Ensemble, également, ils subissent les vieux stéréotypes associés aux « classes dangereuses » du XIXe siècle, tellement analogues aux représentations raciales du « sauvage » des colonies. Et si les indigènes sont stigmatisés, en sus, parce qu’ils sont indigènes, les jeunes Blancs des cités pâtissent de leur propre proximité sociale, culturelle, affinitaire, aux « sauvages » proprement dit, ces descendants de colonisés auxquels ils sont souvent assimilés. Leurs privilèges en tant que Français et Blancs s’effacent relativement face à ce que l’on peut appeler une indigénisation tendancielle. Le Noir déteint sur le Blanc – j’aurais pu dire l’Arabe ou le musulman, bien sûr.
A des degrés divers, ce phénomène d’indigénisation tendancielle, partielle, différenciée selon les espaces et les populations affecte, par effet de globalisation, de diffusion, de contagion, de nombreux quartiers populaires indépendamment de la masse effective d’indigènes qui y résident. L’indigénisation est une tache d’huile qui se répand dans la trame du tissu urbain périphérique au fur et à mesure que de nouvelles générations de Blancs sombrent dans le « sous-prolétariat », dans la précarité et la détresse. Ces jeunes Blancs, ostracisés déjà en tant qu’« exclus », le sont désormais en tant que semi-indigènes. On pourrait les appeler des métis politiques. On leur refuse un emploi, un logement, un loisir; la police les assaille; la justice les méprise; des enseignants ont peur d’eux; non pas seulement parce qu’ils appartiennent aux classes subalternes mais aussi, de manière croissante, parce qu’on les identifie à leurs voisins de palier réels ou virtuels qui ont la peau sombre et des mœurs étranges. Comme dans certaines des colonies actuelles, l’indigène par assimilation peut avoir la peau blanche et descendre effectivement d’un quelconque Gaulois. Ce mouvement d’indigénisation relative tend ainsi à élargir la fracture coloniale à l’échelle nationale. Lorsque le Pouvoir blanc fabrique ce qu’il appelle les « territoires perdus de la République », qu’il découpe dans l’espace des zones d’insécurité, qu’il délimite des populations « à risque », qu’il oppose à la « France qui a peur » les « quartiers sensibles », trop indigènes à son goût, il fabrique du même coup une fracture « territoriale » qui recouvre en partie la fracture coloniale. La résistance dans les quartiers populaires contre les dispositifs qui creusent les inégalités « territoriales » ou sociales comporte dès lors une incontestable dimension décoloniale. La puissance politique des Blancs se rebellant ainsi contre la condition indigénale qui, pour une part, les accable comme elle accable les non-Blancs devient elle même, pour une part également, un moment de la Puissance politique indigène.
Il me faut ici nuancer encore, apporter certaines précisions. Je décris là, en effet, une tendance, un processus qui ne se développe ni de façon linéaire ni sans contradictions. La réalité des quartiers est particulièrement hétérogène et les modalités de leurs insertions dans l’espace social et politique national fortement différenciées. Surtout lorsque l’extension de la fracture coloniale par l’indigénisation rampante des quartiers populaires prend la forme, apparente et réelle à la fois, d’une fracture territoriale, elle a pour conséquence paradoxale de brouiller le clivage racial et de camoufler les privilèges, certes très relatifs, dont disposent les jeunes Blancs des cités. La lutte des races sociales n’apparaît pas, immédiatement, en tant que telle. Oh, pas tant dans l’esprit de ceux qui tiennent le pouvoir et savent généralement à quoi s’en tenir! Mais dans la conscience même des « jeunes de banlieue». Les solidarités qui se trament par-delà les origines et les nationalités, l’émergence d’une culture de quartiers, les résistances partagées, la prégnance de l’idéologie républicaine, cristallisée dans les institutions et les politiques publiques, confortent ainsi l’intuition illusoire, y compris parmi les indigènes, selon laquelle rien ne distingue un jeune chômeur blanc d’un jeune chômeur indigène. Le flash-Ball du CRS – « arme à létalité atténuée » ou « sublétale » selon l’expression consacrée du fabricant—semble ne pas faire de différences entre Blancs et indigènes.
La réalité raciale a cependant la tête plus dure que le béton des HLM. Fût-ce de manière minime, occasionnelle, l’indigène, même quand il est français reste l’objet d’un traitement d’exception, de discriminations qui lui sont propres. Et quand bien même un Blanc subirait un traitement similaire à celui d’un indigène, il possède au moins le privilège symbolique d’être français et blanc. Et il le sait. Et il peut éventuellement en jouer. Les multiples dispositifs de marquage, de relégation, de contrôle, de répression, même quand ils le réduisent en partie à la condition d’indigène, même quand ils sont nourris par la mémoire coloniale des institutions bureaucratiques et policières de la République, ne lui ôtent pas complètement son privilège de Français blanc. L’« intégration » des Blancs dans l’indigénat est aussi impossible que l’ « intégration » des indigènes dans la République. Et pour les mêmes raisons. Un Blanc converti à l’islam peut se « déconvertir ». Un Arabe, même parfaitement athée, reste un musulman. Les Algériens harkis qui ont tant fait – et souvent – pour se fondre dans la masse anonyme du « Peuple de France » l’ont bien appris à leurs dépens. Le Noir et l’Arabe sont définitivement, dans l’ordre de la République, de l’autre côté de la barrière raciale. Ils portent cette barrière dans leur corps, dans leurs histoires, dans leurs vécus quotidiens. Non pas seulement parce que la France le leur dit, aujourd’hui comme hier; qu’elle les combat en particulier pour ce qu’ils sont censés avoir de particulier. Mais parce qu’ils sont aussi les héritiers d’une mémoire, d’une culture, transmises bon gré mal gré par les générations indigènes qui les ont précédées, et que la République et l’eurocentrisme dominant s’acharnent à nier, à étouffer, à disqualifier; parce qu’ils héritent également des déchirures de la colonisation, de l’émigration et du rejet, rigidifiés, sédimentés, rendus indissolubles par la persistance de leur condition d’indigène; parce qu’enfin ils gardent en eux les traces des résistances individuelles, des luttes collectives, de la fierté préservée de l’indigène face à l’état d’indignité auquel on a voulu le réduire.
Dans ses œuvres, Franz Fanon a mis en lumière la violence inhérente aux rapports coloniaux. Abdelmalek Sayad, dans un registre autre mais si proche, a poursuivi ce travail, le scalpel du sociologue partial à la main. Il a dévoilé la dialectique colonialisme-néocolonialisme qui s’inscrit dans la chair et l’os de l’« émigré-immigré »; il a décortiqué les mécanismes d’indigénisation permanente produits par l’État et la « pensée d’État »; il a sondé, mieux que personne, l’« âme » de l’indigène en France, de ses enfants et des enfants de ses enfants; il a percé des coffres-forts interdits, il a révélé à ceux qui ne voulaient pas savoir, ou le dire, l’emboîtement douloureux des humiliations coloniales, de l’orgueil retrouvé une fois les indépendances acquises, de l’arrachement dévastateur et honteux à la terre, au pays, à la tradition, de l’émigration-immigration synonyme d’intégration renouvelée à l’indigénat. On ne soulignera jamais assez l’efficace social de cet héritage. Le plus « franchouillard» des Français d’origine coloniale, celui que les médias nous présentent comme un magnifique échantillon d’« intégration », est traversé de part en part par cette histoire dont il pense peut être ignorer tout. Et s’il venait momentanément à oublier qui il est, qui il ne peut pas être, la République et ses « concitoyens » blancs sont là pour le lui rappeler. Il n’est pas un «vrai » Français; sa présence en France est illégitime; les droits qu’il croit posséder ne sont pas ses droits; s’il n’est coupable d’aucun crime, il l’est néanmoins d’être potentiellement coupable; on le tolère; on peut même l’aimer; on ne perd pas nécessairement l’espoir de le « civiliser »… mais il est arabe! Mais il est noir! Mais il est musulman! Un Blanc indigénisé est désindigénisable; un indigène, dans la République, est irréversiblement un indigène. La violence, même quand elle n’a pas le goût de la matraque, est inhérente aussi aux rapports post-coloniaux.
De l’indigénisation tendancielle des jeunes Blancs des quartiers populaires, il ne résulte donc pas une dissolution des distinctions raciales, fussent-elles réduites en apparence à un simple décalage. Elle génère une combinaison complexe et fluide où se croisent, se fondent, s’opposent intérêts communs et enjeux particuliers, voire conflictuels. Souvent, une même « condition de classe » porte la révolte sociale des jeunes habitants des cités populaires comme des moins jeunes; les violences policières, culturelles, symboliques les rapprochent sans les confondre; elles forgent les raisons d’une résistance commune mais elles n’abolissent pas pour autant la violence spécifique dont les Noirs et les Arabes sont l’objet ou qu’ils portent dans leurs mémoires, en tant que descendants de colonisés et d’émigrés-immigrés. Et cette violence particulière détermine des revendications qui n’appartiennent qu’à eux, comme celles relatives aux discriminations raciales, au respect de leurs parents, à l’abrogation de la double peine ou, pour les musulmans, au droit d’avoir des lieux de prière dignes ou de porter le voile. En réalité, même lorsque leurs exigences sont identiques à celles de leurs voisins de blancs, eh bien elles sont différentes. En amont de leurs revendications, même les plus élémentaires, aux travers de leurs résistances, même les plus invisibles, apolitiques en apparence, parfois « réactionnaires » au regard des catégories binaires qui structurent le champ politique blanc, se joue en effet leur statut en tant que race sociale dominée. Ils ne le formulent pas ainsi, ils ne le pensent peut-être pas, mais dans la moindre de leurs protestations est mobilisé l’ensemble des strates accumulées de leur mémoire de colonisé: la « hagra », comme disent les Algériens. Filles et fils de l’émigration-immigration, qu’ils parlent, qu’ils bougent, qu’ils rappellent leur existence, qu’ils deviennent visibles, lèvent la tête, se mêlent a fortiori de politique, ils secouent le carcan colonial qui les somme d’être « polis », de se taire, d’être discrets, de ne pas se montrer, de respecter la maison de l’hôte, d’en accepter traditions, coutumes et « valeurs », de ne pas se mêler de ce qui ne les regarde pas. Et surtout pas de politique, domaine réservé du citoyen blanc, du citoyen parce qu’il est blanc, du Blanc parce qu’il est citoyen. « Estimez-vous heureux et fermez-la! », voilà ce qu’on leur dit entre deux contrôles policiers. Ne pas la fermer est une « impolitesse », une ingratitude, une offense, une « incivilité», un acte caractérisé de délinquance, une « insécurité », une atteinte à l’« identité nationale », oui, ne pas la fermer est un acte de résistance anticoloniale! Quand il vote à droite pour faire payer au PS ou au PC le prix de leur mépris, l’indigène est anticolonial; quand il vote à gauche par peur de la droite, il est anticolonial; quand il ne croit plus à rien, il reste anticolonial; quand il a la « rage », quand il a la « haine », il est toujours anticolonial. L’« émeute » est anticoloniale. L’immense révolte de novembre 2005 est assurément anticoloniale. Et la République le sait!
Sadri Khiari
Extrait de son livre : La contre révolution coloniale.