Déclaration commune du PIR et de la BAN

Exhibit B : les points sur les i

Abstraction blanche et matérialisme noir

Les protestations noires et antiracistes contre l’exposition Exhibit B ont mis en ébullition les appareils répressifs et idéologiques de l’ordre postcolonial blanc, notamment de la presse officielle qui, en prétendant défendre la « liberté d’expression » et le droit de l’exposition à se tenir, a surtout cherché à recouvrir la voix des protestataires. L’exposition présentée comme « antiraciste » et dénonciatrice des « zoos humains » doit se tenir derrière une ligne de CRS, repoussant les hordes noires des portes du temple « civilisé » de la « culture » et de l’art où, à grand renfort de repentance autosatisfaite, on représente le calvaire des ancêtres de ceux qu’on réprime dans la rue d’en face. N’est-ce pas le plus grand des désaveux ?

L’exposition a finalement révélé la division centrale entre deux types d’antiracisme : l’antiracisme blanc, institutionnel et moral qui promène sa bonne conscience dans les couloirs de l’exposition et l’antiracisme politique et matérialiste qui manifeste dans la rue.

Parmi les nombreuses réactions à ce sujet, on observe l’unité de l’antiracisme blanc, tant dans le champ politique, en commençant par les mairies communiste et socialiste de Saint-Denis et de Paris et le Parti de Gauche, que parmi les organisations des droits de l’homme et antiracistes qui y ont pignon sur rue, comme le MRAP, la LDH et la LICRA, pour venir à la rescousse de l’exposition. La CGT « Spectacle » s’est aussi empressée de venir apporter de l’eau à leur moulin. Tous ont défendu le même leitmotiv : l’exposition serait antiraciste, dénonciatrice de l’esclavagisme et la protection de la liberté d’expression doit garantir son bon déroulement contre les manifestants. Or, quelle étrange exposition que celle qui vient « informer du racisme » à Saint-Denis et dans le 19ème arrondissement de Paris, sur des territoires dont les populations ont toutes les chances d’en être mieux informées qu’elles, et dont le bon déroulement tient à la répression et censure de ceux-là mêmes pour qui on prétend « représenter le racisme ».

Parmi les cautions intellectuelles mobilisées par la presse consensuelle, tant par le Nouvel Observateur que par Libération, celles de Blanchard et Amselle retiennent notre attention. En effet, au milieu de leurs différences d’approche, ils démontrent l’unité du champ intellectuel blanc (à quelques exceptions près), concomitante à celle du champ politique, quand le privilège blanc est contesté. Blanchard est considéré comme un tenant des « études postcoloniales », en France, bien que reposant sur une optique molle, mercantile et désarticulée de leurs enjeux politiques cruciaux. Quant à Amselle, il est tout heureux de s’être trouvé une entrée dans l’espace médiatique au travers de sa défense polémiste et acharnée de l’universalisme blanc. L’un est un promoteur enthousiaste de l’exposition. L’autre a accusé les opposants de suivre une « stratégie essentialiste » et d’opposer Noirs et Blancs dans une « lutte de race » qu’il assimile à une lutte raciale[1]. Les deux s’unissent pour dénoncer la racialisation du débat public et le prétendu interdit racial qui motiverait les protestations contre l’exposition. Voilà donc – s’insurgent-ils ! – qu’on nous réduit à l’état de blancs et que les noirs auraient des droits spécifiques sur la lutte contre la négrophobie, ceci aboutissant selon eux à reproduire les catégories qui alimentent le racisme, au détriment de l’universalisme inhérent au combat antiraciste.

Pour les apologistes de l’exposition, mettre des noirs en cage serait donc le summum de la repentance et de l’universalisme antiraciste. Le noir décolonial, lui, ne voit que des noirs en cage. Et cela lui fait mal. Par sa condition et son expérience, son « littéralisme » est mieux éclairé que toute la somme de discours conceptuels, raffinés et subtils qui prétendent lui faire voir autre chose que ce qu’il voit. Que l’antiracisme blanc ait élevé un monument à notre humanité commune, en mettant des noirs en cage, dit tout ce qui nous sépare encore d’elle. De quoi Exhibit B est-il donc le nom ? Du privilège blanc, caché dans les coulisses de l’exposition, et de l’exclusion sociale du noir, nié en tant qu’agent social et historique et mué en objet « culturel » ! La même instance blanche qui, depuis son trône, nie l’existence des races sociales, expose et essentialise la race noire, enchaînée et muette, en conservant le monopole de l’antiracisme et de l’universel. Un tel antiracisme, investi de grands et faux principes moraux, est donc l’une des armes du privilège blanc, afin de sauvegarder sa position de « sujet universel » dans l’histoire contre la lutte concrète des dominés et, dans ce cas, contre la protestation politique des noirs. Tandis que la protestation conteste ce monopole et ses effets pervers d’exclusion (ou d’inclusion paradoxale), où les mécanismes de la violence raciste sont reproduits plutôt que subvertis, on l’accuse de censure « raciale ».

 

Qui censure qui ?

 

C’est, pourtant, dans l’accès privilégié à la parole et à la représentation et dans la délégitimation massive de la parole dissonante par les organisations et médias qui concentrent les ressources et les réseaux que se situe la véritable censure. D’autant que la protection de la liberté d’expression est à géométrie variable et s’érige surtout quand il s’agit de défendre ces privilèges. Il est ainsi vain de défendre la liberté d’expression, quand l’accès à celle-ci reste contrôlé et inégal et que les indigènes, Noirs, Arabes, musulmans, les Rroms, les habitants des quartiers populaires, les SDF, les chômeurs et les prolétaires (blancs y compris) y sont marginalisés. Cela revient à défendre le droit de ceux qui jouissent de ce privilège, c’est-à-dire en particulier les classes supérieures, blanches et masculines.

Ils ne font que recouvrir le privilège blanc dont l’exposition est l’expression derrière le langage de l’universel, en inversant perversement les termes du problème. Tandis qu’il existe, en France, un privilège blanc quant à la définition légitime de l’antiracisme (et donc à la définition du racisme légitime), à l’accès à la parole publique et à la promotion des œuvres dans les circuits de l’art, voilà donc que ceux qui résistent et s’opposent à cette hégémonie sont mis absurdement à la place des « dominants ». L’inversion des rôles est semblable à celle qui s’opère dans la sempiternelle dénonciation du prétendu « racisme antiblanc ». Il ne faut donc pas s’étonner que certaines organisations qui ont intégré le « racisme antiblanc » au catalogue de leurs cibles morales soient aujourd’hui en première ligne pour soutenir l’exposition Exhibit B.

Bref, il ne peut y avoir défense de la liberté d’expression sans son corollaire : l’égalité d’accès à l’expression, pour tous. Or, nous savons que celui-ci est contrôlé et confiné dans le cadre des institutions de l’ordre social et racial. C’est pourquoi la « défense de la liberté d’expression » est pour nous un cul de sac qu’on nous pardonnera de ne pas vouloir emprunter. Sa valeur dépend d’une transformation structurelle plus ample, où elle prend sens, non seulement contre la censure mais aussi contre la société du spectacle.

 

L’antiracisme blanc se meurt, vive l’antiracisme décolonial!

 

Brett Bailey est un vrai antiraciste, nous en sommes convaincus. Tout comme celles et ceux qui aujourd’hui viennent à sa rescousse. Leur antiracisme est réel et sincère. Nous lui/leur reconnaissons cette pleine dignité. Mais c’est là le problème. Les limites de l’antiracisme blanc, c’est qu’il reproduit  une logique d’exclusion similaire à celle que nous vivons à l’échelle de toute la société. Et c’est là sa limite. En dernière instance, le dépassement du noir-objet dans les résistances noires met en lumière le problème blanc, où le blanc passe du statut de « sujet de l’histoire » à celui de sujet objectivé.

Si on prend du recul, si on s’éloigne des couloirs de l’exposition pour contempler l’ensemble de la scène, ce qui devient significatif, c’est le contraste entre l’exposition et la rue, entre les noirs passifs des cages de l’exposition et les noirs insurgés dans la rue, entre le déambulement tranquille des spectateurs dans les couloirs de l’exposition et la colère des manifestants qu’on repousse au dehors, en les gazant et matraquant. Le spectacle qu’on croit menacé par la censure de la rue est le théâtre de la censure véritable de la résistance des noirs qu’il met en scène et exclut, afin justement de conserver le monopole blanc sur la lutte antiraciste.

De ce point de vue, l’exposition n’est que l’une des manifestations de la confrontation des antiracismes. Le divorce entre l’antiracisme institutionnel et les antiracismes « subalternes » a connu d’autres grands révélateurs, comme l’« affaire du voile » et l’« affaire Dieudonné », bien que les toutes premières ruptures se soient opérées dans les années 80 après la Marche pour l’égalité, où justement s’opéra cette dépossession des luttes de l’immigration et de ses descendants par l’instauration d’un antiracisme institutionnel. SOS Racisme a amorcé ce basculement et les organisations unies derrière l’apologie de l’exposition, bien que distinctes, en sont dans une certaine mesure les héritières.

L’exposition et l’antiracisme blanc sont sans aucun doute investis de « bonnes intentions ». Néanmoins, ils sont eux-mêmes pris au piège du système raciste qui les a faits blancs et, en prétendant faire œuvre de contrition et de pénitence, ils se confrontent forcément avec leurs propres limites et paradoxes car le racisme, structurel et systémique les transcende et les situe concrètement d’un côté de la fracture raciale. Qu’il le veuille ou non, Brett Bailey et la plupart de ses laudateurs se trouvent du côté du privilège racial, et se révèlent incapables de comprendre la logique d’exclusion dont ils se rendent complices. Une exposition qui a des prétentions antiracistes a, ainsi, malgré elle, des effets racistes ! Ainsi, notre conseil fraternel serait de leur dire que leur tâche devrait consister davantage à décoloniser les blancs et à promouvoir l’antiracisme politique dans leurs espaces. En dernière instance, ils ne peuvent sortir de leurs propres impasses que par les luttes des indigènes, noirs et arabes et le respect de l’autonomie de ces luttes. Toute possible convergence ne peut résulter que de ce respect et de la complémentarité des tâches en ce sens.

Nous, organisations signataires de ce communiqué, accusons donc l’ordre postcolonial blanc, ses appareils, ses agents au sein des champs artistique, intellectuel, politique et médiatique, d’avoir, par cette prise de défense de la « liberté d’expression » et l’invocation d’un supposé « racisme anti blanc », tenté de falsifier et faire taire une protestation contre une exposition illégitime de notre point de vue. En prétendant soulever le « débat universel de l’antiracisme » par la mise en cage de Noirs, elle a abouti à leur répression. Brett Bailey a déclaré, avec une arrogance qui ne l’honore pas, « Que le show continue ! » Contre le spectacle et ses barbelés qui nous censurent, nous répondons : Que la lutte continue !

 

Paris le 10 décembre 2014

 

Brigade anti-négrophobie, Parti des Indigènes de la République

 

 

[1] http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20141129.OBS6516/exhibit-b-l-impossible-redemption-de-l-homme-blanc.html

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives, Communiqués. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.