Quand un Blanc de gauche nous pose cette question et qu’on tient cependant à réagir, la seule chose à faire d’un point de vue pédagogique n’est pas de le frapper mais de lui retourner la question dans un langage simple qui lui soit accessible. Il faut lui demander pourquoi il nous pose cette question, qu’elle en est la véritable signification : « Pourquoi tiens-tu tant à savoir comment nous articulons classes et races ? Ne penses-tu pas que notre cause se justifie en elle-même ? Serait-elle illégitime si nous n’articulions rien du tout ? Perdrions-nous alors ton soutien ? » La plupart du temps, c’est vrai, il ne comprendra pas ; c’est sans espoir, mais on ne perd rien à essayer. Si ça marche et qu’il commence à douter lui-même du sens véritable de sa question, on peut tenter d’aller plus loin et lui demander : « Et toi, comment articules-tu ces différentes luttes ? Penses-tu que ce soit possible sans que notre combat ne soit subordonné au tien ? » A ce stade, le « dialogue » sera probablement rompu parce que justement, par « articulation », le Blanc de gauche entend presque toujours la subordination de notre combat au sien et que de toute façon il risque d’avaler de travers si on lui suggère que la lutte des classes, c’est pas nécessairement notre truc même si c’est le sien. Plus généralement, quand on lui parle en termes de « nous » et de « vous », il a le cerveau qui disjoncte.
Essayons, cependant, de comprendre plus précisément ce que cache la notion d’articulation.
L’articulation est le passeport de la race
La gauche française déteste le mot race. Essayer de faire dire à un Français de gauche une phrase contenant l’expression « race chevaline » et, si vous savez vous montrer attentif aux nuances de son intonation, vous ne manquerez pas de percevoir un léger tressaillement de sa voix au moment où il prononcera le mot « race ». Rapporté aux êtres humains, le terme lui fait carrément horreur. Il est convaincu en effet que chaque fois qu’une personne, en France ou ailleurs, prononce ou écrit le mot « race », le racisme progresse d’un degré. Vous le dite 1000 fois, le racisme progresse 1000 fois. C’est donc un mot tabou qu’il ne faut évoquer qu’avec une infinité de précautions. La première des précautions consiste évidemment à le faire suivre d’un long commentaire rappelant que les races n’ont aucune réalité biologique : l’humanité est Une. La deuxième est de l’entourer de guillemets pour signifier que le terme est malpropre. A l’oral, le conférencier ne manquera pas de l’accompagner d’un geste bien connu qui consiste à présenter ses deux mains au public, l’index et le majeur dressés, effectuant deux ou trois mouvements descendants sur quelques centimètres ; la vigueur avec lequel ce geste est effectué manifeste le plus ou moins de dégoût que ressent le conférencier vis-à-vis du terme « race », que l’importance de sa contribution à la réflexion collective lui impose cependant de prononcer.
Sans nul doute, sur cette question comme sur toutes, il convient d’apporter quelques nuances et de reconnaître à une toute petite minorité de militants et d’intellectuels de gauche une plus grande flexibilité. Depuis le milieu des années 2000, on peut même remarquer (et se féliciter) que cette minorité s’élargit peu à peu et que l’idée d’un phénomène social appelé race fait son chemin. Son introduction dans le débat reste cependant très encadrée, la prudence est toujours de rigueur. Aux procédés mentionnés plus haut, s’y ajoutent d’autres. Par exemple, après la mention obligatoire du caractère « socialement construit » des races, il est impératif de relativiser immédiatement leur réalité sociale en soulignant fortement que les races sont une pure construction « imaginaire » alors que la classe, elle, serait une vraie matérialité sociale, enracinée dans les rapports économiques. Les classes produisent des rapports de forces politiques de classes, des partis, des Etats, et tout un tas d’autres trucs ayant une consistance reconnue tandis que les races, elles, ne produiraient rien de tel. Elles doivent se contenter de n’avoir que des « effets », généralement assez désagréables pour les « racisés ». La référence, implicite ou explicite, ce sont les travaux de Benedict Anderson sur la « nation imaginée » ([Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 2002)] que l’on trahit allégrement en omettant de rappeler que, pour lui, le concept de « nation imaginée » ne signifie aucunement que la nation, c’est du vent. Aussi éloignée de la notion d’imaginaire forgée par Anderson que le port de Ningbo-Zhoushan de la planète Mars, la race imaginée en vogue chez quelques sociologues et militants de gauche n’a donc aucune consistance sociale et politique. Elle est aussi vide qu’une feuille de brick avant d’être cuisinée. Concédons, cependant, qu’elle a le mérite d’exister (J’ai formulé quelques hypothèses sur les races sociales dans Sadri Khiari, La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éd. La Fabrique, Paris, 2009).
La prudence, de mise quand on traite de la race, impose également d’éviter autant que possible d’associer Noirs, Arabes et Musulmans, comme étant l’objet d’un même processus de racialisation, malgré les différences. Une autre manière d’encadrer la notion de races, et c’est celle-là qui nous intéresse ici, est la fameuse « articulation ». Pour n’être pas suspect de racisme ou d’essentialisme ou de toute autre abomination du même genre, toute personne évoquant les races doit obligatoirement, en plus de toutes les précautions mentionnées ci-dessus, spécifier qu’on ne saurait parler de races sans les « articuler » aux classes (et, entre autres choses, au genre). Considérées comme imaginaire et une fois accrochée à la classe, la race, sans être pour autant complètement halal, devient gaucho-compatible ; elle peut ambitionner d’intégrer le corpus conceptuel de la gauche sans en bousculer les normes et les coutumes.
Je ne cite personne ni n’évoque explicitement aucun courant particulier. L’avantage pour moi est que je peux procéder à quelques raccourcis et à des généralisations un peu abusives. L’inconvénient est bien sûr qu’on me le reprochera. Malgré cela, je ne crois pas que le tableau d’ensemble soit injuste. Rares sont, au sein de la gauche blanche française, ceux qui y échappent.
Eux n’articulent pas
En janvier 2005, lorsque nous avons rendu public l’Appel des Indigènes de la République, la notion de races, comme le fait de parler de Blancs ou de Noirs, suscitait encore plus de réserves qu’aujourd’hui. L’Appel, lui-même, concentrait son attaque sur une autre facette du tabou républicain, la permanence de rapports coloniaux et leur caractère constitutif des institutions de la République. Dans ce contexte, parmi d’autres accusations censées être infâmantes, l’un des arguments qui est le plus revenu a été celui de ne pas lier notre critique de la société française à la « question sociale ». Par « sociale », il faut bien entendue entendre socio-économique. C’était déjà parler d’ « articulation ». Dans le même sens économiste, on nous a également reproché d’oublier la lutte des classes. Le plus étrange, c’est que ce genre de critiques nous a été adressé par des gens dont une partie avait renoncé à la lutte des classes depuis belle lurette et se fichaient comme d’une guigne de la « question sociale ». Ce paradoxe reste valable pour ceux qui, aujourd’hui, nous enjoignent d’articuler races et classes.
Il peut paraître surprenant en effet qu’une grande partie de ceux qui jubilent intérieurement chaque fois qu’ils prononcent l’expression « articulation races-classes » n’intègrent plus la lutte des classes ni à leur analyse de l’histoire et des conflits en cours ni dans les stratégies qu’ils développent ! S’ils consentent parfois à parler de classes, ils en parlent comme d’ « objets » sociaux, de vulgaires catégories sociologiques à l’instar des catégories de vieux ou de jeunes. Plus souvent, on les entend évoquer les travailleurs, les exclus, les précaires, les chômeurs, les classes moyennes – « nouvelles » ou pas -, la multitude, etc. En dehors de quelques groupes archéo-staliniens, archéo-trotskistes et archéo-anarchistes, il devient de plus en plus rare d’entendre parler de classe ouvrière ou de prolétariat. Il paraîtrait même à en lire certains que celui-ci aurait disparu (ce qui dénote, soit dit en passant, d’une vision très européocentriste). Quant à l’anticapitalisme, réputé être immanent à la lutte des classes contemporaine, il n’est revendiqué que par l’extrême-gauche, ce qui n’empêche pas certains qui sont loin de s’en réclamer de marteler l’impératif de l’articulation races/classes. Autrement dit, bien souvent, il apparaît que les classes elles-mêmes n’acquièrent une consistance théorique et sociale qu’en tant que condition de légitimité de la notion de races. Coquetterie pour dire qu’on n’oublie pas complètement Marx ou qu’on est vraiment de gauche, les classes – et encore moins la lutte des classes, sans laquelle parler de classes n’a aucun sens – ne semblent plus avoir de véritable utilité en tant que concept, on raisonne bien plus souvent avec d’autres grilles d’analyse et notamment à travers le clivage gauche/droite, compris bien souvent comme un antagonisme entre blocs de « valeurs ».
Quand on examine les propos de ceux qui parlent d’articulation races-classes, on constate que finalement il s’agit simplement d’affirmer que toutes les formes d’oppression sont solidaires. Sur le plan de la théorie et de l’analyse, il s’agit de montrer que, tant d’un point de vue généalogique que du point de vue des logiques sociales, elles procèdent les unes des autres et s’adossent allégrement les unes aux autres (avec généralement quand même une prééminence pour la domination économique).
Articulation et stratégie politique
Dire que finalement toutes les exploitations et les oppressions s’adossent et se chevauchent les unes les autres ne suffit pas à en résoudre l’équation, en l’occurrence que, s’il y a sans doute des intérêts communs à tous les opprimés, il y a également des conflits d’intérêts entre eux. Comment traduire une telle affirmation en modalités pratiques de lutte, d’organisation et de plateforme politique concrète ? Que signifie « articuler » non pas du point de vue du sociologue mais en termes stratégiques et tactiques ?
De véritables stratégies intégrant des coordonnées de races et de classes ont été réfléchies dans l’histoire, qui pourraient donner un sens à la notion d’articulation. Au sein des luttes de libération nationale, par exemple, « articuler » a pu signifier introduire la lutte des classes au sein même de la lutte de libération. A un moment donné de leur révolution, certains mouvements de libération ont fait ainsi le choix d’encourager la mobilisation de la petite paysannerie pauvre contre les gros propriétaires fonciers autochtones. Il s’agissait selon eux, non seulement d’affaiblir ces derniers qui constituaient une base du système colonial, mais surtout de favoriser, en leur promettant l’accès à la terre, l’adhésion au mouvement anticolonial de la masse des populations rurales pauvres. Dans les villes également, certains mouvements anticolonialistes ont introduit, du point de vue même de leur stratégie anticoloniale, une rupture entre les classes populaires et la bourgeoisie locale alliée peu ou prou au colonialisme. On pourrait même ajouter, me semble-t-il, qu’il n’a pas existé de stratégie de libération nationale, dans les anciennes colonies européennes, qui ne se soit pas déployée en manœuvrant – consciemment ou intuitivement – des paramètres de classes, y compris en faisant le choix de l’« union nationale » interclassiste. Si l’on veut donner à la notion d’articulation un sens concret et politique, et par conséquent bien spécifique au lieu et au contexte dans lesquels on la manie, on peut d’ailleurs se reporter à deux ouvrages bien connus au sein desquels la question est omniprésente, quoi que formulée dans un autre lexique : Les Jacobins noirs de C.L.R. James (C.L.R. James, Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, éd. Amsterdam, Paris, 2008.) et Les Damnés de la terre, de Franz Fanon ([Franz Fanon, Les damnés de la terre, éd. La Découverte, Paris, 2004)]. L’un comme l’autre s’évertuent à déchiffrer les articulations contradictoires races-classes dans les situations particulières qu’ils étudient, l’un comme l’autre s’évertuent à reconnaître ce qu’elles ont impliqué, auraient dû ou devraient impliquer en termes de stratégie politique. Passionnants, ces livres, qui traitent de situations bien différentes des nôtres, ne sont pas susceptibles, bien sûr, de nous fournir des clés pour résoudre les problèmes contemporains du « colonialisme intérieur »; ils peuvent toutefois stimuler la réflexion sur les rapports entre luttes des races et luttes des classes et sur les stratégies à suivre dans les conditions particulières d’aujourd’hui. Ils peuvent contribuer à construire une notion d’ « articulation » qui ait du sens. Hélas, mille fois hélas, les amoureux de l’articulation ne les interrogent guère de ce point de vue.
Il y a quelques années, à un ami d’extrême-gauche qui me vantait les vertus articulatoires du Black Panther Party (BPP), j’ai demandé ce qu’il entendait par là. Il a commencé par me dire que le BPP s’affirmait anticapitaliste, pensait que le sujet de la révolution était le prolétariat et se réclamait de Marx et de Lénine. Mais, lui ai-je fait remarquer, qu’est-ce que cela peut bien signifier politiquement dans leur manière de concevoir leur action et leurs priorités, en rapport avec la question raciale ? Après un moment de silence – quand un ami est dans l’embarras, je sais me montrer patient -, il m’a répondu que le BPP organisait des cantines pour les enfants pauvres des ghettos noirs ! Une réponse pour le moins surprenante venant d’un gauchiste, d’autant plus que de telles initiatives, qu’on les juge opportunes ou non, n’ont rien, strictement rien, d’anticapitalistes et il est arrivé à un milliard d’organisations politiques de par le monde, y compris de droite, d’en prendre de similaires. Bref, au terme de cette conversation, je n’en savais guère plus sur le sens politique de l’articulation.
C’est pourtant cela qui importe pour des militants ou pour des intellectuels engagés. Si on ne donne pas un contenu politique concret à la notion d’ « articulation », il ne reste qu’à réaffirmer de manière incantatoire que les luttes contre les différentes formes d’oppression sont indissociables et que l’on ne saurait combattre une forme d’oppression particulière sans lutter également contre toutes les autres (et surtout la domination économique, bien sûr). Ainsi, le PIR paraîtrait bien plus respectable s’il parsemait ses déclarations de professions de foi anticapitalistes, et ce, y compris auprès de ceux qui ne sont pas, eux-mêmes, anticapitalistes ! Ils nous trouveraient gauchistes mais supportables.
Profession de foi sans conséquence, l’ « articulation » a cependant un avantage inestimable. Si elle ne peut servir à définir une stratégie et une tactique embrassant la terrible équation que représentent les oppressions croisées, elle peut du moins en donner l’illusion. Sur le papier, grâce à ses incontestables vertus rhétoriques, elle permet en effet de résoudre comme par magie les conflictualités au sein même des secteurs opprimés de la population. Il suffirait d’articuler races-classes pour effacer les intérêts divergents, opposant Blancs et non-Blancs au sein des couches populaires. On ne sait pas comment le faire, mais on sait qu’il faut le faire et dire qu’il faut le faire, c’est déjà un tant soi peu le faire. La formulation désormais classique de cette « articulation », nous la connaissons tous, c’est le fameux slogan « Travailleurs français, immigrés, même patron, même combat ». Très beau, mais très nul. Il n’a aucune efficacité. Ou, plutôt, sa seule efficacité est de mettre de côté la lutte contre le racisme des travailleurs français et de soumettre les immigrés à des enjeux politiques qui ne sont pas les leurs. En gros, articuler races-classes signifie pour les uns « ne divisez pas la classe ouvrière en évoquant ses hiérarchies internes » et, pour les autres, « ne divisez pas la gauche ».
Je ne voudrais vexer personne. Aussi, je voudrais rendre justice au militant de gauche très sincère qui, convaincu par la nécessité d’articuler, articule, lui, sans relâche. De très bonne heure, le matin, il est capable d’aller soutenir des sans-papiers menacés d’expulsion, puis il ira occuper une annexe de Veolia pour soutenir la Palestine, ce qui lui permettra d’ailleurs de rencontrer et d’écouter très attentivement un vrai Palestinien des Territoires occupés, venus, non sans difficultés, poursuivre des études en France. Il l’aurait bien écouté plus longuement mais, il avait beaucoup d’autres choses à articuler. La Palestine et l’écologie, par exemple. Portant son keffieh autour du cou, il court alors se rassembler avec ses congénères pour protester contre les OGM. L’après-midi, il la passera en diverses réunions de divers comités de solidarité avant de courir à la manifestation pour défendre le secteur public. Sa soirée sera consacrée à assurer le service d’ordre d’un meeting contre la françafrique avant de rentrer au bercail d’où il pourra partager sur facebook des tas d’infos, de communiqués, de vidéos, sur toutes les causes articulées. En réalité, ce militant articulateur n’articule rien du tout. Il additionne. Et il s’épuise.
Au moins, doit-on lui reconnaître le mérite de chercher à donner un sens pratique à la notion d’articulation. Ce qui est tout à son honneur. La plupart du temps, quand on a dit articulation, on a tout dit et cela semblerait de la plus extrême vulgarité que de vouloir en obtenir une traduction en termes de démarche politique concrète.
En vérité, l’articulation apparaît tout bonnement comme une injonction supplémentaire faite par la gauche française aux mouvements indigènes autonomes, sommés de reconnaître que leur lutte pourrait éventuellement avoir quelque légitimité et bénéficier d’un soutien si elle s’exprimait dans les cadres normatifs du discours de gauche, en tenant compte, d’une part, du profond économisme qui la caractérise le plus souvent et, d’autre part, de son illusion humaniste universaliste. Nous devons nécessairement nous battre contre toutes les oppressions avant de parler de celles que nous subissons nous-mêmes. Nous ne pouvons nous battre pour nous-mêmes que si nous nous battons pour tout le monde. Surtout, à travers la notion d’ « articulation races-classes », il s’agit d’exiger que nous renoncions à notre volonté d’indépendance politique, s’incarnant dans une organisation qui soit à nous et rien qu’à nous. La « classe » dont il est question dans l’équation de l’« articulation » a en fait moins à voir avec la lutte des classes qu’avec cette frange intellectuelle et militante blanche, mobilisée dans le combat antiraciste, qui craint d’y perdre l’initiative, ou plus exactement la direction, si les indigènes entraient dans la danse, définissaient leurs propres stratégies et construisaient leurs propres organisations. L’« articulation » ressemble fort à un concept de guerre, une arme que manie la résistance blanche au sein du « champ » de l’antiracisme.
– Dis-moi, mon frère, une arme…, on ne peut pas l’arracher à nos adversaires et la retourner contre eux ?
– Oui, bien sûr, mais il faut être très prudent.
Sadri Khiari,20 juin 2011