Pour un Frexit décolonial

« Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose » — Frantz Fanon, Les damnés de la terre (1961)

Tout un symbole ! Ce mercredi 26 mars, les festivités qui devaient marquer les 25 ans de l’entrée en application des accords de Schengen ont été annulées à cause de la propagation du coronavirus sur le continent européen. Le lendemain, se tenait la réunion du Conseil européen. Celle-ci s’est soldée par un échec cuisant. Non seulement, les égoïsmes nationaux ont repris le dessus faisant voler en éclat la fameuse « souveraineté européenne » mais en plus la plupart des Etats ont décidé de la fermeture de leurs frontières ce qui constitue une infraction aux traités européens. Et que dire de l’abandon inique dont l’Italie a fait les frais et qui contraste avec la solidarité internationale de la Chine, de la petite île de Cuba et de l’Albanie ? La réaction de Jacques Delors, grand défenseur de l’Europe et ancien ministre de l’économie, est sans appel : « Le manque de solidarité européenne fait courir un danger mortel à l’Union européenne ». Et pour cause, la propagation du Covid-19 bouleverse l’ordre établi à travers le monde et notamment en Europe et il met à nu la faillite du projet européen déjà affaibli par la gestion calamiteuse du cas grec et du Brexit. C’est évidemment une aubaine pour les nationalismes de tout poil, mais n’est-ce pas aussi une occasion à saisir pour le projet décolonial et l’internationalisme dont il est porteur ?

Retour en arrière. Le 12 décembre dernier, le parti travailliste de Jeremy Corbyn subissait un revers cuisant lors des élections organisées outre-Manche. Si l’on ne peut expliquer cette défaite de manière monocausale ou homogène, il semble clair que la question du Brexit a joué un rôle central dans cette déconvenue historique de la gauche réformiste britannique. Avant tout, si le Brexit a, dans son immense majorité, été porté par la droite raciste britannique, il importe de rappeler le manque d’alternatives proposées à celui-ci et le malaise de la gauche face à l’enjeu de l’Union européenne (UE). Il est clair que les partisans du Brexit étaient surtout des nostalgiques de l’Empire britannique, souhaitant redonner à la Grande-Bretagne sa place de puissance mondiale -qui s’est diluée avec le délitement de son Empire-. Cela nonobstant l’argument central de cette campagne du « Leave » relatif à la protection du système de sécurité sociale (NHS) cher à nombre de Britanniques.

Pourtant, est-ce à dire qu’une sortie de l’UE s’inscrit nécessairement dans un agenda impérialiste, raciste et nationaliste ? C’est à ce lieu commun que nous souhaitons nous opposer à travers ce texte. Il est évident que le modèle du Brexit britannique est indéfendable du point de vue de l’antiracisme politique. Toutefois, il nous semble que la raison pour laquelle cette version du Brexit est devenue hégémonique outre-Manche tient notamment, d’une part, à la faiblesse du « Lexit » (Brexit de gauche), et, d’autre part, au fait que le Lexit a ignoré la question raciale -qui est centrale, non seulement dans la lutte contre le Brexit défendu par Boris Johnson, mais également pour proposer une alternative au faux dilemme entre Brexit-raciste/maintien dans l’UE-.

C’est un tel projet, que nous pourrions appeler un Frexit décolonial, que nous souhaiterions discuter et défendre ici.

En mars 2019, peu de temps avant les dernières élections européennes, Emmanuel Macron déclarait à propos de l’UE : « C’est un succès historique : la réconciliation d’un continent dévasté, dans un projet inédit de paix, de prospérité et de liberté. Ne l’oublions jamais. Et ce projet continue à nous protéger aujourd’hui : quel pays peut agir seul face aux stratégies agressives de grandes puissances ? Qui peut prétendre être souverain, seul, face aux géants du numérique ? Comment résisterions-nous aux crises du capitalisme financier sans l’euro, qui est une force pour toute l’Union ? L’Europe, ce sont aussi ces milliers de projets du quotidien qui ont changé le visage de nos territoires, ce lycée rénové, cette route construite, l’accès rapide à Internet qui arrive, enfin. Ce combat est un engagement de chaque jour, car l’Europe comme la paix ne sont jamais acquises. Au nom de la France, je le mène sans relâche pour faire progresser l’Europe et défendre son modèle. Nous avons montré que ce qu’on nous disait inaccessible, la création d’une défense européenne ou la protection des droits sociaux, était possible. »

Ce storytelling d’une UE garantissant la paix et la sécurité à ses citoyens -que l’on ne retrouve pas seulement dans les discours du président français, mais également dans nombre de manuels scolaires et même dans certains discours de gauche-, d’une UE progressiste en somme, malgré ses quelques défauts qu’il s’agirait de corriger, est l’un des obstacles majeurs à une réelle réflexion politique sur l’intégration européenne et sur la réalité de l’UE -non seulement pour les Européens blancs, mais également pour les indigènes vivant en Europe ainsi que pour le Sud global-. On reconnaîtra volontiers çà et là le rôle de l’UE dans la mise en place de politiques austéritaires. La solution proposée sera alors de changer cette UE, de bâtir une UE démocratique et sociale, notamment à travers une refonte des traités. C’est là, selon nous, une faiblesse majeure d’un certain pan de la gauche. Pour reprendre ce qu’écrivait Frédéric Lordon à propos du projet avancé par des figures importantes de la gauche européenne de vouloir refaire les traités :

« Après l’ « Europe sociale », l’ « euro démocratique » est l’illusion de remplacement qui permet à la « gauche inconséquente » de repousser encore le moment d’affronter le problème européen. »[1]

Si des figures de gauche, comme Lordon par exemple, défendent une sortie de l’UE -et que ce projet est assez débattu par des organisations de gauche-, force est de constater que le projet d’une sortie de l’UE est également repris par l’extrême droite -même si le Rassemblement national, tout comme la plupart des grands partis d’extrême droite européens, semblait peu à peu abandonner cette question (voyons ce qu’il en sera après la crise du corona). Sur l’Union européenne, nous sommes donc, en quelque sorte, « bloqués » entre son irréformabilité structurelle, le Frexit prôné par la droite et l’extrême droite et un Frexit de gauche (bien que celui-ci semble encore assez faible) laissant de côté les préoccupations des indigènes mais ayant le mérite de s’attaquer au projet néolibéral de l’UE -qui touche les indigènes de plein fouet-. Bien que cette dernière option nous semble la plus pertinente, il est essentiel que les indigènes prennent cette question à bras le corps afin de proposer un projet de sortie de l’UE qui réponde à leurs priorités politiques. Si la menace du « repli nationaliste » est régulièrement brandie contre tout projet de lutte contre le néolibéralisme de l’UE, il est important que les indigènes proposent leur Frexit, un Frexit décolonial : une sortie de l’UE comme point d’appui stratégique de lute contre le racisme de l’État français (car, contrairement à ce qui est souvent avancé, l’UE empêche l’affaiblissement politique réel de l’État-nation français et renforce les projets fascistes et néofascistes).

Soyons donc clairs d’emblée : il n’existe pas de Frexit intrinsèquement « bon » ou « mauvais« . La sortie de l’Union européenne peut tout à fait servir un agenda raciste et impérialiste, comme c’est le cas dans l’argumentation d’un Boris Johnson en faveur du Brexit outre-Manche. Toutefois, il nous semble essentiel, en tant qu’organisation décoloniale, de nous positionner clairement sur l’UE. En particulier parce qu’une bonne partie de nos alliés (la gauche blanche partisane surtout) se retrouve fortement affaiblie par son incapacité à se positionner clairement sur ce sujet. Il nous semble donc essentiel d’agir en tant qu’organisation politique et d’expliciter clairement les raisons qui nous font, non seulement nous opposer à l’UE, mais aussi vouloir une sortie de l’UE. Dans la droite ligne de ce qu’écrivait Stuart Hall à propos du thatchérisme -« [l]a contestation n’est pas suffisante, car elle est, par nature, négative »-, il faut inscrire la sortie de l’UE dans le cadre d’une stratégie décoloniale plus large.

L’intégration européenne comme processus inégal et antidémocratique

Le premier point qui nous semble essentiel à rappeler est que, dès ses prémisses, l’intégration européenne a été inégale et antidémocratique, entraînant la création de « marges » au sein même de l’Europe. L’affaiblissement de l’économie de nombreux pays d’Europe du Sud et de l’Est n’est donc, ni « accidentel« , ni uniquement le fruit d’une mauvaise politique européenne. Il relève de la nature même de l’UE. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si certains théoriciens de cette Union se sont inspirés de la théorie de la dépendance latino-américaine en réfléchissant à l’intégration européenne. Par exemple, l’économiste britannique Dudley Seers a, dès les années 1970, mis l’accent sur l’importance des rapports centre/périphérie dans l’intégration européenne. Il en va de même pour l’aspect non-démocratique de l’UE qui, dès le départ, a été pensée par le capital comme un projet le moins démocratique possible. D’ailleurs, il est intéressant de noter que ce manque de démocratie n’intéresse que très peu les partisans de droite ou d’extrême-droite d’une sortie de l’UE (il suffit de penser aux manœuvres de Boris Johnson pour suspendre temporairement le Parlement d’outre-Manche). Il apparaît donc clairement que l’UE est non seulement synonyme d’appauvrissement des classes populaires européennes -et en premier lieu des indigènes- mais apparaît aussi comme sérieusement antagoniste à toute démocratie, même libérale.

L’Union européenne comme outil essentiel de la répression et de l’exploitation des indigènes d’Europe et du Sud global

Il importe également de pointer la manière dont l’UE cible directement et spécifiquement les indigènes, non seulement au sein de l’UE mais aussi dans le Sud global. Si la France -comme d’autres pays membres de l’UE- a depuis plusieurs années pris un virage répressif ciblant spécifiquement les Musulmans sous couvert d’antiterrorisme, cela est à mettre en relation avec les évolutions « antiterroristes » de l’UE. Dès 2004, la chercheuse Liz Fekete a démontré que l’antiterrorisme post-11 septembre était, dans les pays européens, fortement structuré par l’UE. Si chaque État est bien évidemment responsable des politiques islamophobes qu’il met en place, il est essentiel de rappeler que l’UE n’est pas étrangère à ces politiques. D’ailleurs, il n’est guère étonnant que, dès 1973, avec la déclaration de Copenhague sur « l’identité européenne« , les valeurs européennes ont commencé à devenir structurantes dans l’intégration européenne. Ces questionnements sur une pseudo-identité européenne n’ont rien à envier au vieux débat sur l’identité nationale de l’ère Sarkozy. Il est donc assez logique que l’exclusion raciale soit au cœur du projet européen.

De plus, en tant que militants anti-impérialistes, nous ne pouvons passer sous silence le rôle crucial de l’UE dans l’exploitation du Sud global -en partie à travers des accords commerciaux, compétence par ailleurs exclusive de l’Union (ce qui signifie que seule l’UE est habilitée à adopter des actes législatifs sur cette question). Si sa puissance militaire est encore loin d’atteindre le niveau de sa puissance financière, l’UE reste impliquée très fortement et directement dans l’exploitation du Sud global. L’exemple le plus frappant, mais loin d’être le seul, est sans doute le traité de libre-échange entre la Tunisie et l’UE (Aleca) qui obligera la Tunisie à appliquer la réglementation européenne à sa propre production et qui, surtout, fait progressivement disparaître les tarifs douaniers tunisiens. On peut également penser à l’extension de l’accord d’association entre le Maroc et l’UE au territoire du Sahara occidental (extension à laquelle s’est fermement opposé le Front Polisario). Selon Guglielmo Carchedi, l’UE représenterait un nouveau type d’impérialisme, non seulement au sein de l’UE, mais également envers des pays hors UE -tout en précisant qu’évidemment l’impérialisme de l’Union est fortement imbriqué avec les impérialismes nationaux des pays membres de l’UE, qui s’en trouvent renforcés-. On peut, bien évidemment, discuter cette assertion -l’UE n’ayant pas de réelle politique étrangère-, mais on ne peut nier le rôle central de l’UE dans l’échange inégal entre le Nord et le Sud. La reconnaissance de la constitution de l’Europe (et non plus seulement des pays européens) comme un bloc exploiteur, à travers la création de l’UE, est essentielle si l’on veut lutter contre l’appauvrissement du Sud de manière efficiente. Comme l’a montré le sociologue Dennis C. Canterbury, ce rôle de l’UE fonctionne en partie à travers, d’un côté, le libre-échange entre l’Union et les pays d’Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique et, de l’autre, un protectionnisme en son sein. Le meilleur exemple est certainement à trouver dans la question agricole. En effet, l’UE « protège » ses paysans les plus vulnérables tout en encourageant les pays du Sud à ouvrir leurs secteurs agricoles au libre-échange. De plus, ce mécanisme lie davantage les États du Sud à l’Europe en tant que bloc de pouvoir qu’aux États européens pris individuellement. Un bon exemple de ce processus est l’instauration, en 1993, d’un marché commun de la banane, imposant la fixation d’un contingent tarifaire dans l’UE pour les bananes d’Amérique latine notamment.

Une sortie décoloniale de l’Union Européenne s’opposerait donc frontalement aux sorties nationalistes, type Brexit de Boris Johnson, nostalgiques de l’ancien Empire colonial. Il importe bien plutôt d’inscrire un Frexit décolonial dans une nouvelle géographie politique – impliquant la solidarité et la fraternité avec les peuples du Sud, brisant la mécanique d’exploitation sur laquelle repose les rapports asymétriques entre l’UE et le Sud global.

Et les frontières alors ?

C’est sans doute l’aspect le plus problématique d’une sortie de l’Union européenne. En tant que décoloniaux, ne courrons-nous pas le risque de renforcer les frontières des États-nations et, ainsi, les politiques xénophobes des États européens ? Cet argument ne nous semble pas réellement valable pour au moins deux raisons. La première, la plus évidente, est qu’elle présenterait l’UE comme allant à l’encontre de ces politiques xénophobes, alors qu’elle ne fait que les renforcer (il n’est qu’à voir, actuellement, la force de l’extrême droite européenne et des politiques racistes mises en place par les divers gouvernements européens). La seconde, plus essentiel pour réellement comprendre le fonctionnement de l’UE, est la manière dont la question des frontières au niveau de l’Union coïncide avec celle des frontières des États-nations (frontières qui se trouvent d’ailleurs le plus souvent hors de l’Europe) -raison pour laquelle l’intégration à l’Union n’implique aucunement une plus grande ouverture des frontières-. C’est ce qu’a très bien compris le collectif de chercheurs Staatsprojekt Europa lorsqu’ils écrivent que l’intégration européenne a engendré une réorientation socio-spatiale des appareils nationaux et européens. Au cours du processus de construction européenne, l’imbrication des appareils européens avec ceux des États-nations engendre un rapprochement partiel de l’UE et de la « vieille nation« . En outre, les accords Schengen ayant été conclus en dehors du cadre de l’Union, rien n’empêche les États souverains de poursuivre cette logique sans l’UE. Inversement, on peut noter que l’UE n’a aucun problème à conclure des accords avec la Turquie et la Libye pour enfermer des réfugiés.

Dans son célèbre texte « Qu’est-ce qu’une frontière ? », Étienne Balibar écrit très justement qu’ « aucune frontière politique n’est jamais la simple limite de deux États, mais toujours surdéterminée, et en ce sens à la fois sanctionnée, redoublée et relativisée par d’autres divisions géopolitiques ». C’est particulièrement vrai pour l’Union européenne. Il est donc exact de dire qu’une sortie de l’UE peut renforcer les frontières des États-nations -comme c’est le cas pour le Brexit anglais par exemple- mais il serait faux d’arguer qu’une sortie de l’UE engendrerait mécaniquement un tel renforcement des frontières des États-nations -même s’il est certain que la fonction et le fonctionnement de ces frontières évolueraient-.

L’Union européenne renforce l’Europe blanche

En lien avec le point précédent concernant les frontières, il semble évident que l’Union européenne joue un rôle pivot dans le renforcement de l’Europe blanche dans le monde. Preuve en est de la modification, il y a quelque mois, de la dénomination du poste de « commissaire européen à la migration » en « commissaire à la protection du mode de vie européen« . Car c’est bien cela que représente le projet de construction européenne : un moyen pour les États européens, dans un contexte de perte de leurs colonies, de trouver une autre voie pour renforcer et assurer leur position hégémonique dans le monde. Dans Europe and its Shadows, Hamid Dabashi, l’un des fondateurs du centre d’études palestiniennes de l’université Columbia, écrit fort justement qu’historiquement l’Europe forme une barricade contre le monde. Si l’Europe ne se réduit pas à l’Union européenne, il est essentiel d’insister sur le rôle de l’UE dans cette « barricade« . Le renforcement économique et politique des États-nations européens passe donc sans conteste par le renforcement de l’UE. Ici, il en va de même que sur la question des frontières. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des groupes identitaires mobilisent le slogan « Defend Europe« , la défense de la blanchité ne passant plus nécessairement par l’État-nation. La sortie de l’UE ne détruira pas mécaniquement cette « barricade européenne« , mais, accompagnée des politiques adéquates, elle peut y participer. Dans le livre collectif « Europe, alternatives démocratiques », l’économiste Benjamin Bürbaumer écrit en ce sens que le renforcement du racisme et de l’extrême-droite dans l’UE ne se fait pas en dépit des politiques de l’Union mais bien à cause de celles-ci. Il prend alors pour illustration, parmi d’autres, le rôle du mépris des blancs d’Europe du Sud et de l’Est dans le renforcement d’une identité très blanche.

Quid des États-nations ?

On pourrait cependant nous rétorquer que l’État-nation représente également un outil d’oppression des indigènes et de politiques impérialistes. Ce qui est bien évidemment exact. Néanmoins, si l’on part du principe que l’antiracisme se doit d’être politique -c’est-à-dire de poser la question du pouvoir pour lutter politiquement contre le racisme et l’impérialisme- alors poser la question de la sortie de l’UE est inévitable. En effet, la question n’est pas de savoir si l’échelle nationale est meilleure que l’échelle européenne, mais bien de savoir quelle échelle nous permet de lutter le plus efficacement contre l’exploitation et l’oppression des indigènes. Le manque absolu de démocratie au sein de l’UE est l’obstacle principal à une mobilisation décoloniale à l’échelle de l’Union. Pour paraphraser Cédric Durand : les indigènes n’ont pas d’Europe. Certes, un travail politique commun entre organisations décoloniales de plusieurs pays membres de l’UE reste possible, mais ce travail gardera pour base l’État-nation. En effet, la politique se développe avant tout dans le cadre étatique et c’est donc au niveau de l’État-nation qu’il s’agit de s’emparer des leviers politiques-ce qui est structurellement impossible dans le cadre de l’UE puisque les politiques nationales restent en grande partie déterminée par l’UE-. Une sortie de l’UE n’est donc pas, loin de là, une fin en soi, mais est surtout une étape essentielle si l’on veut voir notre lutte progresser. Le caractère antidémocratique de l’UE empêche toute initiative et mobilisation politiques au niveau européen. Comme l’a écrit Joachim Becker, dans un ouvrage récemment paru, le développement inégal au sein de l’Union entraîne une mobilisation inégale. Le cadre de l’État-nation apparaît donc comme le cadre de mobilisation par excellence. Un cadre contre lequel nous devons lutter de l’intérieur -toute lutte contre l’État-nation étant vouée à l’échec dans le cadre de l’Union européenne-.

Une sortie décoloniale de l’UE permettrait ainsi, non pas de renforcer l’État-nation français, mais, au contraire, d’encourager le développement de fissures politiques en son sein -que ce soit à travers les luttes régionales qui, là aussi, ne sont pas intrinsèquement racistes ou antiracistes, mais dépendent des rapports de forces, de spécificités géographiques et historiques, etc.-. Un Frexit décolonial devrait donc nécessairement s’inscrire dans un dépassement de l’État-nation. Comme l’écrivait Sadri Khiari en 2009 dans « La contre-révolution coloniale » : « [l]a contre-révolution coloniale en cours est une guerre pour préserver ou renforcer la domination statutaire (politique, culturelle, morale, économique…) d’une partie du monde, d’une aristocratie planétaire blanche-européenne-chrétienne, des ‘’surhommes blancs’’, comme disait Gramsci, sur l’ensemble des autres peuples ». C’est contre cette « aristocratie » qu’un Frexit décolonial doit lutter, contrairement au Brexit d’un Boris Johnson qui entend renforcer cette domination blanche via un renforcement de l’État-nation. D’ailleurs, dans ce même ouvrage, Khiari écrit que « [l]’accélération de la construction européenne s’accompagne d’une accentuation des différences raciales tant dans les limites de l’Union européenne que dans les frontières de l’Hexagone ». Khiari décrit très justement le double processus à l’œuvre dans la construction européenne : d’une part, le renforcement du nationalisme français de toute une partie de la population (ce sur quoi s’appuient les partisans nationalistes du Frexit) et, d’autre part, la confortation de « cette identité nouée autour de la clôture européenne, blanche et chrétienne » (au sein de la partie de la population ayant voté « oui » à la Constitution européenne notamment). La faiblesse politique de l’UE se traduit ainsi, entre autres, par l’affermissement d’une identité transnationale dont le socle est la « blanchitude » ainsi que l’identification de celle-ci à l’européanité. Un aspect déjà souligné, dans les années 1980, par René Gallissot -qui rappelait très justement que, face aux processus de décolonisation et aux diverses migrations, l’identité nationale devait se doubler d’une identité de « nature culturelle« – : « la défense de l’identité française est en même temps celle de l’identité européenne, et c’est la supériorité de civilisation qui lui confère son essence par héritage ».

Quelle sortie de l’UE ?

Il est essentiel d’être extrêmement clair sur la question de la sortie de l’UE. Si le Frexit est loin d’être décolonial en soi, il ne pourra l’être qu’accompagné des politiques adéquates. Il est donc important de garder en tête qu’il nous faut politiser la rupture avec l’UE. Cela implique de reconnaître l’importance de l’État dans notre mobilisation contre le racisme et l’impérialisme (comme nous l’avons vu au point précédent) mais aussi de défendre des politiques clés de nature économique (comme la question de la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie par exemple), sociale, législative, culturelle (discuter de la réhabilitation des langues et cultures régionales), etc., devant accompagner une telle sortie de l’Union. Une rupture avec l’UE implique donc une réorganisation complète de l’État. C’est ce qu’explique très bien la chercheuse portugaise Catarina Principe : en prenant l’exemple de l’euro, s’il est clair qu’une sortie de l’Union aura des conséquences politiques inattendues, toujours est-il que le retour de la monnaie nationale permettrait de démanteler un bloc qui a été pensé comme rival économique des États-Unis et de pouvoir aller vers une politique monétaire dont les leviers seraient accessibles.

Il est également important de souligner qu’une souveraineté indigène est possible -mais est bloquée par les traités européens et le fonctionnement même de l’UE- et que questionner les enjeux liés à la souveraineté n’implique aucunement de se retrouver piégé par l’utilisation que fait la droite raciste de cette question. Reprendre la main sur les décisions politiques et économiques, voilà un axe central pour un Frexit s’inscrivant dans une politique décoloniale plus large. Or, dans le contexte actuel, non seulement l’Union européenne détermine une grande partie des politiques nationales (rendant ainsi caduque tout un ensemble de demandes militantes) mais la zone euro nous empêche également de mener une politique économique et monétaire, voire simplement de réfléchir à ce que pourrait être une telle politique pour une organisation décoloniale. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler le rôle déterminant que joue l’euro dans le contrôle, par la France et d’autres pays, des politiques monétaires africaines à travers le franc CFA. Au demeurant, la réforme en cours du franc CFA (qui va être remplacé par l’Eco) ne retire rien au rôle central de l’euro. Comme l’a récemment démontré l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest va rester une succursale de la Banque de France -et dépendante, donc, de la Banque Centrale Européenne-.

Reprendre le contrôle sur les mécanismes politiques et économiques est essentiel si nous souhaitons mener une politique s’attaquant réellement aux structures étatiques. On peut donc penser la souveraineté « populaire« , non pas dans le sens constitutionnel du terme « peuple« , mais comme une alliance des classes subalternes et des indigènes au sein d’agencements socio-spatiaux et institutionnels que nous nommerons États-nations -et contre lesquels nous continuerons de lutter- pour reprendre les idées de Panagiotis Sotiris sur la souveraineté. Lutter pour un Frexit décolonial implique donc une compréhension de la souveraineté, non pas comme un concept unilatéral, mais bien comme un concept relationnel, donc politique. C’est une telle alliance, entre indigènes et classes populaires blanches, qui peut faire d’un Frexit une sortie ouvrant la voie à un horizon décolonial. Nous ne défendons donc pas la sortie de l’UE comme une « solution miracle » qui nous ferait mécaniquement sortir du marasme politique dans lequel nous nous trouvons et que la crise sanitaire dévoile dans toute sa nudité, mais plutôt comme une étape s’inscrivant dans une lutte décoloniale plus vaste incluant le grand Sud-qui est, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire à la lutte antiraciste et antiimpérialiste.

Et puisqu’il ne saurait y avoir de projet politique sans utopie, souhaitons que cette crise inédite provoquée par un simple microbe, soit l’occasion d’inverser le cours des choses, de faire voler en éclat la maxime selon laquelle il n’y aurait pas d’alternative et de méditer Fanon : « Aujourd’hui, nous assistons à une stase de l’Europe. Fuyons, camarades, ce mouvement immobile où la dialectique, petit à petit, s’est muée en logique de l’équilibre. Reprenons la question de l’homme. Reprenons la question de la réalité cérébrale, de la masse cérébrale de toute l’humanité dont il faut multiplier les connexions, diversifier les réseaux et réhumaniser les messages. »

Ensemble, pulvérisons la thèse de la fin de l’Histoire. Cette dernière ne fait que commencer.

PIR

Le 30 Mars 2020


[1]Frédéric Lordon, « Sortir de l’impasse européenne », Le Monde Diplomatique, https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/LORDON/59607

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