La chasse aux Musulmans, Évincer les Musulmans de l'espace politique

Les certificats de sécurité, la torture, le niqab, et la lauréate musulmane d’un concours de beauté

« Le présent ouvrage soutient une thèse selon laquelle la pensée raciale (…), constitue l’une des premières caractéristiques, et l’un des éléments clés, de la guerre déclenchée contre le terrorisme . » Ce sont là les premiers mots de l’ouvrage de Sherene H. Razack, La chasse aux musulmans, Évincer les musulmans de l’espace politique, et il est difficile d’imaginer entrée en matière plus claire. Et à l’heure de la recrudescence des législations islamophobes partout en Europe, difficile aussi d’imaginer un livre qui soit autant d’actualité. L’éditeur a bien voulu autoriser le Parti des Indigènes de la République à en reproduire la préface à l’édition française.

Le présent ouvrage soutient une thèse selon laquelle la pensée raciale, soit le refus de reconnaître une même humanité aux Musulmans et aux peuples d’ascendance européenne, constitue l’une des premières caractéristiques, et l’un des éléments clés, de la guerre déclenchée contre le terrorisme. En effet, la pensée raciale permet aux législateurs d’imposer une nouvelle logique, qui consiste à prendre des mesures d’exception et à suspendre les droits fondamentaux de certaines personnes, comme l’habeas corpus, ou encore le droit, pour l’accusé, de connaître les charges retenues contre lui. Pour en venir à priver des groupes entiers de la protection des lois, à dépouiller toute une communauté du droit d’avoir des droits, il faut croire que les membres de cette communauté, ou de ces groupes, entrent dans une catégorie inférieure du genre humain, et ne méritent donc pas d’être protégés par les lois. Tout en même temps, nous en venons à penser que les gens privés de leurs droits fondamentaux sont en fait des sous-hommes. En plaçant la notion de race au cœur même des mesures d’exception, j’entends attirer l’attention sur le type d’arguments employés, tant dans les lois que dans la société en général, pour justifier l’éviction de certains groupes. Même si on prétend d’ordinaire que les musulmans forment une communauté religieuse, et non pas une communauté raciale, on les exclut néanmoins des codes de lois, en se basant sur une idée, selon laquelle leurs pratiques religieuses prouvent qu’ils ne sont pas encore entrés dans la modernité et que, par conséquent, ils ne sauraient être protégés par les lois comme les autres citoyens. À cet égard, « l’essence même de la race découlerait de certaines caractéristiques innées, parmi lesquelles la couleur de la peau et quelques autres traits physiques seraient les indicateurs les plus évidents et, sur bien des plans, les plus superficiels aussi ». Dans les tribunaux, on n’hésite plus à parler ouvertement des valeurs que partageraient tous les Musulmans, et de leur inclination naturelle au fanatisme, au tribalisme, ou à la misogynie. En prétendant qu’il s’agit là de caractéristiques inhérentes à leur personne, les législateurs, et
ceux qui interprètent les lois, introduisent une logique raciale au sein même du droit. Désormais, trois figures emblématiques occupent le champ de bataille dans la guerre contre le terrorisme : le « dangereux » Musulman, la Musulmane « en péril », et l’Européen « civilisé ». Ces trois personnages ont fait leur apparition dans un grand nombre de lois occidentales, en vertu desquelles on expulse aujourd’hui les Musulmans du genre humain, et on leur refuse la citoyenneté consentie aux autres.

Depuis que cet ouvrage a été publié en anglais, certaines modifications ont été apportées au statut des Musulmans, tant dans la société que dans les lois occidentales. Certaines d’entre elles ont amélioré les choses, mais d’autres les ont aggravées. Toutefois, les unes et les autres n’ont rien changé à l’idée selon laquelle il est indispensable de conserver dans les lois des clauses interprétatives, qui permettent de suspendre les droits de certaines personnes pour préserver la sécurité nationale. Ainsi, la dangereuse logique raciale, qui inspire les mesures d’exception, est demeurée inchangée, de sorte que la notion, selon laquelle la loi ne saurait protéger ceux qui, dit-on, menacent la politique nationale, vise toujours au premier chef certains groupes bien ciblés, à savoir les Arabes et les Musulmans. Dernièrement, des changements à la loi ont été avantageux pour quelques personnes mais, toute chose ayant un prix, ils ont légitimé du même coup plusieurs mesures d’exception qu’on avait prises.

Le premier chapitre expose les cas de cinq Arabes musulmans, incarcérés au Canada pour des périodes indéterminées, en vertu d’un instrument juridique connu sous le nom de « certificat de sécurité ». Ces certificats autorisent la détention et l’expulsion d’étrangers, sous le prétexte qu’ils constitueraient des menaces à la sécurité nationale. Ces Arabes n’ont pas été expulsés, car on craignait qu’ils ne soient torturés dans leurs pays d’origine. Les détenus placés sous le coup de tels certificats n’ont pas le droit de voir les preuves qui les incriminent. En 2007, la Cour suprême du Canada statuait qu’il allait à l’encontre de la constitution d’emprisonner des individus sans révéler les preuves retenues contre eux. Par la suite, le gouvernement prit un certain nombre de mesures visant à protéger davantage les détenus, sans compromettre pour autant la sécurité nationale. Ainsi, des avocats spéciaux et des juges désignés sont désormais autorisés à examiner les preuves gardées secrètes. Même si ces avocats ont pour mandat de défendre les intérêts de leurs clients, une fois qu’ils ont vu les preuves gardées secrètes, ils ne doivent pas en informer les détenus, leurs conseillers, ni personne d’autre. Aujourd’hui, en 2010, deux des cinq détenus, Adil Charkaoui et Hassan Almrei, ont été libérés après que la Cour eut invalidé leurs certificats de sécurité, et ils poursuivent le gouvernement fédéral en justice pour obtenir réparation. Les trois autres, Mohamed Harkat, Mohammed Mahjoub, et Mahmoud Jaballah, ne se trouvent plus en prison, mais sont assignés à résidence et doivent observer des conditions de remise en liberté très strictes. À certains égards, on pourrait donc penser que les pires débordements en matière de droits fondamentaux, et qui ont marqué les années d’après les attentats de septembre 2001, sont choses du passé. Certes, les tribunaux canadiens ont exprimé fermement leur désaccord ; ils réprouvent le fait que le ministère public garde des preuves au secret, et qu’on suspende entièrement les droits fondamentaux, sous prétexte de combattre le terrorisme. Nous devrions donc être relativement optimists.

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Le nombre restreint d’hommes vivant sous le coup des certificats de sécurité, et l’absurdité pure et simple des dispositions sécuritaires que ces certificats nécessitent, pourraient nous laisser penser que le problème de la race et ceux que causent les mesures d’exception demeurent négligeables au Canada. Ils procèdent toutefois de la participation de ce pays à la guerre contre le terrorisme. Ce faisant, le Canada épouse une politique favorisant l’application de mesures d’exception, par l’entremise desquelles les Occidentaux s’imaginent former une sorte de même famille raciale, forcée de se défendre contre des étrangers de race et de culture différentes, et contre lesquels la violence est de mise. Les conséquences de l’expulsion de certains groupes de l’espace politique et juridique commun sont particulièrement dramatiques, quand on sait que les membres de ces groupes ciblés peuvent être torturés en toute impunité. Dans le deuxième chapitre, je me penche sur les cas de torture à Abou Ghraïb, en me basant sur une analyse que j’ai faite il y a quelques années, portant sur la torture des Somaliens dont les Casques bleus canadiens se sont rendus coupables en 1993. Pour bien des gens, y compris pour le président Obama, nous avons aujourd’hui tourné la page, on estime que la torture n’a plus cours, et qu’on peut oublier les bavures et les débordements auxquels le régime de George W. Bush nous avait habitués. Pourtant, la prison de Guantanamo n’est toujours pas fermée, aucun officier supérieur américain n’a été sanctionné, et des formules comme « combattant illégal » sont encore employées tous les jours, afin que les lois ne protègent pas des prisonniers qu’on refuse de considérer comme des criminels ou des ennemis à proprement parler. En 2010, la complicité des Canadiens dans les cas de torture est beaucoup plus évidente qu’il y a deux ans, lorsque ce livre fut publié dans sa version originale. Le rôle du gouvernement canadien dans la déportation en Syrie de Maher Arar, citoyen canadien, qui a été torturé, le soutien que ce même gouvernement apporte aux Américains qui détiennent
à Guantanamo le Canadien Omar Khadr depuis qu’il a l’âge de 15 ans (et où il affirme avoir été torturé), enfin l’indifférence avec laquelle le gouvernement traite les cas d’Abdullah Almalki, Ahmad El Maati, et de Muayyed Nureddin, trois Canadiens torturés en Égypte et en Syrie (pour ne pas dire la collaboration indirecte du gouvernement canadien à ces tortures), tout ceci, dis-je, devrait attirer notre attention sur le fait que l’opinion publique soutient de plus en plus la torture aujourd’hui que ce n’était le cas il y a deux ans. En effet, un sondage mené par la firme Angus Reid en février 2010 révélait que près de la moitié des Canadiens approuvent la décision du gouvernement (et désapprouvent donc celle de la Cour suprême), qui consiste à laisser aux Américains le soin de juger Omar Khadr par un tribunal militaire et de ne pas le rapatrier au pays. À l’évidence, les Canadiens sont devenus beaucoup moins sensibles à la torture et à l’abandon des règles de droit qu’ils ne l’étaient hier encore.

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De toute manière, la torture, qu’on l’exerce soi-même ou qu’on la délègue à autrui, en déportant les prisonniers dans des pays où elle se pratique allègrement, demeure un moyen, pour les États occidentaux comme le Canada, d’intégrer la grande fratrie des nations blanches, conduites par les États-Unis, et toutes engagées dans la guerre contre le terrorisme. Lorsque les Canadiens consentent à ce qu’on torture, ils affirment du même coup appartenir à cette communauté politique de nations blanches, et ils en excluent les Afghans, entre autres peuples. Car, en entérinant la torture, nous nous plaçons derechef, avec les autres peuples d’ascendance européenne, d’un côté de la frontière raciale qui nous sépare des Musulmans arabes, considérés comme des barbares ou comme des peuples ne méritant pas d’être protégés par les lois et les droits fondamentaux. Comme pays et en qualité de citoyens, il nous est bien difficile de résister aux appels qui nous invitent à participer au grand dessein de l’Empire blanc. En mettant en lumière le caractère racial des discours sur la torture, j’entends démontrer comment nous en venons à accepter qu’on la pratique sur les Afghans en notre nom. Nous nous laissons séduire par des discours qui établissent une hiérarchie raciale, car de tels discours nous placent au sommet de cette hiérarchie.

Les trois derniers chapitres analysent l’image de la Musulmane « en péril », puis le rôle et la position des féministes occidentales dans la guerre contre le terrorisme. La question de l’égalité des sexes, présentée sous l’angle d’un rapport de force entre les Musulmans et leurs femmes opprimées, a été, et demeure, un moyen pour les Occidentaux d’affirmer leur suprématie et leur droit de corriger les populations musulmanes. Ces Musulmanes qu’on estime « en péril » hantent l’imaginaire des Canadiens, peut-être davantage aujourd’hui qu’il y a quelques années, lorsque la municipalité de Hérouxville – où ne vit aucun Musulman – annonçait qu’au nom de l’égalité des sexes il serait désormais interdit de lapider les femmes, de porter le voile, ou encore de séparer les hommes des femmes dans les lieux publics. Même si cette municipalité a décidé depuis lors d’abolir son odieux « code de vie », et même si le nouveau maire du village tente de se dissocier du conseiller qui a présenté ce code, les craintes qui l’avaient inspiré, et le désir d’inscrire dans les lois des règles particulières visant les immigrants qui cultiveraient, dit-on, des valeurs contraires à celles des Canadiens, demeurent, aujourd’hui encore, présents chez les politiciens. Le gouvernement québécois entendait récemment adopter une loi qui défendrait aux Musulmanes de porter le niqab et la burka dans les institutions publiques. Bien que ce projet de loi ait reçu un soutien considérable de l’opinion publique, tant au Québec qu’à l’extérieur de la province, et notamment l’appui de nombreux organismes féministes, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (faej) l’a vigoureusement critiqué. En effet, cet organisme a déclaré que le projet de loi 94 était injuste et qu’il isolerait ou marginaliserait encore davantage une minorité déjà bien assez stigmatisée, s’il avait un jour force de loi. Le faej est sans doute beaucoup plus conscient des dérives auxquelles nous exposent une telle initiative que ne le sont les autres organisations féministes. Car il a pris la défense d’une femme portant le niqab que le tribunal obligeait à se dévoiler pour témoigner, contre deux membres de sa famille, accusés d’avoir abusé d’elle lorsqu’elle était enfant. Le faej estimait qu’en exigeant cela de la plaignante, sous le prétexte d’évaluer son comportement, les accusés appliquaient une vieille coutume visant à humilier, à asservir et à « victimiser » de nouveau les personnes qui se plaignent d’agression sexuelle. Les preuves relatives au comportement des plaignantes, qu’on fonde le plus souvent sur un tas de préjugés associés à la chasteté des femmes, à leur race et à leur classe sociale, servent en somme, d’après le faej, à « mettre à nu » les victimes dans les cours de justice afin de mieux les déstabiliser. Il reste que le faej est l’un des très rares organismes féministes reconnaissant que de semblables positions à l’égard du voile ou du niqab ont un caractère franchement raciste. En général, l’opinion publique, reprenant à son compte le discours des féministes, réclame que les Musulmanes se dévoilent.

Il est de plus en plus évident qu’un racisme aigu et punitif alimente l’obsession des peuples d’ascendance européenne pour le corps du Musulman et celui de la Musulmane. Sous le prétexte de se porter à la défense de cette dernière, qui serait menacée par les « dangereux » Musulmans, on multiplie les mesures hostiles aux immigrants. Désormais, en Belgique, les femmes portant le niqab ne peuvent plus s’adresser aux services publics. En France, on envisage de ne plus accorder ces mêmes services aux femmes portant le foulard. En Norvège, une nouvelle loi exige que les immigrants et les réfugiés aient étudié ou travaillé quatre ans au pays avant de parrainer des membres de leur famille. Cette mesure (moins rustre que les lois danoises sur le parrainage, qui exigent celles-là que l’âge du consentement au mariage soit plus élevé pour les immigrants que pour les Danois d’origine, sous prétexte de protéger les Musulmanes contre les mariages forcés) empêche les immigrants, dans une large mesure, d’épouser des gens qui ne se trouvent pas sur le territoire national. Dans tous ces cas, les communautés immigrantes se sentent de plus en plus réprimées, surveillées, et on agit ainsi envers elles toujours sous le prétexte de défendre l’égalité des sexes et de protéger la culture occidentale.

Dans cette atmosphère de racisme croissant, les Musulmanes sont pointées du doigt à tout propos, soit parce qu’elles portent le voile, soit parce qu’elles participent à des concours de beauté. En mai 2010, Rima Fakih est devenue la première Américaine d’origine arabe à remporter le titre de Miss USA. Après cette annonce, les médias ont reçu une foule de réactions positives et indignées. Certains commentateurs, comme le professeur Daniel Pipes, spécialiste du Moyen-Orient, soupçonnaient les responsables de ce concours de beauté d’entretenir un préjugé par trop favorable à l’endroit des Musulmanes (Pipes pensait qu’il y avait eu dans le passé de très nombreuses lauréates musulmanes à ces concours), tandis que d’autres chroniqueurs félicitaient Rima Fakih de se conduire « comme une Occidentale ». Afin de résumer les réactions recueillies sur des « blogues », après la victoire de la jeune fille, le Toronto Star, non sans ironie, posait en manchette la question suivante : «Miss USA serait-elle un agent dormant ? » En vérité, peu d’observateurs firent état de ce que l’un d’eux appelait « l’animosité envers les Musulmans » à l’origine de ces réactions, mais le nombre effarant de personnes qui établissent un lien entre Mlle Fakih, le terrorisme, et une culture essentiellement misogyne et médiévale, nous permet d’affirmer que les Musulmans sont devenus les nouveaux Noirs, qu’ils forment une race, au lieu de partager une même croyance religieuse, bref qu’ils sont un groupe se rangeant clairement du mauvais côté de la frontière raciale. L’empressement avec lequel le public applaudit aux mesures d’exception qui sont prises doit nous rappeler sans cesse l’importance du sentiment racial, voire raciste, qui les inspire.

Le présent ouvrage analyse et démontre que la pensée raciale oriente aujourd’hui les mesures politiques visant à évincer les Musulmans des lois occidentales. Les deux ans qui se sont écoulés depuis la parution de la version originale n’ont rien changé à son propos. La torture, les détentions illimitées, le blocus de la bande de Gaza, et une foule de mesures hostiles aux immigrants sont toujours de mise. Les camps, ces lieux que je décris comme des espaces où la loi autorise la suspension des droits fondamentaux, existent toujours et on y applique encore la logique selon laquelle certains groupes, qui nous menaceraient, sont humainement inférieurs et ne méritent donc pas d’être protégés par les lois. Nous autorisons l’usage de la violence à l’endroit de ces groupes dans le but, dit-on, de les faire entrer dans la modernité. C’est ce lien pernicieux entre violence, race et mesures exceptionnelles, que j’ai tenté de mettre en lumière ici dans toutes ses dimensions, et notamment lorsqu’il est question de l’égalité des sexes.

Sherene H. Razack
Toronto, juin 2010.

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