Beaucoup de bruit pour rien
Où sont donc passées tous les grandes promesses de lutte contre les discriminations raciales ? Rappelez-vous, le 8 janvier 2008, quelques mois à peine après son élection, Nicolas Sarkozy avait annoncé son intention de modifier le préambule de la Constitution pour y intégrer « les nouveaux droits que notre époque appelle » et, en particulier, la promotion de la « diversité ». Présidé par Simone Veil, un comité de réflexion, mis en place au mois d’avril, devait plancher sur la question. Résultat : zéro ! Y a rien à changer dans notre Constitution avait conclu les « experts ». Un joli petit coup de pied dans le postérieur présidentiel.
Mais Sarkozy n’est pas homme à se laisser démonter. Le 17 décembre, le jour même où le rapport Veil lui est remis officiellement, il prononce un long discours à l’école Polytechnique, tout entier consacré à la « diversité ». Il y prend ses distances, il est vrai, avec les « statistiques ethniques », le « communautarisme » et la « discrimination positive » qui font tellement peur aux souchiens mais, comme à son habitude quand il prend la parole, il va quand même très loin, bien au-delà de ses intentions réelles. On l’a découvert ainsi quasiment anticapitaliste, écologiste, féministe ; pour peu on pourrait le croire anticolonialiste. Sa capacité à s’approprier les mots des autres est en proportion inverse du nombre de ses principes. Et comme il ne croit en rien, il peut tout dire. Citations : « Vive la République, une République des droits réels et non virtuels ». « Nous trahissons l’idéal républicain en proclamant notre attachement à une République formelle sans nous soucier de construire une République réelle. Il n’y a pas de République réelle sans volontarisme républicain. Il n’y a pas de République réelle sans la volonté de corriger les inégalités, en traitant inégalement les situations inégales. C’est la clé. » « L’égalité des chances : ce doit être la priorité d’aujourd’hui. ». « L’égalité des chances ne doit pas être une priorité dans les mots, cela doit être une priorité dans les actes. Je vais m’y engager chaque jour. Je veux une mobilisation de tout l’appareil de l’État, de toutes les administrations et de tous les ministères. Et l’État doit être exemplaire et il ne l’est pas. Exemplaire dans la mise en œuvre des politiques en faveur de l’égalité des chances, exemplaire dans la lutte contre les discriminations, exemplaire dans la promotion de la diversité, exemplaire en matière de transparence sur les résultats. Et l’État doit être exemplaire mais les collectivités locales aussi, les partis politiques aussi, les entreprises également. »
Le Bavard de l’Elysée ne s’en tient pas à la réaffirmation de ces grands principes ; il trace aussi les axes d’un programme d’action pour enrayer la reproduction des inégalités dans les différents champs de la société (enseignement et formation, emploi, urbanisme, médias, représentation politique, statistiques…) et confie à Yazid Sabeg, nommé Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, la charge de concevoir précisément les réformes à engager. Certes, l’ensemble de son propos révèle son mépris foncier pour l’égalité réelle qu’il dénonce comme « égalitarisme » ; il est profondément élitiste et défend une vision libérale et méritocratique de la société ; on sait aussi que la bête a du flair, que Sarkozy aimerait bien gagner nos voix, qu’il utilise, selon les mots d’un imbécile, « la diversité contre l’égalité » ([C’est le titre d’un essai débile publié cette année aux éditions Raisons d’agir. L’auteur s’appelle Walter Benn Michaels.)]; on sait surtout que la révolte des cités est toujours dans les esprits : ne rien faire pour empêcher la fracture socio-raciale de s’approfondir, c’est l’assurance de nouvelles convulsions sociales aux risques politiques imprévisibles.
L’opposition parlementaire en est consciente également. Et puis, la nomination de personnalités issues de la « diversité » au gouvernement lui ait resté en travers de la gorge. Pas question, donc, de laisser Sarkozy continuer à avoir l’initiative sur le terrain des discriminations et en récolter les fruits sur l’arène électorale. Le 9 décembre, au nom des socialistes, la députée Georges Pau-Langevin dépose ainsi à l’Assemblée nationale une proposition de loi « visant à lutter contre les discriminations liées à l’origine, réelle ou supposée ». Guère très audacieuse, elle propose tout de même d’imposer quelques contraintes au patronat.
Près d’un an après qu’en reste-t-il ? Rien. Veil a donc envoyé balader Sarkozy. La loi du PS est passée à la trappe, sabotée par la droite. Confronté dès le début à une forte opposition, Yazid Sabeg a mis beaucoup d’eau dans son vin, mais le rapport et les mesures qu’il a proposées ont soulevé un tel tollé chez les sentinelles de l’ordre blanc, toutes tendances confondues, que Sarkozy l’a quasiment désavoué. Au placard, Sabeg !
Quand la montagne accouche d’une souris
J’ai dit qu’il ne restait rien de tout ce charivari mais j’aurais dû dire « presque rien ». Plus exactement, il ne reste que l’expérimentation du très contestable CV anonyme, lequel fait l’unanimité à droite et à gauche mais pas chez les chefs d’entreprises. En fait, la décision de promouvoir l’anonymisation du CV est déjà incluse dans la loi du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances, promulguée, on s’en souvient, en réaction à la révolte des banlieues. Il y est prévu notamment d’introduire un nouvel article dans le code du travail : « Dans les entreprises de cinquante salariés et plus, les informations mentionnées à l’article L. 121-6 et communiquées par écrit par le candidat à l’emploi doivent être examinées dans des conditions préservant son anonymat. Les modalités d’application du présent article sont déterminées par décret en Conseil d’Etat.» Plus de 3 ans après sa promulgation, en l’absence de décrets d’application, la loi n’a jamais été appliquée.
Dans son discours à l’Ecole polytechnique, Sarkozy avait à nouveau évoqué la question mais pour en limiter immédiatement la portée. « Je souhaite que le CV anonyme devienne un réflexe pour les employeurs », déclare-t-il alors, mais, plutôt que de se référer à la loi, il choisit de se référer à l’accord interbranches sur la « diversité », un catalogue de vœux pieux, conclu par les « partenaires sociaux » en 2006 et qui prévoyait seulement l’expérimentation du CV anonyme. « Cette expérimentation, poursuit ainsi Sarkozy, il faut maintenant la conduire. En 2009, le gouvernement proposera à 100 grandes entreprises de mettre en place le CV anonyme. Les résultats diront s’il faut aller plus loin. » Dans son rapport, Sabeg ne va pas au-delà sinon pour annoncer que 150 entreprises et non plus 100 devront se prêter à l’expérimentation.
Désormais, si l’on en croit les informations fournies par le site WK-RH, tout est en place pour que débute l’opération qui devrait durer jusqu’en mars prochain. « Le comité de pilotage chargé d’élaborer le cahier des charges et de baliser le déroulement, sous l’égide du commissaire à la diversité, mais aussi du ministre du Travail, Xavier Darcos, et du secrétariat d’État chargé de l’emploi, Laurent Wauquiez, vient de rendre sa copie ». En dehors de grandes entreprises comme BNP Paribas, Adecco Accor, Axa et Bouygues Telecom, les volontaires seraient toutefois en nombre insuffisant, et le gouvernement va devoir démarcher auprès des sociétés de plus de 50 salariés pour les inciter à faire « acte de citoyenneté ». Mais ce n’est pas gagné : les patrons détestent qu’on se mêle de leurs oignons([Un cabinet de recrutement sur deux est favorable à la mise en œuvre du CV anonyme, la même proportion se disant contre. Tel est le résultat de l’enquête menée au mois de mai par l’association « A Compétence égale » auprès de 39 de ses membres, et présentée dans un rapport sur le CV anonyme remis à Yazid Sabeg, le 11 juin dernier. Ce sont sans doute ces réticences qui ont empêché l’application de la loi de 2006.)]!
Un gadget inefficace
On pourrait penser que les réticences des chefs d’entreprises à appliquer une telle mesure plaident en sa faveur. En vérité, il n’en est rien. En premier lieu, aussi bien la loi de 2006 que l’expérimentation prévue ne concernent que les sociétés de plus de 50 salariés. Or, les discriminations au recrutement sont massives également dans les entreprises plus petites. En outre, le secteur qui pratique le plus la discrimination raciale est la fonction publique au demeurant pas concernée par le CV anonyme. Admettons cependant que celui-ci soit généralisé. Il n’en resterait pas moins qu’une grande majorité des recrutements continueraient de se pratiquer, non sur la base du CV, mais à travers les réseaux sociaux, les relations directes et les cabinets spécialisés. Admettons encore que toutes ces pratiques de recrutement soient interdites. Rien ne garantit que les candidatures indésirables – les bougnoules et les nègres – ne soient pas écartées lors du premier entretien. Il faudrait alors imposer aux candidats de porter un masque. Et encore, ce ne serait pas suffisant : ils devraient aussi travestir leurs accents, modifier leurs manières de parler, de bouger, de s’habiller, etc. « On le fait déjà ! ». « Ah oui, c’est vrai, ben alors il reste plus que le masque ! Mais il faudra le porter toute votre vie parce qu’une fois franchie la barrière du recrutement, il y aura encore d’autres barrières pour vous interdire d’avoir les promotions auxquelles vous aurez droit ou, tout simplement, d’être respectés par la hiérarchie et même par certains de vos collègues blancs. » C’est ça qu’a oublié Mustapha Kessous, le journaliste du Monde qui a fait le récit du racisme auquel il est confronté : il ne faut pas seulement masquer son nom ; il faut devenir un masque…
CV anonyme et burka
Or, justement, ce que ne comprennent pas les apôtres du CV anonyme, c’est que nous ne voulons plus porter de masques. Quand bien même l’anonymisation du CV pourrait permettre de réduire le nombre des discriminations raciales, ce ne serait qu’une apparence de réduction. La discrimination fondamentale, c’est le masque obligé. Trouver un emploi grâce au masque ou être exclu d’un emploi faute de masque, c’est également être discriminé. Être contraint de porter un masque est une insupportable atteinte à notre identité, c’est-à-dire à notre dignité. C’est devenir invisible. Abstrait. Non pas un être humain de chair, de sang et d’histoire qui voudrait gagner sa vie mais un candidat abstrait, une entité hybride, à la fois « sujet de droits », tel qu’il pourrait sortir d’un dictionnaire juridique, et « bloc de compétences », fabriqué par l’appareil scolaire. Le CV anonyme révèle, en effet, beaucoup de choses sur cette société. Une société qui a tellement peur des particularités qu’elle réduit les gens à des spécifications techniques, comme on pourrait le faire d’une quelconque machine. C’est d’ailleurs quand le mode d’emploi est mal rédigé qu’on assiste à des drames comme les suicides récurrents des employés de France télécom. Normalement, sur chaque nouvel employé livré à l’entreprise, le fabricant aurait dû accoler un avertissement : «Attention : ne pas laisser sous tension plus de 2h. Risque d’explosion suicidaire ».
La seule manière de concevoir l’égalité, nous dit le CV anonyme, c’est l’égalité de droit entre des individus abstraits. Et c’est peut-être pour cela que les secteurs les plus avancés de la Modernité, en l’occurrence les très grandes entreprises, sont les moins réticents à anonymiser les procédures de recrutements. L’expression « anonyme » ne rend d’ailleurs pas le véritable sens de ce qui est proposé ; il faudrait plutôt dire le « CV abstrait », car, c’est bien d’abstraction dont il s’agit et non pas d’anonymat. Ainsi, la photo d’une candidate portant la « burka » ne rend pas, pour autant, son CV anonyme. Bien au contraire, son corps disparaît pour mettre encore plus en évidence son identité. Son CV souligne avec force que la candidate est dotée d’une individualité autonome, qu’elle a une histoire, une culture, une identité et qu’elle y tient(Allez-y, dites « il prône le port de la burka » ; je m’en fous !). Elle devient une candidate singulière, spécifique, l’inverse d’une simple force de travail ou d’une citoyenne abstraite.
On voit, ici, toute l’hypocrisie qui se cache derrière les arguments qui sont opposés au voile intégrale par les éradicateurs islamophobes : « Il n’est pas admissible que le visage des individus soit caché ; l’humanité est dans le regard ; le vivre ensemble est dans l’échange des regards. » En réalité, on veut interdire la « burka » pour invisibiliser les femmes qui le portent, pour les rendre à l’abstraction, pour les déshumaniser. L’individu n’est pas tué par ses particularités communautaires, il est tué par l’Abstraction. C’est ça la « Civilisation ».
Et la « Civilisation » qui produit des êtres vides et seuls a horreur de ces Arabes et de ces Noirs qui s’obstinent à être des individus « pleins », particuliers, conscients de leurs particularités et fiers de leurs particularités. Le sens réel du CV anonyme, ce n’est pas seulement d’être un instrument futile pour combattre les inégalités raciales, ce n’est pas de renoncer à hiérarchiser les particularités dans le domaine de l’emploi, c’est occulter et arracher les singularités pour faire de chacun un être abstrait. Nous ne sommes tolérables à leurs yeux qu’en devenant l’expression incarnée de la déshumanisation moderne. L’expérimentation du CV anonyme n’est pas là où on la croit. C’est nous qui devenons les cobayes de l’abstraction absolue qui est le rêve que la Modernité voudrait généraliser à toute l’humanité.
Sadri Khiari, le 30 septembre 09