un entretien avec Wael Hallâq, par Hasan Azad




Les musulmans et le sentier de la servitude intellectuelle, un entretien avec Wael Hallâq (2ème partie)

Nous reproduisons ici, avec l’autorisation de l’auteur, la traduction de la deuxième partie d’un entretien entre Wael Hallâq et Hasan Azad. pour la revue Jadaliyya. Nous espérons, avec la présentation de sa pensée, ouvrir des perspectives pour nos débats et le développement de nos réflexions. Les notes sont des rajouts du traducteur.

Il s’agit de la deuxième partie d’un entretien en deux temps avec Wael Hallâq. Dans cette seconde partie, Hallâq expose le conflit qu’il voit dans la relation entre les savants du monde musulman et la tradition de la production du savoir occidental. Il voit en particulier une adoption aveugle des catégories intellectuelles occidentales et des modes de transmission du savoir allant de pair avec ce qu’il appelle «le sentier de la servitude intellectuelle ». Un tel sentier a, selon Hallâq, de profondes répercussions, allant de la construction de récits historiques particulièrement néfastes -tel que le « phénomène Bayt al-Hikma » – à la tendance à valoriser le maintien de hiérarchies et de catégories intellectuelles rigides tout en niant le dynamisme et la libre pensée qui ont marqué les époques antérieures. Comme dans la précédente partie, les critiques de Hallâq visent plus à déconstruire les fondements de cet arrangement pré-existant qu’à proposer des moyens de résoudre ses contradictions les plus problématiques à l’aide de sa propre logique interne.

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Hasan Azad (HA): Vous avez parlé de l’échec des intellectuels dans le monde musulman à saisir l’évolution des relations entre savoir et pouvoir à l’époque moderne. Qu’en est-il de la part de responsabilité des intellectuels occidentaux?

 

Wael Hallâq (WH): Bien sûr. Les intellectuels occidentaux de premier plan ont fait peu, sinon rien, à ce jour (bien que, comme nous le savons tous, un certain nombre de chercheurs ait fait sa part en présentant l’islam et ses traditions comme un lieu propice à l’engagement intellectuel). Mais pour ces grands intellectuels, le non-euro-américain continue à ne pas valoir grand-chose, dans l’esprit du XIXe siècle. Pour l’Euro-Amérique (pour parler en général et en termes de paradigme), le monde reste essentiellement l’Euro-Amérique, le reste est en notes de bas de page ou en marge. Il serait naïf et stupide de notre part d’oublier que dans le monde libéral occidental, les mêmes schèmes de pensée se perpétuent de manière quasi ininterrompue depuis le XVIIe siècle.

Il reste un fait étonnant ; que les Européens et les Américains aient disséqué les innombrables aspects de « la Liberté »[1], aient lutté bec et ongles contre leurs monarques, et que tout en faisant cela, ils n’aient pas eu, comme l’hypocrite John Locke et au delà les «juristes néo-romains », un seul geste ou considération pour les populations dans l’oppression desquelles ils étaient engagés dans les colonies et en métropole. Locke a continué sans vergogne à investir sa fortune personnelle dans la traite négrière et à défendre avec vigueur la Liberté, simultanément! Et n’est-ce pas le cas de la plupart des pères fondateurs américains? Hormis une ou deux voix isolées, aucun penseur des Lumières n’a voulu étendre les droits de l’homme et les libertés politiques aux gens qu’ils opprimaient, comme si ceux-ci n’étaient pas humains du tout. Et nous voyons ces schèmes se répéter à l’heure où je vous parle, bien qu’ils apparaissent aujourd’hui différents dans la forme. Ce n’est que l’arrière-plan. Une des manifestations de celui-ci est l’étonnante inattention – peut-être l’incapacité – de la part des intellectuels occidentaux à voir «l’ennemi dans le miroir» comme le dit brillamment Roxanne Euben. Ils continuent à tourner autour de concepts usés tels que la «religion», le «religieux» et le «métaphysique» sans voir leur propre empêtrement dans la métaphysique qu’ils ont eux-mêmes créé au cours des trois derniers siècles ou plus.

L’Islam, en tant que phénomène «historique» défini, n’est pas seulement considéré par eux comme une entité venant simplement et par essence d’un «autre monde» éloigné des préoccupations humaines (c’est à dire «rationnelles»), mais ils ont également été incapables de se distancier de leur propre réalité et de leurs hypothèses fondatrices. Ils ont, en termes de paradigme, fait du familier et de l’habituel une part de leur répertoire analytique, en s’ancrant dans la plus fermée des analyses circulaires: c’est à dire l’analyse d’un phénomène de l’intérieur, à partir des propres hypothèses que ce phénomène a créé. Leurs défauts analytiques deviennent d’autant plus évidents lorsque nous voyons comment ils traitent les mêmes questions dans les traditions non occidentales: leurs hypothèses paradigmatiques sont reportées sur ces traditions, créant ainsi un double standard analytique. Sur ce point, l’étude de l’État moderne et du sécularisme[2]sont, parmi d’autres, deux exemples convaincants. Il y a beaucoup à dire sur cette question. Pour le dire aussi brièvement que possible, et parler de façon paradigmatique, la tradition intellectuelle occidentale ne s’est pas engagée avec d’autres traditions – en particulier la tradition islamique – de façon sérieuse ou semi-sérieuse. Au lieu de cela, ses trois siècles d’histoire ont consisté à rejeter un tel engagement, en émettant un jugement de condamnation à chaque rencontre forcée, si brève et inoffensive soit-elle. Dire que la réaction à l’Islam est carrément irrationnelle n’épuisera pas l’analyse, mais c’est certainement un pas. Cela est extrêmement ironique compte tenu du fait que la culture occidentale s’est elle-même définie comme la demeure de la raison et de l’analyse rationnelle par excellence[3]!

 

HA: Certains diront que le manque d’originalité dans la pensée musulmane moderne (comme vous venez de nous le dire) peut justifier la négligence des intellectuels occidentaux à s’engager avec le monde musulman. Que répondriez-vous à cela?

 

WH: Je voudrais donner la plus courte des réponses. Le « Monde musulman » va bien au-delà de ses intellectuels musulmans modernes. Il est beaucoup plus riche et beaucoup plus complexe que cette partie que nous appelons « l’Islam moderne ». Je dirais que mon « État Impossible »[4] est un exemple heuristique de ce que je veux dire.

 

HA: Il est évident alors que les deux partis ont beaucoup à faire si ils souhaitent un véritable dialogue, mais la responsabilité leur incombe-t-elle tous deux, à égalité?

 

WH: Je ne suis pas sûr que la question puisse être soumise à une analyse ou une mesure quantitative. Mais je dirais que le côté occidental doit remplir une obligation morale monumentale à laquelle il a lamentablement failli (et les raisons analytiques de cela rempliraient plusieurs pages). D’autre part, le côté des intellectuels musulmans a aussi lamentablement échoué à trouver sa propre voix et identité dans le monde, et notre monde est plus petit que jamais de nos jours. Les penseurs (et les non-penseurs) musulmans d’aujourd’hui qui attaquent violemment l’histoire et la tradition islamique comme manquant de raison et de créativité rationnelle sont peu conscients du degré de mimétisme taqlidique[5] auquel ils s’abaissent. Je trouve ironique qu’ils doivent critiquer la «raison médiévale», ou plutôt «l’absence de celle-ci» quand ils ne peuvent pas faire mieux qu’imiter, parmi tant d’autres, Foucault, Derrida, ou ce qui est momentanément à la mode en Occident. Mais le pire de tout, c’est quand ils imitent le libéralisme sans aucune forme de pensée critique ni de scrupule de leur part. Ils ne se demandent pas (à quelques rares exceptions près) si le système de pensée qu’ils imitent aveuglément tient face à un examen critique. Ils ne se demandent pas si le système qu’ils imitent resterait fonctionnel ou bénéfique dans des environnements différents, en particulier leurs environnements. Ils ne se posent pas les questions difficiles sur les répercussions et les effets du système sur nos vies, en Orient et en Occident. Ils se sont mis dans la position même où ils ont injustement mis les intellectuels musulmans des siècles passés. C’est d’une ironie extrême. Je peux vivre avec quelques ironies, mais pas toutes. Il y en a tellement autour de nous aujourd’hui que l’on n’a pas d’autre choix que d’ignorer les plus inoffensives d’entre elles. Mais certaines ironies peuvent cependant devenir dangereuses. Les intellectuels musulmans du passé lointain pouvaient voir les enjeux beaucoup plus clairement et avec plus de perspicacité que les multitudes de critiques et d’intellectuels écrivant aujourd’hui dans le monde musulman aussi bien qu’en Occident. Par exemple, et ceci a des implications profondes, les soi-disant traditions «légales» et intellectuelles islamiques ont à plusieurs reprises, et tout au long des siècles, fait face à l’une des questions les plus redoutables que les sociétés humaines aient eu à traiter depuis des millénaires; le degré de responsabilité morale que l’individu naturel peut et devrait assumer. Dans tous les cas, les juristes musulmans et leurs pairs intellectuels («non légaux») restent attachés à une vision qui interdit la renonciation à la responsabilité morale de l’individu. Si l’individu est porteur de la responsabilité ultime de la vie vivante, il ou elle doit en supporter le fardeau de conséquences.

 

La rupture de ce lien dans le monde occidental a eu des conséquences graves et maintenant cruelles: par exemple, les multinationales qui régissent nos vies. Non pas que le vieux Parlement anglais ne comprenait pas bien les pratiques contraires à l’éthique des sociétés à responsabilité limitée. Il le comprenait. En fait, peu de temps après la légalisation de cette personne juridique pour la première fois dans l’histoire humaine, ils ont inversé leur législation et l’ont interdite, le raisonnement derrière ce rejet étant son caractère immoral et ses conséquences. Mais elle fut alors – fait incroyablement révélateur – ramenée à la légalité de nouveau, à Londres, mais surtout dans le Delaware, et finira par gouverner le monde avec les ravages que cela implique. Les juristes de la charia ont toujours insisté sur la responsabilité morale (lire ici: légale), même si leur raisonnement technique et de fond aurait pu facilement intégrer un droit des sociétés (qui aurait pu être développé avec les courants de pensée qui ont créé le système du waqf[6], par exemple). Peu de gens réalisent aujourd’hui que les techniques de raisonnement juridique de la charia, il y a mille ans, étaient au moins aussi sophistiquées que tous les raisonnements juridiques que nous connaissons aujourd’hui. Mais les corporations ou bien d’autres formes permettant à des organes fictifs d’échapper à responsabilité juridique ont été ontologiquement abandonnés au stade pré embryonnaire. Cette clairvoyance est absente aujourd’hui, à la fois dans le milieu juridique occidental et le monde intellectuel islamique. En effet, je n’hésiterais pas à dire que la myopie est le nom de la modernité en général. Aussi pardonnerons nous peut-être le pourtant érudit Ali Harb quand il critique Pierre Bourdieu, l’accusant de «vision réactionnaire». Harb manque une occasion non seulement de comprendre pourquoi Bourdieu critique de façon incisive certaines pratiques et institutions modernes, mais aussi d’approfondir le regard critique de Bourdieu par ce que j’aimerais appeler «la science des ramifications». Comme Sayyid Qutb il y a une soixantaine d’années, Harb ne veut pas comprendre que vous ne pouvez pas séparer la valeur de sa source, et que l’acceptation de l’une entraîne l’acceptation de l’autre. On peut dire que la valeur habite, voire sature, sa propre généalogie (à condition, bien sûr, que l’on effectue l’approfondissement généalogique adéquat).

Accepter et glorifier, par exemple, la technologie et condamner en même temps le système de valeur qu’elle produit est un contresens grave. C’est précisément ce que Qutb a fait. Et de façon plus problématique, c’est l’incapacité à comprendre les implications lointaines et profondes de ces valeurs qui met en péril et rend incohérente la pensée de Harb et des écrivains comme lui (sûrement innombrables). On ne trouve nulle part de bonne compréhension des implications des valeurs fondamentales de l’Occident que les penseurs musulmans appellent à adopter. À ma connaissance, aucun n’a soumis à l’examen les ramifications profondes de la notion de liberté (en particulier sous sa forme négative) pour (a) l’impossibilité d’un mode de vie durable; (b) son caractère indispensable pour le développement d’un capitalisme incontrôlable et destructeur; (c) son rôle dans la désintégration des structures communales et familiales; (d) la création d’individus en dérive, moralement incertains; et bien plus. Certes, ces questions ne viennent certainement pas aux esprits de la pensée occidentale dominante, elles sont au mieux traitées ponctuellement ici et là. Mais la responsabilité d’engager sérieusement ces questions incombe à égalité aux intellectuels musulmans, prendre en fait les devants en démontrant à leurs homologues occidentaux les failles structurelles et les conséquences destructrices des concepts et des pratiques centraux du libéralisme. Que rien de tout cela n’ait lieu est la preuve d’une faillite intellectuelle, qui n’a pas été jusqu’ici prise en charge dans le monde arabe et musulman, et qui continue d’affecter la pensée occidentale dominante.

La pensée libérale incontestée et dominatrice et (surtout) sa pratique a été le négrier centenaire sous le commandement duquel les foules de penseurs musulmans continuent à marcher. Il y a deux derniers points que je dois souligner dans ce contexte. La première est que le fait de se livrer à l’étude de la science des ramifications a évidemment une valeur intrinsèque et que, compte tenu des crises critiques du monde moderne, il est devenu, je crois, un devoir moral incombant à tous les intellectuels. La science de la ramification est celle qui étudie, critique, et dénoue les structures cachées entre le moindre des phénomènes et l’acte cosmique, qu’elle lie en rendant intelligible la relation entre un acte humain éphémère et la constance d’une structure cosmologique qui ne sera jamais sous notre contrôle, qui échappera toujours à ce que Scheler appelait le penchant et l’obsession innée de l’Occident (et maintenant de toute la modernité) de dominer et de contrôler. Considérant la très riche et séculaire tradition intellectuelle sous leur nez, les penseurs musulmans doivent comprendre cette tradition et ses obsessions en préparation d’une critique actuelle vigoureuse des pratiques modernes, en particulier libérales. Ils le doivent au monde, comme tout le monde. Et on peut ici se référer avec bonheur au travail formidable de Taha Abdurrahman qui est un premier pas dans cette direction. Deuxièmement, à propos de leur présence intellectuelle, et au vu de l’urgence de la première considération: les intellectuels musulmans continueront à attendre dans les coulisses si ils continuent à répéter, et souvent mal, les mélodies intellectuelles de l’Euro-Amérique. Pour attirer l’attention, et plus important encore, aller vers un avenir intellectuel plus prometteur en emmenant, espérons, les autres, ils doivent intégrer les impératifs de la première considération dans le cadre d’un assaut intellectuel massif, qui se penche sur les fondements profonds des Lumières et comment ces fondations ont conduit à la fragilité critique – si ce n’est massivement destructrice – de la vie moderne. Ce qui est étonnant dans tout cela est que de rares exceptions près (encore une fois, Taha Abdurrahman), la valeur heuristique de la tradition musulmane a été presque entièrement ignorée. Le taqlid des modernes musulmans a pris de nouvelles significations presque illimitées.

 

HA: Et les intellectuels occidentaux?

 

WH: Eh bien, je ne pense pas qu’ils aient fait quoi que ce soit d’approchant. Étant partie prenante d’une tradition de colonisation et héritiers des colonisateurs, ils ont la responsabilité éthique de réhabiliter les colonies qu’ils ont détruites. Le fardeau moral n’est toujours pas reconnu, mais cette non reconnaissance ne va pas diminuer le fardeau, même d’une petite fraction. En tant que collectivité épistémique, et en tant que partie intégrante du système savoir / pouvoir qui a tant détruit le Monde, ils doivent assumer une telle charge éthique. Ils portent la responsabilité morale d’écouter attentivement, et de s’engager modestement et de façon réfléchie. Un peu d’humilité serait déjà une grande avancée, en supposant qu’ils veuillent poursuivre ensuite. J’en attends peut être trop.

 

HA: Je suis sûr que beaucoup de ces intellectuels se déclareraient innocents de tout projet colonial, et vous diraient qu’ils sont critiques des pratiques de leur gouvernement, etc. Ils vous diront qu’ils compatissent avec les opprimés et les faibles, musulmans ou pas .

 

WH: Cela est très vrai, mais ne contredit en rien mon argument. Le sujet est complexe, et je vous renvoie à un passage assez long que j’ai écrit en réponse à l’un de mes critiques, précisément sur ce point. Il a été publié dans Islamic Law and Society en 2011[7].

 

HA: Quels types de restrictions la pensée occidentale moderne a t-elle posé sur la pensée islamique?

 

WH: Dans le domaine de la pensée et de la recherche rationnelle, les idées ne deviennent restrictives que dans la mesure où nous leur permettons conceptuellement d’exister en tant que telles. Se libérer des chaînes de fer de votre maître est un acte externe, et visible pour le maître puissant qui peut exercer ses armes dévastatrices contre vous. Mais pas les activités mentales. Elles sont cachées. On peut être physiquement dans les chaînes, mais mentalement libre. C’est à dire libre de penser et penser le monde comme on le souhaite. Donc, la réponse courte à votre question est que la domination intellectuelle de l’Occident sur le reste du Monde n’a aucune justification. Je comprends les difficultés à se débarrasser des contraintes physiques d’une puissance coloniale massive (par exemple, les États-Unis en Afghanistan et Israël dans la bande de Gaza). Mais je ne peux pas comprendre l’esclavage mental et intellectuel. Donc, peu importe comment les Euro-Américains ont travaillé et continuent de travailler pour asservir les esprits des musulmans, des Africains et des autres, ceux-ci n’ont aucune excuse. Comme je l’ai déjà dit, à l’exception de rares et mineures voix, les auteurs musulmans ont jusqu’à présent choisi la voie de l’esclavage intellectuel. Rappelons-nous l’un des plus vieux débats du monde: un esclave est celui qui dépend de la volonté d’un autre. Si l’on apprend à désirer les détails, les actions, les structures et les paradigmes de l’enseignement et de la conduite du maître, alors on est un esclave. Et je ne vois pas la constitution globale du monde intellectuel musulman déroger à cette définition.

 

HA: Quelle est votre réponse à ceux qui donnent l’exemple du calife abbasside Al-Ma’mûn, son Bayt al-Hikma et son rôle dans la traduction de textes grecs anciens, et leur intégration dans une grande partie de la philosophie islamique, la métaphysique, et au-delà, comme un exemple de la façon dont les penseurs musulmans ont fait usage de sources étrangères de connaissances comme un moyen d’enrichir leur propre pensée par le passé, et, ce faisant, justifient l’argument que les penseurs musulmans devraient faire de même à l’égard de la pensée et de la philosophie occidentale moderne ?

 

WH: C’est une question importante, que l’on me pose assez souvent. Permettez-moi de commencer par dire que le récit de Bayt al-Hikma dans les discours du XIXe et du XXe siècle est essentiellement un récit orientaliste, un topos central qui a été répété à l’infini et de différentes manières. Je ne conteste pas l’historicité réelle de «l’événement» ou phénomène appelé Bayt al-Hikma, mais je parle plutôt de la façon dont il a été inséré dans une nouvelle interprétation de l’histoire, et donc dans une identité particulière. Ce récit a beaucoup d’autres parallèles, qui visent tous le même effet de sens, construire un récit de l’«emprunt culturel» qui éventre une identité indépendante et non coloniale. Par exemple, Joseph Schacht a fait le même récit dans le domaine du droit. Il a fait valoir que «la loi islamique» a été empruntée aux lois romaines, byzantines, et juives, qui sont considérées dans leur ensemble comme un produit occidental (ce qui est une fiction). En d’autres termes, l’Islam est construit comme ayant «appris» ou emprunté sa culture juridique (qui est, selon ses propres termes, le «cœur et le noyau» de la civilisation) aux autres cultures, toujours européennes. Maintenant, le récit continue, les choses ont encore changé avec la modernité, et le «vieil» Islam n’est plus acceptable dans ce nouveau monde. Les musulmans devraient donc chercher encore une fois à l’Ouest et apprendre, comme ils l’ont si bien fait il y a douze ou treize siècles. La vision orientaliste latente (subliminale?) est que les musulmans ont toujours appris de l’Occident, alors pourquoi pas maintenant? Le récit de Bayt al-Hikma joue la même musique avec des airs différents. Mais ce n’est pas tout. On ne peut nier que les musulmans – depuis au moins le huitième siècle – ont été très intéressés par les autres, que ce soit les Indiens, les Iraniens anciens, ou les Grecs. En effet, ils ont traduit leurs oeuvres et ont intégré dans leur «terreau intellectuel» ce qu’ils considéraient utile. L’assimilation était si sophistiquée qu’il est presque impossible de séparer les composants qu’on pourrait dire «grecs» des composants islamiques. Mais je ne peux souligner assez que cette assimilation a été faite dans les termes des systèmes épistémiques indigènes. Ce qui était assimilable a été intégré, mais beaucoup ne l’était pas, et a été donc rejeté. Les projets Hazmiens, Ghazaliens, et Taymiyyiens[8], parmi tant d’autres, en sont des témoignages puissants. Cela a également été mon expérience durant trente ans avec une branche de la science juridique appelé Usul al-Fiqh[9], entre autres. Cette science juridique extraordinairement complexe est saturée par des influences intellectuelles dont la provenance est multiple. Pourtant, c’est une science unique au monde, et elle ne ressemble à rien de connu dans d’autres cultures ou formations intellectuelles. Elle a sûrement bénéficié de plusieurs disciplines, mais je ne pense pas qu’un chercheur sérieux dirais qu’elle n’a pas une identité islamique particulière, répondant aux besoins du fiqh et du droit islamique conçus indépendamment dans leur propre environnement.Ce que je veux dire ici est que tout autant qu’ils doivent éviter le taqlid de l’Euro-Amérique et de son siècle des Lumières, les intellectuels musulmans doivent aussi étudier attentivement leur propre tradition avec ses nombreuses sous-traditions, tout comme ils doivent également regarder et examiner d’autres cultures, en particulier celles d’Asie (bouddhiste, hindoue, etc.). En fait, il est éminemment démontrable que l’Asie du Sud et de l’Est ont plus à offrir que l’Euro-Amérique. Bayt al-Hikma doit être le monde en son entier, un monde qui commence par l’esprit et la pensée critique. Et sa fin ne peut pas et ne doit pas être prédite. Et, en entreprenant tout cela, ils doivent absolument y consacrer leur énergie critique la plus élevée, la clé étant ici leur pensée propre, indépendante.

 

Source : Jadaliyya

Muslims and the Path of Intellectual Slavery: An Interview with Wael Hallaq (Part Two)

 

Traduit de l’anglais par Azzedine Benabdellah, membre du PIR

 

[1] En anglais « liberty and freedom ».

[2] https://www.youtube.com/watch?v=WFAqQiIVsF8

[3]En français dans le texte.

[4]Wael Hallâq, The impossible state : Islam, Politics, and Modernity’s Moral Predicament, Columbia University Press, 2013, 256 pages

[5]   Le taqlid est une pratique des juristes islamiques consistant à imiter des décisions antérieures dans un contexte nouveau. Cette pratique est souvent opposée à celle de l’ijtihad

[6]Le Waqf (ou Habis au Maghreb) est en droit islamique une donation (souvent de biens immeubles) faite par un particulier à une oeuvre d’utilité publique (mosquée, zawiya, madrasa, hopitaux, etc.). Cette donation est gérée par un administrateur. L’évolution et les dérives patrimoniales de ce système lui ont conféré une originalité qui fonde l’hypothèse faite par W. Hallaq.

[7] http://booksandjournals.brillonline.com/content/journals/15685195/18/3-4

[8] Ibn Hazm, Al Ghazali et Ibn Taymiyya.

[9] Littéralement « principes du droit».

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