la stratégie pour l’atteindre. Nous sommes fiers d’avoir entendu Abdelmalek Sayyad quand il nous a enseigné : exister c’est exister politiquement. Nous sommes fiers d’être des héritiers. Et par-dessus tout, nous sommes fiers d’avoir convaincu beaucoup d’Arabes, de Noirs, de Musulmans, d’habitants des quartiers de la réalité du continuum colonial et de la nécessité de l’autonomie. Nos échecs sont sûrement plus nombreux que nos victoires. Nous en avons fait un bilan critique dans notre livre : Nous sommes les indigènes de la république. Parmi nos grands échecs celui de ne pas avoir réussi à unifier dans une seule et même organisation les principales victimes du racisme d’Etat : Noirs, Arabo-musulmans et Rroms ou encore de ne pas avoir réussi à constituer une base sociale suffisamment significative pour peser dans le jeu politique et créer un rapport de force susceptible de défendre efficacement les intérêts de ce groupe, de cette communauté de condition qui représente aujourd’hui la France d’en dessous de la France d’en bas. La France des ghettos, la France des banlieues.
Je voudrais remercier ici toutes celles et ceux qui nous ont soutenu à un moment ou à un autre de cette décennie. Je remercie en particulier celles et ceux qui se sont accrochés et qui continuent de nous défendre dans leurs organisations. Ils sont nombreux à nous avoir quittés en chemin, mais ils sont nombreux ceux qui s’accrochent et pensent que notre parole et notre action sont indispensables au paysage politique français et qu’il faut les respecter. Je remercie tous les militants du PIR d’hier et d’aujourd’hui. Je remercie en particulier Sadri Khiari pour son apport théorique inestimable et que je vous conseille de découvrir car il est aujourd’hui incontournable concernant la question raciale et décoloniale en France. Je voudrais remercier également Youssef Boussoumah, infatigable militant de la cause palestinienne et du tiers monde que de nombreuses générations de militants ont croisé depuis les années 80. Je voudrais remercier M’baïreh Lisette, militant tchado-caribéen, compagnon de la première heure dont l’expérience militante constitue l’un des piliers de notre organisation. Je voudrais aussi remercier Ramon Grosfoguel, portoricain, immense militant décolonial, professeur à l’université de Berkeley aux Etats-Unis qui a toujours soutenu activement notre action. A tous, notre infinie gratitude. Enfin, je remercie la mairie de St Denis qui nous accueille ce soir.
Nous avons des amis et nous avons des ennemis. Des ennemis irréductibles. Parmi lesquels l’ensemble du champ qui va du PS à l’extrême droite en passant par l’UMP et l’UDI. Parce qu’ils se partagent le pouvoir depuis presque 40 ans, parce qu’ils pratiquent des politiques ouvertement contre les quartiers et l’immigration ou parce qu’ils sont clairement racistes et impérialistes. Il n’y a aucune alliance possible avec eux. Avec tous les autres, nous sommes extrêmement critiques. Ils font tous partie du champ politique blanc, ils sont tous à un degré ou à un autre eurocentriques et pensent à travers les intérêts des classes moyennes blanches ou du prolétariat blanc. Ils participent tous à un degré ou un autre et même involontairement de l’exclusion politique des post-colonisés et des habitants des quartiers. Ils ne sont pas forcément des amis spontanés mais c’est dans ce segment que nous trouvons nos alliés, nos compagnons de route lorsque nous nous mobilisons contre les crimes policiers, contre le racisme d’Etat, pour les sans-papiers, contre la françafrique ou pour la Palestine. C’est donc avec eux et contre eux que nous nous battons. Et pour reprendre la phrase de Sadri Khiari : « C’est parce que la gauche est notre partenaire privilégié qu’elle est notre adversaire premier ». Nous avons donc des ennemis organisés : le PS, la droite et l’extrême droite. Mais aussi des associations : SOS racisme, NPNS, le CRIF, la LDJ, Français de souche, Egalité et Réconciliation, l’Agrif et tant d’autres. Et nous pourrions rajouter depuis quelques jours et contre toute attente la direction du Mrap qui nous fait passer pour des antisémites. Nous espérons que les militants du Mrap seront suffisamment clairvoyants pour empêcher la dérive nationale républicaine de cette association antiraciste pour laquelle nous avions beaucoup de respect du temps de Mouloud Aounit. Nous pourrions rajouter des médias : Marianne par exemple qui nous voue une haine incommensurable depuis le début. Et nous avons l’honneur aussi de compter parmi nos ennemis des personnalités médiatiques et pas des moindres : Caroline Fourest, Elisabeth Lévy, Elisabeth Badinter, Philippe Val, Yvan Rioufol et j’en passe. Mais au PIR, il y en a un qui a notre préférence sûrement parce que de tous, c’est le plus sincère et sûrement le plus fou : Alain Finkielkraut. Et on ne pouvait pas pour notre anniversaire ne pas rendre hommage à celui qui nous a fidèlement accompagnés pendant ces 10 ans. Je vous laisse le plaisir de l’écouter :
« Il n’y a pas d’indigènes en France ». Si, M. Finkielkraut, il y a bien des indigènes en France, la preuve c’est qu’ils luttent. Effectivement, il y a en France une lutte des races sociales. Le mot fait peur et pourtant, il n’y a rien de plus banal que la lutte des races sociales. Elle est tellement banale qu’on ne la voit pas. Pourtant, elle structure notre quotidien. La lutte des races sociales ou la manifestation des résistances des races sociales est partout :
- La lutte des foyers Sonacotra
- Des sans papiers
- Contre la double peine
- La lutte du CCIF contre l’islamophobie, de MTE, d’une école pour tous et toutes
- Contre les crimes policiers ou le contrôle au faciès
- Les mobilisations monstres de ceux qu’on a appelés la « Génération gaza » contre les bombardements en 2009 et 2014
- La lutte pour les réparations ou la mémoire de l’esclavage
- Les luttes des associations de quartiers pour obtenir le permis de construire une mosquée
- Le rassemblement annuel des musulmans d’Europe du Bourget qui est une expression de la résistance culturelle des musulmans.
- Le succès de Tariq Ramadan et l’attention que la jeunesse musulmane lui accorde depuis 20 ans alors qu’elle se désintéresse massivement des organisations politiques traditionnelles.
- La mobilisation contre Exhibit B, cette exposition qui a été vue par des descendants d’Africains comme une insulte à leur histoire et à leur intégrité morale et physique.
- Mais aussi, celles et ceux, qui ont tenu à exprimer, alors même qu’ils condamnaient les attentats, qu’ils n’étaient pas Charlie.
Les luttes des races sociales sont des luttes qui transforment la France et qui sont à mettre au crédit des luttes sociales et qui rendent meilleure la vie de tous.
Mais parfois, ces résistances sont ambivalentes, surprenantes, déroutantes.
- Quand des Musulmans vont offrir des fleurs aux passants pour leur expliquer que l’islam c’est bien, l’islam ça n’est pas ce qu’on croit. C’est une manifestation de la résistance indigène. Certes, très naïve, certes défensive mais il faut savoir la reconnaître.
- Quand des Noirs s’évertuent à recenser toutes les inventions et découvertes que l’on doit à des Africains pour tenter de convaincre qu’ils existent, qu’ils sont capables d’inventer, c’est une réponse toujours naïve mais une réponse quand même au mépris négrophobe, au déni de civilisation qui est fait aux peuples africains depuis 500 ans.
- Faire campagne contre le PC ou le PS et soutenir la droite pour se venger des premiers, c’est aussi une manifestation de la lutte des races sociales. Le basculement de nombreux militants des quartiers vers la droite pour punir la gauche et parfois pour faire tomber des mairies socialistes et communistes c’est une lutte de races sociales. Car se libérer de la gauche paternaliste, c’est un acte de résistance indigène, ambivalent, menant très sûrement à des impasses. Mais il faut là aussi savoir reconnaître la lutte des races sociales.
- L’action des traitres comme Rachida Dati, Malek Boutih ou Rama Yade, est aussi une manifestation de la lutte des races sociales. Leur ambition dévorante, leur ascension tels des « bel ami » de l’immigration qui nécessitent de nous piétiner pour réussir, c’est bien une manifestation de la lutte individuelle et égoïste des races sociales. Lorsque Rachida Dati obtient le ministère de la justice, un ministère régalien, lorsqu’elle est au sommet de sa gloire et aussi traitre qu’elle soit, elle ne peut pas ne pas penser à sa mère Zohra (c’est le nom qu’elle va donner à sa fille) et au chemin parcouru par une fille d’ouvrier maghrébin. Elle a sa revanche sur l’histoire.
Même s’il faut les combattre, les traitres participent à leur manière de la lutte indigène.
Enfin, la manifestation des races sociales peut avoir une dimension carrément laide et effroyable. Les attentats contre Charlie Hebdo, et le supermarché casher par exemple.
Dans les races sociales, il y a le pire et le meilleur. Elles vont des plus bisounours, aux plus libératrices en passant par les plus folles et les plus destructrices. Il y a les luttes qui nous font avancer collectivement, et celles qui nous font régresser.
Ce sont les impasses du système racial qui poussent les victimes à offrir des fleurs, à faire des listes d’invention ou qui crée des Mohamed Merah, des Coulibaly et des Kouachi.
C’est à ce stade de mon intervention que je souhaite évoquer cette question fondamentale de James Baldwin, l’immense écrivain afro-américain qui nous laisse une littérature fabuleuse et qu’il faut s’empresser de découvrir. Sa question c’était « Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? » Je le cite :
« Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? Car les Noirs, même si certains d’entre nous, noirs et blancs, ne le voient pas encore, sont très beaux. Et lorsque assis à la table d’Elijah nous parlions de la vengeance de Dieu : et quand cette vengeance sera consommée qu’adviendrait-il alors de toute cette beauté ? Je sentais aussi que l’intransigeance et l’ignorance du monde blanc rendrait peut-être inévitable cette vengeance. »
Lorsque James Baldwin pose cette question : qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? Il s’inquiète. Il s’inquiète pour les Noirs et il s’inquiète pour nous. Il s’inquiète pour notre beauté. Il s’inquiète parce qu’il sent que ce système va nous dévorer, nous pourrir, nous corrompre. Il s’inquiète parce qu’il s’interroge sur notre capacité à rester humain. A nous respecter les uns les autres. A nous aimer les uns les autres sans pour autant tendre l’autre joue.
Je voudrais parler ici de quelqu’un qui offense notre beauté et qui entraine une partie des nôtres, et plus exactement qui nous intègre, par son obscénité, dans l’histoire terrifiante de la modernité occidentale et ce qu’elle a produit de plus ignoble.
Au PIR, nous sommes anticolonialistes, donc antisionistes. Rien ne nous empêchera de soutenir la juste cause du peuple palestinien, rien ne nous empêchera de soutenir sa résistance même quand elle est armée ou islamique. Comme le rappelle Nelson Mandela, c’est l’oppresseur qui détermine les moyens de la lutte. Et nous ne serons jamais intimidés par une quelconque accusation d’antisémitisme. Mais rien, je dis bien rien, ne fera de nous des profanateurs de mémoires et de tombes. Rien ne fera de nous de vulgaires négationnistes.
La question palestinienne qui nous est chère ne doit pas devenir le prétexte pour des petits fachos de nous inoculer le poison de la haine sous quelque forme que ce soit. Suivre et céder à ce genre de provocation, c’est s’intégrer à la structure mentale de l’impérialisme et du racisme occidentale, c’est se soumettre aux idéologies qui ont exterminé nos ancêtres avant le génocide des juifs et des tziganes. Sommes-nous prêts à abandonner notre beauté ? À la brader, à la vendre à ceux-là même qui nous oppriment et qui nous méprisent ? Serions-nous à ce point intégrés, souillés de l’intérieur pour nous gargariser d’une quenelle au mémorial de la Shoah, sur le tombeau de victimes à qui nous devons du respect comme à tous les morts des crimes de l’Occident. Il en va de même pour les tueries du 7 janvier dernier à Paris. Des indigènes, noirs et musulmans ont commis des crimes. Au PIR, nous savons parfaitement bien que ces tueurs qui font partie de notre corps social sont les produits de la France, et qu’ils sont avant tout des créatures de la violence impérialiste. Nous savons qu’ils sont le produit du racisme, de l’islamophobie, de la négrophobie, du ghetto social dans lequel ils étaient incarcérés, des guerres impérialistes effroyables en Irak, en Afghanistan, en Palestine. Mais nous n’ignorons pas la responsabilité du champ politique dit « progressiste » ou de gauche qui continue d’appréhender la banlieue à travers des grilles d’analyse strictement économistes en marginalisant la question raciale, les questions d’identité et religieuses ainsi que la question fondamentale de notre dignité bafouée. Nous ne mésestimons pas non plus nos propres responsabilités. Nous n’ignorons pas que si les frères Kouachi ont voulu venger le prophète de l’islam, ‘alayhi salat wa salam, c’est parce que nous sommes encore peu nombreux et peu organisés pour défendre le sacré des damnés de la terre, nous savons que si Coulibaly a tué des juifs, c’est parce que nous ne sommes pas assez organisés pour proposer une alternative crédible contre la hiérarchisation étatique des communautés en France créant ainsi une concurrence entres elles, phénomène qu’il faut bien appeler ici un philosémitisme d’Etat, et pour défendre les palestiniens contre le mouvement sioniste en France. Le basculement dans cette violence aveugle, c’est ça que redoutait James Baldwin. Les Noirs sont beaux, qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ?
Dans un autre livre, Dans la peau d’un Noir, un Blanc qui s’est transformé en Noir et qui raconte son expérience de Noir dans l’Amérique des années 50 rencontre un Noir qui lui dit ceci à propos des blancs :
-« Ils sont enfants de Dieu tout comme nous. Dieu nous le dit nettement. Nous devons les aimer. Voyons, si nous les détestions, nous nous rabaisserons à leur niveau (…). Si l’on cessait de les aimer, c’est alors qu’ils seraient les vainqueurs. Ils auraient achevé la destruction de notre race, d’une manière certaine. Ils nous auraient fait toucher le fond ».
Au PIR, nous sommes conscients de la portée politique et de la pertinence de la question posée par James Baldwin : qu’adviendra-t-il de notre beauté ? Qu’adviendra-t-il de notre héritage des luttes, qu’adviendra-t-il de Césaire, de Fanon, de Lumumba, de Djamila Bouhired, de Solitude, de Lalla Fatma Nsemeur, de Malcolm X ? Sommes-nous leurs héritiers ou pas ? En d’autres termes, sommes-nous capables de sauver cette beauté ? Sommes-nous capables de marcher sur leurs pas et de préserver l’espoir d’une humanité fraternelle, celle qui dénonce les injustices d’un système mais qui ne peut en aucun cas s’en prendre à des groupes humains pour ce qu’ils sont ?
Aujourd’hui, dans une Europe en crise économique, dans une Europe où les extrêmes droites enregistrent des scores inquiétants, dans une Europe de plus en plus fermée et indifférente à ces milliers de migrants qui meurent de manière atroce dans ce cimetière qu’est devenue la méditerranée, notre défi est d’échapper à un destin qui pourrait faire de nous des supplétifs, des complices de cette Europe égoïste. Notre défi est de poursuivre la lutte décoloniale. De sauver la beauté des indigènes.
Et ce soir, nous la poursuivrons. Avec des femmes, des femmes en lutte, des femmes insoumises, des femmes qui sont les dignes héritières des morts que nous commémorons ce soir, des sœurs de lutte qui poursuivent leur combat contre les injustices et les inégalités, leur combat pour la dignité. Des luttes de femmes issues de l’histoire coloniale que le PIR a souhaité mettre à l’honneur pour deux raisons principales :
D’abord : Nous les femmes en lutte et issues de l’histoire coloniale sommes méconnues. Nous sommes opprimées dans ce pays en tant que sujets post-coloniaux, en tant que femmes et en tant que pauvres. Nous sommes opprimées en tant que travailleuses, en tant que mères, en tant que sœurs, en tant que filles d’immigrés et d‘ouvriers. Notre fardeau est lourd à porter. Il nous éreinte. En plus des violences de l’Etat, nous subissons la violence des hommes (physique ou morale), une violence décuplée parce que nos frères sont eux-mêmes les victimes de violences structurelles, qui les abiment et qu’ils nous font payer parfois au prix fort. Et pourtant, nous sommes là. Et contrairement à ce qui se dit, nous sommes là, aux côtés de nos familles, de nos enfants, de nos mères, de nos pères, de nos frères et de nos quartiers. Nous n’avons jamais abandonné le terrain des luttes. Aujourd’hui, nous voulons que nos luttes soient reconnues et inscrites au patrimoine des luttes de l’immigration et des quartiers et même plus : qu’elles soient inscrites dans les luttes d’émancipation qui tous les jours inventent la France.
Ensuite : parce que nous refusons que l’Etat colonialiste français nous instrumentalise contre nos communautés ou contre les hommes de chez nous. Nous refusons d’être des NPNS au service du patriarcat blanc et impérialiste. Nous sommes radicalement contre la racialisation des hommes non blancs dont nous payons l’humiliation au prix fort.
C’est pourquoi, nous sommes très honorés que plus de 20 femmes, militantes issues de l’histoire coloniale aient accepté notre invitation. Elles sont là :
Amal Bentounsi, Hanifa Taguelmint, Zohra el Yamni, Sihame Assbague, Hanane Karimi, Casey, Malika Salaun, Louisa Yousfi, Bams, Vanessa Thompson, Maboula Soumahoro, Sarah Carmona, Anina Ciuciu, Lila Charef, Nacira Guénif-Souilamas, Ismahane Chouder, Aya Ramadan, Joby Valente, Françoise Vergès, Soraya el Kahlaoui, Mireille Fanon Mendès-France, Bahija Benkouka.
Du fond du cœur, je les remercie.
Je le disais au début, le PIR a tenu à fêter ses dix ans dignement. Et on ne voit pas comment on aurait pu les fêter de manière plus digne qu’aujourd’hui. En effet, une grande dame, une grande militante, une femme qui a fait la fierté et qui continue de faire la fierté de millions de personnes au travers le monde a accepté d’être des nôtres, de célébrer notre action, notre engagement, peut-être, mais je suis sûrement présomptueuse, une beauté que nous voulons sauver. Cette dame, cette femme belle au sens de James Baldwin, c’est Angela Davis.
Houria Bouteldja, Saint Denis, le 8 mai 2015