Au XVIIIe siècle, un historien et géographe russe, V. N. Tatichtchev, trace la ligne de partage Europe-Asie que nous connaissons tous : de l’Oural à la mer Caspienne et au Caucase. Pour bannir le stéréotype d’une Russie « asiatique », donc arriérée, il fallait souligner l’appartenance de la Russie à l’Europe. Les continents sont autant – ou davantage ? – des constructions historiques que des entités géographiques.
L’Europe cartographique est une construction moderne. Elle ne sort des limbes qu’au XVIIe siècle. L’idée actuelle d’une Union européenne (UE) est plus jeune encore et les projets pratiques pour son unification ne sont nés qu’au XXe siècle, enfants des guerres mondiales. Des pays auparavant hostiles s’unirent pour former une zone de paix, garante de l’intérêt commun. La réussite de notre Union européenne est incontestable bien qu’en deçà des espoirs de certains pionniers et bien que l’évolution vers l’unité du continent ait été compliquée, voire détournée, en particulier par les exigences de la politique américaine.
Il s’agit là d’une Europe historiquement jeune. L’Europe idéologique est cependant bien plus ancienne. C’est l’Europe terre de civilisation contre la non-Europe des Barbares. L’Europe comme métaphore d’exclusion existe depuis Hérodote. Elle existe toujours. C’est une région à dimensions variables, définie par la frontière (ethnique, sociale, culturelle autant que géographique) avec les régions de l' »Autre », souvent situées en « Asie », parfois en « Afrique ». L’étiquette « Asie » comme synonyme d’un « Autre » qui combine la menace et l’infériorité a de tout temps été collée sur le dos de la Russie. On se souvient du mot de Metternich « Asien beginnt an der Landstrasse » – l’Asie commence à l’est de Vienne.
De la politique aux mythes, il n’y a qu’un pas. Le mythe européen par excellence est celui de l’identité primordiale. Ce que nous avons en commun est essentiel, ce qui nous différencie négligeable ou secondaire. Or pour l’Europe la présomption d’unité est d’autant plus absurde que c’est précisément la division qui a caractérisé son histoire.
Une histoire de l’Europe est impensable avant la fin de l’Empire romain occidental et même avant la rupture permanente entre les deux rives de la Méditerranée, suite à la conquête musulmane de l’Afrique du Nord. Les Grecs de l’Antiquité se situent dans une civilisation tricontinentale, qui englobe le Moyen-Orient, l’Egypte et un modeste secteur de l’Europe de la Méditerranée orientale. Durant les IVe et IIIe siècles avant J.-C., l’initiative militaire et politique passe aux marges du secteur européen de cet espace. Alexandre le Grand crée un empire éphémère allant de l’Egypte à l’Afghanistan. La République romaine en construit un plus durable entre la Syrie et le détroit de Gibraltar. Au demeurant, l’Empire romain ne réussit jamais à s’établir solidement au-delà du Rhin et du Danube ; Rome fut un Empire pan-méditerranéen plutôt qu’européen et ce qui compte pour le destin de l’Europe ce n’est pas l’Empire qui triomphe mais l’Empire qui disparaît. L’histoire de l’Europe post-romaine, c’est l’histoire d’un continent fragmenté.
Ici réside la racine des divergences entre l’Europe et les autres civilisations du Vieux Monde. Entre la mer de Chine et le Maghreb, et jusqu’au XIXe siècle, l’empire terrestre multiethnique reste la norme pour les grands espaces géographiques. Toujours sous la menace, de temps en temps vaincus, démembrés ou conquis par les guerriers venus des déserts du Sud, des montagnes ou des grandes plaines du Nord, ils se relèvent toujours. Ils absorbent et assimilent les conquérants, comme l’Inde assimile les Moghols et la Chine les Mongols. Rien de tel en Occident après la chute de Rome, rien ne remplace l’Empire romain, bien que l’Eglise en conserve la langue et la structure administrative.
Eclatée pendant au moins dix siècles, l’Europe fut constamment la proie des envahisseurs. Les Huns, les Avars, les Magyars, les Tatars, les Mongols et les peuplades turques arrivent de l’est, les Vikings du nord, les conquérants musulmans du sud. Cette époque ne prend totalement fin qu’en 1683, quand les Turcs sont battus aux portes de Vienne.
On a soutenu que, durant cette lutte millénaire, l’Europe a découvert son identité. C’est un anachronisme. Aucune résistance collective ou coordonnée, même au nom du christianisme, ne cimenta le continent et l’unité chrétienne disparus au milieu de l’époque des invasions. Il y eut dorénavant une Europe catholique et une autre, orthodoxe. Les croisades, que la papauté lance quelques décennies après cette scission, ne furent pas des initiatives de défense mais des opérations offensives visant à établir la suprématie du pape dans le monde chrétien.
Entre la chute de Byzance en 1453 et le siège de Vienne de 1683, les derniers conquérants venus d’Orient, les Turcs ottomans, occupent toute l’Europe du Sud-Est. Mais une autre partie de l’Europe a déjà entamé une carrière de conquérant. Les dernières années de la Reconquista coïncident avec le début de l’âge des conquistadores. Ils découvrent non seulement les Amériques mais l’Europe, car c’est face aux peuples indigènes du Nouveau Monde que les Espagnols, les Portugais, les Anglais, les Hollandais, les Français, les Italiens, qui se précipitent aux Amériques, reconnaissent leur européanité. Ils ont la peau blanche, impossible à confondre avec les « Indiens ». Une différentiation raciale se fait jour qui, aux XIXe et XXe siècles, deviendra la certitude que les Blancs détiennent le monopole de la civilisation.
Le mot « Europe » ne fait cependant pas encore partie du discours politique. Pour cela, il faut attendre le XVIIe siècle, avec les progrès de l’Autriche dans les Balkans après 1683 et l’arrivée sur la scène internationale de la Russie, assoiffée de modernité occidentale. Il y a dès lors coïncidence entre la géographie et l’histoire. L’Europe fait désormais partie du discours public, elle naît paradoxalement des rivalités continentales.
Le nom renvoie au jeu militaire et politique, un jeu dominé par la France, la Grande-Bretagne, l’Empire des Habsbourg et la Russie, auxquels s’ajoute plus tard une cinquième « grande puissance », la Prusse transformée en Allemagne unie. Mais ce furent aussi les transformations du paysage politique qui, au XVIIe siècle, rendirent possible la naissance de cette Europe consciente d’elle-même. La paix de Westphalie, qui mit fin à la guerre de Trente Ans, amena deux innovations politiques.
Dorénavant, il n’y eut plus d’Etats territoriaux que souverains et ces Etats ne reconnurent aucune obligation au-dessus de leurs intérêts, définis selon les critères de la « raison d’Etat » – une rationalité purement politique et laïque. C’est l’univers politique que nous habitons toujours.
L’Europe collective, qui apparaît entre le XVIIe et le XIXe siècle, revêt donc deux premières formes : l’Europe qui sort de la rencontre d’une foule multinationale, mais exclusivement européenne, avec un « Autre » insolite, les indigènes du Nouveau Monde, et l’Europe, ensemble des relations des Etats « westphaliens » situés entre l’Oural et Gibraltar.
Deux autres Europe s’affirment. C’est d’abord celle de la République des lettres qui prend corps à partir du XVIIe siècle. Pour ceux qui composent cette République, c’est-à-dire les quelques centaines, voire, au XVIIIe siècle, les quelques milliers de personnes qui communiquent en latin puis en français, l’Europe existe. Quant à la dernière Europe, il s’agit de la communauté cosmopolite aux valeurs universelles de la culture du XVIIIe siècle, qui s’élargit après la Révolution française.
Au cours du XIXe siècle, l’Europe devient la pépinière d’un ensemble d’institutions éducatives et culturelles et de toutes les idéologies du monde contemporain. La carte de la distribution mondiale, avant 1914, des opéras, des salles de concert, des musées et des bibliothèques ouvertes au public, parle d’elle-même.
Ce survol de l’histoire de l’identité européenne nous permet de pointer du doigt l’anachronisme commis lorsqu’on recherche un ensemble cohérent de prétendues « valeurs européennes ». Il est illégitime de supposer que les « valeurs » dont la démocratie libérale et l’Union européenne s’inspirent actuellement ont été un courant sous-jacent dans l’histoire de notre continent. Les valeurs qui fondèrent les Etats modernes avant l’ère des révolutions furent celles des monarchies absolues et mono idéologiques .
Les valeurs qui dominèrent l’histoire de l’Europe au XXe siècle – nationalismes, fascismes, marxismes-léninismes – sont de souche aussi purement européenne que le libéralisme et le laisser-faire. A l’inverse, d’autres civilisations ont pratiqué certaines des valeurs dites « européennes » avant l’Europe : l’Empire chinois et l’Empire ottoman pratiquèrent la tolérance religieuse – au bonheur des juifs expulsés par l’Espagne. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que les institutions et les valeurs en question se sont répandues, au moins théoriquement, à travers toute l’Europe. Les « valeurs européennes » sont un mot d’ordre de la seconde moitié du XXe siècle.
De 1492 à 1914, l’Europe fut au coeur de l’histoire du monde. D’abord par sa conquête de l’hémisphère occidental du globe et, plus largement, à partir de 1750, par sa supériorité militaire, maritime, économique et technologique. Véritable suprématie mondiale qui s’étend des conquêtes du XVIIIe siècle jusqu’à l’apogée du colonialisme européen, entre 1918 et 1945. Le « moment » européen de l’histoire mondiale s’achève avec la seconde guerre mondiale, bien que nous continuions de profiter du riche héritage économique et, dans une moindre mesure, intellectuel et culturel, de cette suprématie perdue.
L’hégémonie de cette région soulève des problèmes qui continuent de diviser les historiens. Notons seulement que, depuis la chute de Rome, l’Europe n’a connu aucun cadre commun d’autorité ni aucun centre de gravité permanent. La transformation de l’Europe et sa domination naissent dans la fragmentation et l’hétérogénéité d’un continent déchiré, durant quinze siècles, par les guerres – extérieures et intérieures.
C’est une pluralité contradictoire. D’une part, les frontières des Etats n’ont que peu de pertinence au regard d’activités économiques formant un système transnational composé d’un réseau d’unités locales dispersées. D’autre part, la base de la révolution économique européenne fut la consolidation d’une poignée de puissants Etats militaires et administratifs et l’efficacité de leurs politiques d’expansion impériale et économique. Une Europe mosaïque de modestes principautés n’aurait pu émerger comme force transformatrice du monde. L’unité de l’Europe est l’enfant d’une entente entre ces Etats ; c’est au fond l’Europe des patries chère au général de Gaulle.
Mais cette hétérogénéité du continent cache une division de fonctions entre deux centres dynamiques successifs et leurs périphéries. Le premier centre fut la Méditerranée occidentale, lieu de contact avec les civilisations de l’Orient proche et lointain, lieu de la civilisation des villes et de la survivance de l’héritage romain. Entre 1000 et 1300, une zone de plus en plus orientée vers l’Atlantique prend la relève comme axe central de l’évolution urbaine, commerciale et culturelle du continent.
C’est une bande de territoires s’étendant à l’origine de l’Italie du Nord aux Pays-Bas, via les Alpes occidentales, la France de l’Est et le bassin rhénan. Une bande qui se prolongea ensuite outre-Manche et, par les mers du Nord et la Baltique, au territoire des cités hanséatiques puis, au début du XVIe siècle, à l’Allemagne centrale. Cet axe n’a pas disparu : en 2005, on y trouve neuf des dix régions où le revenu par habitant est le plus élevé. La communauté originale du traité de Rome coïncide avec cet espace.
Autour de cet axe, s’articulent quatre régions périphériques : le Nord (la Scandinavie et les parties nord et ouest des îles Britanniques), le Sud-Est – entre Adriatique, Egée et mer Noire – et l’Est, slave, des grandes plaines. Périphériques aussi les parties du monde méditerranéen et ibérique, marginalisées par la montée du nouveau centre bien que leur rôle dans la redécouverte de l’Antiquité classique leur permit d’offrir une contribution capitale à la culture européenne.
En schématisant, le rapprochement du Nord (Irlande exceptée) avec le centre s’est opéré grâce à la pénétration des Vikings, grâce aux liens commerciaux avec les marchands de la Hanse et, à partir du XVIe siècle, grâce à la conversion de ses peuples au protestantisme – qui en accélère l’alphabétisation. Ce Nord est la seule périphérie qui ait réussi à intégrer l’Europe économiquement avancée.
Bien que les conquêtes des croisés dans la Baltique, les échanges et la colonisation paysanne allemande aient poussé l’influence du centre vers l’est, cette immense région agraire est largement restée en dehors du développement occidental. Avant le XXe siècle, sauf en Russie, où Pierre le Grand amorce la modernisation à l’occidentale, on ne trouve là que de faibles éléments de dynamisme économique indigène. Enfin, jusqu’au XIXe siècle, il n’y eut évidemment qu’une faible pénétration économique et culturelle du centre dans les régions soumises à l’Empire ottoman.
L’essor de l’Europe aurait été difficile sans le concours de « périphéries » exportatrices de matières premières. L’écart entre ces zones, dont les structures sociales divergent en fonction de cette division de travail et de leurs expériences historiques, fut profond. Nous sommes encore conscients de la ligne de fracture qui existe, bien qu’amoindrie, entre les deux Europe : Italie du Nord et Italie du Sud, Catalogne et Castille. Elle a longtemps été incontournable vers l’est et le sud-est. La ligne Hambourg-Trieste sépare l’Europe de la liberté légale des paysans de l’Europe ou du servage. Avant 1914, cette ligne était sans importance politique, grâce à la présence, à l’est, des Habsbourg et des Hohenzollern ; cette ligne se transforma en « rideau de fer ».
Au XIXe siècle, une élite restreinte réussit à surmonter ces divisions tandis que la masse des Européens continuait dans l’univers oral des patois. Le progrès des langues d’Etat perpétua cette pluralité foncière qui évidemment perdura avec l’avènement des Etats nationaux : le citoyen s’identifiait dès lors à une « patrie » contre d’autres et, en 1914, ni les paysans, ni les ouvriers, ni le gros des élites cultivées ne résistèrent à l’appel du drapeau. L’Europe des nations devint le continent des guerres. Si l’Europe n’est pas totalement sortie de cette configuration, les cinquante années écoulées ont cependant été une époque de convergences impressionnantes : en attestent l’harmonisation institutionnelle et juridique ou la diminution des inégalités internationales – économiques et sociales -, grâce aux remarquables « bonds en avant » de pays tels que l’Espagne, l’Irlande ou la Finlande.
Les révolutions des transports et communications ont facilité l’homogénéisation culturelle, qui progresse avec l’explosion de l’éducation secondaire et universitaire, ainsi que la diffusion, parmi les jeunes notamment, d’un mode de vie et de consommation d’origine transatlantique. Dans le monde de la culture, chez les classes instruites et nanties, c’est l’héritage européen qui s’est globalisé.
Depuis la disparition des régimes autoritaires et la fin des régimes communistes, les divisions politico-idéologiques de l’Europe ont disparu, bien que les survivances de la guerre froide creusent encore des fossés entre la Russie et ses voisins. Il ne s’agit pas de nier que de profondes différences subsistent entre les pays – qui ont rendu l’évolution de l’UE bien plus déséquilibrée que prévu -, néanmoins, dans un cadre globalisant, l’Union a joué un rôle majeur dans le processus de convergence global à l’oeuvre depuis des décennies.
Un paradoxe se fait jour ici : en dépit de ce processus d’homogénéisation, les Européens ne s’identifient pas à leur continent. Même chez ceux qui mènent une vie réellement transnationale, l’identification première reste nationale. L’Europe est plus présente dans la vie pratique des Européens que dans leur vie affective. Elle a malgré tout réussi à trouver une place permanente dans le monde en tant que collectivité – permanente bien qu’incomplète tant que la Russie n’y trouvera pas sa place.
Eric Hobsbawm
Conférence donnée à Paris le 22 septembre.
Historien britannique. Né en 1917 à Alexandrie, il passe son enfance à Vienne et à Berlin, qu’il quitte pour l’Angleterre en 1933. Il a été membre du Parti communiste de Grande-Bretagne pendant une cinquantaine d’années. Professeur émérite de l’université de Londres, membre de la British Academy, il est spécialiste d’histoire économique et sociale. Il a publié ses Mémoires en 2005 (Franc-Tireur, Hachette, « Pluriel », 2005).