Fusillez Bouteldja !

Avons-nous toujours les ennemis qu’on mérite ? En règle générale, il est probable qu’il faille s’y résoudre mais la nouvelle charge éditocratique qui s’est récemment abattue en canon sur Houria Bouteldja nous oblige à reconsidérer sérieusement la question.

Depuis la publication dans Le Monde, le 20 juin, d’une tribune signée par une vingtaine d’intellectuels en défense d’Houria Bouteldja et de l’antiracisme politique (1) – suite à un article retors de Jean Birnbaum publié quelques jours plus tôt (2) – pas un jour n’a vu pointer son zénith sans qu’une tribune indignée, un tweet offusqué ou des paroles outrées n’aient été produits par la clique étendue de nos contempteurs les plus zélés. Citons pêle-mêle quelques-uns de ces frondeurs de salon : Laurent Bouvet, William Goldnadel, Manuel Valls, Alain Finkielkraut, Didier Leschi, Robert Redecker, Élisabeth Lévy, Alexandre Devecchio, Marielle Macé, François Dubet, Jack Dion… À bien considérer cette liste, on pourrait légitimement se demander s’il est vraiment besoin de s’y attarder. Après tout, ce ne sont là que les convulsions têtues d’une fin de règne. De la droite « ultra-républicaine » à la gauche toquée de laïcité bigote, inconditionnellement charliesque jusqu’à la limite infranchissable du crime de lèse-nation (3), , liés de manière éternelle à Israël (4), tous ceux qui se remettent à peine de la gifle reçue par leur éviction du jeu politique dès le premier tour des présidentielles, tous ceux là se sont empressés d’y aller de leur petit commentaire public.

Bien sûr, c’est céder un peu trop rapidement au sarcasme militant que de ne voir dans ce bataillon ultra-républicain qu’un amas de ressentimenteux déchus. Ils signent tous les jours des tribunes dans les journaux de référence (souvent pour dire à quel point ils n’en signent pas assez), défilent sur les plateaux de télévision et n’ont pas cessé de jouir de leur petit rond de serviette dans les officines du pouvoir. Les manettes de ce qui définit le politiquement correct et l’incorrect ne leur ont pas encore été confisquées. Loin de là. Mais l’on ne peut tout de même s’empêcher de voir quelque chose comme un réflexe de survie dans cette spasmodique levée de boucliers. Fin de règne, disions-nous.

Et que l’on s’épargne – de grâce ! – de convoquer les sempiternels monstres gramscistes de l’entre-deux-mondes qui auront traversé désormais toutes les bouches, à l’appui des thèses les plus diverses. L’entre-deux-mondes permanent des rapports de forces impose toujours à la vitalité d’une nouvelle force politique l’épreuve de sa négation en la forme d’une contre-offensive adverse moribonde. Ainsi, s’il est vrai que nous avançons à mesure qu’ils reculent, la bataille n’est jamais linéaire, ni jamais achevée et il faudra nous garder de tomber trop vite dans un optimisme narquois.

Néanmoins, les faits sont là. L’élection d’Emmanuel Macron, – dont on n’éprouve pas pour autant d’espérance particulière –, aura eu ce mérite non-négligeable d’avoir souffleté avec vigueur leurs champions: Manuel Valls pour la gauche ultra-laïque, François Fillon pour la droite ultra-républicaine. Renvoyés tout deux dans les affres de l’infamie, – Pénélope Gate pour l’un, félonie politique ajoutée à l’affaire de la tricherie d’Évry pour l’autre, nos tribuns du Figaro, Marianne et Causeur se retrouvent orphelins d’une incarnation politique crédible. Pire encore, la multiplication des candidatures autonomes issues de l’immigration et des quartiers populaires durant les législatives – dont la percée électorale du candidat Samy Debah, ex-président du CCIF, à Sarcelles – et l’entrée du loup antiraciste dans la bergerie de l’Assemblée nationale, Danièle Obono, ne présagent rien de moins bon pour eux. Ce qui évidemment n’est pas sans conséquence dans la surenchère nationale-républicaine dont ils font preuve, espérant sans doute ainsi conjurer le sort de leur déclin – ce qui, comme s’en amuse souvent la malicieuse Histoire, les y entraîne plus sûrement. Pour saisir la réalité d’un tel diagnostic, il suffit de se pencher à l’évidence sur le contenu des attaques proférées contre Houria Bouteldja et le mouvement qu’elle incarne. Et c’est tout l’embêtant dans cette affaire.

À ce stade, je dois vous faire une confidence. En tant que militante décoloniale, j’ai toujours trouvé à nos « ennemis déclarés » – les nationaux-républicains, patriotes, néocons et laïcards – un certain charme. Sans doute à cause du mépris insolent qu’ils affichaient à l’égard de la moraline proprette de gauche, bonne consciente et bonne pensante, irréprochablement progressiste et qui, toujours à la lutte politique à la loyale, préfère se dérober derrière tantôt un confort moral paternalisant, tantôt un dogmatisme dévot qui hurlait à l’ignominie pour peu qu’on lui chatouillât les narines. Peut-être aussi, étais-je troublée par cette propension que nous avions alors en commun d’appeler un chat un chat et de ne pas trembler devant le verbe – ce qui parfois nous faisait tenir quasiment les mêmes phrases dont nous tirions cependant l’un et l’autre des conclusions radicalement opposées. Comme illustration efficace, je rappellerais « la France de race blanche » de Nadine Morano, formule que nous aurions pu cosigner mais qui, bien sûr, de notre point de vue recouvrait une réalité sociale qui justifiait alors notre action politique quand elle était, dans la bouche de Morano, une revendication de conservation proprement raciste.
Autre exemple, la rhétorique du « grand-remplacement » que la gauche traditionnelle se fatigue à démonter à coup de relativisation de la puissance démographique postcoloniale alors qu’elle est devenue un mot de ralliement, volontairement charrieur, – faut-il vraiment préciser que les décoloniaux ne sont traversés par nul occulte projet d’éradication biologique ? Allons, par les temps qui courent, mille précautions en valent mieux qu’une ! – un slogan que les « grands-remplaçants » de l’antiracisme politique s’attribuent volontiers. Par là, ils veulent signifier non pas que les Noirs et les Arabes tyranniseront un jour la planète mais que, l’histoire et la maturité politique aidant, les milieux de l’immigration finiront bien par constituer une force politique assez conséquente pour renverser et remplacer ce système racialisé au profit d’un monde plus égalitaire, où les races sociales n’organiseraient plus hiérarchiquement la société. Autrement dit, une société effectivement sans races.

Ainsi, l’idée fantasmée de débattre avec des ennemis qui n’auraient pas peur de discuter du fond du problème, assumant à l’occasion un clivage d’intérêts clair et revendiqué me semblait (naïvement) plus enthousiasmante que l’idée d’une interminable circonvolution sémantique et principielle avec — pardonnez-moi l’expression – des gauchistes flippés d’eux-mêmes.

La « polémique Houria Bouteldja », a rompu le charme. Je suis désormais persuadée d’une chose : Houria Bouteldja mérite mieux. Qu’on s’entende bien, je ne dis pas qu’elle ne devrait pas être l’objet d’une controverse passionnée – sans la polémique, la politique serait une erreur – ce que je dis, c’est qu’elle mérite des adversaires à sa hauteur. Et, croyez-le ou non, le manque de ces derniers, quand il ne m’engouffre pas dans un ennui abyssal, me désole profondément. Je sais ce sentiment partagé par les militants ou sympathisants de mon espèce. Il y a dans les réponses formulées ici et là aux attaques qui nous sont adressées sous la forme de « ah » et de « oh » indignés, l’expression d’une lassitude collective. Disons-le plus simplement : aucune, sans exception, des attaques proférées récemment à l’encontre d’Houria Bouteldja et son livre Les Blancs, les Juifs et Nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire n’a été autre chose que malhonnêteté intellectuelle, bêtise crasse, manipulation, et indignation boursoufflée. Je m’attarderai sur ce dernier jugement : l’indignation boursoufflée. Car si ces ennemis déclarés, que jusqu’ici ma nature jouteuse aimé détester, ont perdu de leur faste, c’est précisément à cause de cet affolement hébété, cette hypersensibilité pleurnicharde de petits rois outragés qui les pousse à juxtaposer tous les superlatifs de l’indignation mondaine sans jamais oser nous affronter sur le fond : « c’est infâme », « c’est ignoble », « c’est horrible », « comment cela est-il possible ?! », « combien de temps devons-nous supporter cela ?! ». Les cris d’orfraie étant poussés, il n’est dès lors plus question de discuter. Et les conséquences d’une telle posture fin-de-non-recevoiriste posent immanquablement les jalons du terrorisme intellectuel à l’endroit où Laurent Bouvet s’émeut du « crime contre la pensée » (5) que le soutien à Houria Boutedja signifierait.

En vérité, cela est à peine une stratégie. Les âmes de bonne foi se disputent souvent l’interprétation d’une telle censure : font-ils exprès de lire l’exact opposé de ce qui est écrit, de tronquer, mutiler, déformer les propos d’Houria Bouteldja ou sont-ils si étriqués pour ne rien comprendre de la rationalité d’une pensée qui s’élabore en-dehors de leur logiciel politique ? Ont-il une claire conscience de leurs intérêts menacés – leurs petits privilèges – ou bien pensent-ils vraiment qu’Houria Bouteldja est raciste, antisémite, homophobe, sexiste ? Et tout cela sans jamais avoir été condamnée ? Ou bien encore pensent-ils qu’elle est assez fine pour être tout cela en creux, dans un implicite malin où les lois ne peuvent venir la débusquer ? De toute évidence, il y a un peu de tout cela dans cette chasse à la sorcière. Je ne crois pas qu’ils ne croient pas ce qu’ils disent, hormis quelques malentendus feints et contre-sens délibérés. Le livre d’Houria Bouteldja n’a rien d’intuitif. Il ne caresse pas les consciences satisfaites. Il les gifle sans ménagement. Pour certains, le traitement est efficace. « Ça fait du bien », comme après une douche glaciale. Pour d’autres, c’est l’outrage. Comment ose-t-elle ? Pourquoi tant de haine ? Trop sonnés par un courant qu’ils n’ont pas vu arriver, ils n’ont pas eu le temps de renouveler leurs défenses. Le sens de l’histoire a changé quand ils avaient le dos tourné. Les sujets postcoloniaux et les quartiers populaires ont mûri. Ils savent prendre à leur charge la défense de leurs intérêts. Il en est même qui prétendent faire de la politique et proposer à ce pays un projet digne de notre époque. La contre-révolution coloniale, lancée sous les oripeaux de la 5e République, est de plus en plus tourmentée. L’antiracisme politique, bannière derrière laquelle se rassemblent nombre de collectifs, organisations, leaders d’opinions autonomes issus de l’immigration et des quartiers, avance habilement ses pions, bouscule une partie de l’extrême-gauche pour faire des alliances stratégiques comme une vraie force organisée. Les deux marches de la dignité, en 2015 et en 2017, ont rassemblé près de 30 000 personnes dans les rues de Paris contre les violences policières et le racisme d’État. Amal Bentounsi, porte-parole du collectif Urgence Notre Police assassine, vient de faire condamner le policier qui a tué son frère, après une interminable bataille judiciaire et politique. Le CCIF recrute de plus en plus d’adhérents désireux de lutter efficacement contre l’islamophobie structurelle. Le collectif afro-féministe Mwasi sort victorieux d’un bras de fer engagé avec la maire de Paris Anne Hidalgo qui voulait interdire le festival Nyansapo, la ridiculisant au passage. Danièle Obono, incarnation d’un espoir de basculement de l’extrême-gauche vers l’antiracisme, refuse de s’écrier « Vive la France » et jouit du soutien de toute sa famille politique qui n’a pas tardé à riposter pour la défendre. Les avancées décoloniales sont incontestables et Houria Bouteldja participe de cette force. Élaborant les contours stratégiques et conceptuels de cet antiracisme décolonial, elle en est l’une des intellectuelles organiques les plus engagées. En cela, elle doit être terrassée sans aucune forme de procès.

Pour ceux-là qui ont hurlé avec les loups et pour d’autres qui ont toujours veillé à maintenir un cordon sanitaire autour du Parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja est l’incarnation du mal radical, une monstruosité politique, une apatride catégorielle sans attache. Elle n’est ni à gauche, ni à droite. Ni à l’extrême-gauche, ni à l’extrême droite. Ni au centre ni dans les limbes soraliennes. Ni anticapitaliste, ni libérale. Ni progressiste ni rétrograde. Ni mondialiste ni patriote. En tant que figure du Mal, elle impose une déroute aux déterminations logiques qui permettent d’établir un chef d’accusation. Elle est coupable de tout, c’est-à-dire de rien. Et c’est sans doute cela que la construction du « démon Houria Bouteldja » a de plus intéressant. Les philosophes qui ont étudié la question du « mal » savent comme il passe rapidement du statut d’accusé à celui d’accusateur. Ils disent : comment expliquer que le bien, au nom duquel on prétend accuser le mal, n’ait pas été assez bien pour évincer ce mal ? Traduction : comment expliquer que cette République si parfaite au nom de laquelle les amis de Finkielkraut condamnent Houria Bouteldja ait pu produire Houria Bouteldja ? Comment est-il possible que les valeurs si rondement pleines de la République aient permis qu’émerge un jour une figure politique qui vient à les nier ? On m’accusera de rhétoriser mais il est peu d’occasion où la philosophie nous permette de saisir aussi bien la réalité. Chez Spinoza, par exemple, le mal c’est à la fois ce que l’on peut accuser impunément, sans risque, et un aveu d’impuissance. La préoccupation du mal traduirait ainsi une pensée régressive, celle d’une âme diminuée dans sa puissance d’agir et qui régresse de l’action, de l’intelligence et du savoir. Si j’étais taquine, je parlerais de « crime contre la pensée ».

Qui donc blâme se blâme. Et Houria Bouteldja ne s’appartient plus. Elle est désormais sa cause et quiconque feint de ne pas le comprendre, préférant user de mille détours pour ne pas avoir à se solidariser tout à fait n’amoindrit les risques de son engagement qu’à court terme. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’elle dit, mais je soutiens Houria Bouteldja – a-t-on jamais eu besoin d’apporter une telle profession de foi pour exprimer son soutien à une personne ? Quelqu’un a-t-il vraiment pensé un jour que soutenir Houria Bouteldja, c’est soutenir chacun de ses soupirs et de ses silences ? À moins d’accorder quelque crédit à certaines thèses détraquées qui fantasment Houria Bouteldja comme un gourou. Qu’on ne se méprenne pas, je n’accuse pas ceux qui ont le courage de se mouiller de ne pas plonger dans l’eau. Cependant, il n’est pas inutile de relever ce chantage à la respectabilité qui veut maintenir Houria Bouteldja dans l’isolement le plus complet. « La radicale solitude, le rejet qui force à vivre dans l’abjection, l’implacable censure, la clandestinité, (…) sont les stigmates de l’intellectuel engagé, marques douloureuses de sa grandeur. »(6) Et c’est Robert Redecker qui le dit ! Celui-là même qui reproche aux intellectuels comme Annie Ernaux d’avoir fait le choix du confort en se solidarisant avec Houria Bouteldja, encanaillés à l’engagement politique sans risque. Un confort qui leur a valu d’être la cible répétée d’un tir groupé de l’intelligentsia française. Remarquez, peut-être que Robert Redecker s’imagine vivre, lui, dans l’abjection et l’implacable censure. L’art de la faire à l’envers : à ce jeu-là, ils sont champions.

Heureusement, il arrive parfois qu’une rose éclot au milieu des épines. Et parmi les torchons larmoyants et grotesques du Figaro, Marianne, Causeur et du Monde, Claude Askolovitch aura sauvé l’honneur. Fidèle à sa clairvoyance habituelle, – celui avec qui nos désaccords passés ne nous empêchent pas de reconnaître le courage avec lequel il négocie son « tournant » idéologique – n’aura pas signé de papier sur l’affaire Houria Bouteldja. C’était sans doute trop espéré. En revanche, il a publié une tribune remarquable sur l’affaire Danièle Obono, incontestablement ce qui s’est dit de mieux. (7) Qu’il me pardonne que j’ose prétendre accélérer sa marche en invitant mes lecteurs, en guise de conclusion, à méditer sur ses propos : « On peut être en désaccord avec Madame Obono, la récuser politiquement, la disputer, en détail ou globalement, la soutenir en conscience. Mais la nier est une hérésie, et souhaiter qu’elle disparaisse, une infamie hypocrite. Ce qui la justifie existe, et sans elle, qui en parle? Cela fait partie du pays. (…) On ne prendra pas Madame Obono comme l’expression de la vérité ultime des noirs en France. Mais comme une parole politique, d’opposition fondamentale, fondamentale comme le nègre de l’immense Césaire, qui pouvait aussi bien mettre à nu la France que l’aimer et lui donner des mots. Au mieux de son assouplissement, Danièle Obono pourra être une Taubira plus immédiate. Ou elle ne s’assouplira pas, et ce sera aussi bien. »

Un jour peut-être, Monsieur Askolovitch, vous oserez remplacer dans ce passage si bien senti « Madame Obono » par « Madame Bouteldja » et ce sera aussi bien.

 

Louisa Yousfi, membre du PIR

 

Notes

 

1) Collectif, Vers l’émancipation, contre la calomnie. En soutien à Houria Bouteldja et à l’antiracisme politique

2) Jean Birnbum, La gauche déchirée par le « racisme antiraciste »

3) Céline Pina,  «Nique la France» : peut-on être député d’une nation que l’on déteste?

4) Manuel Valls : « Je suis lié de manière éternelle à Israël »

5) Laurent Bouvet« Que des universitaires défendent Houria Bouteldja est un crime contre l’esprit »

6) Robert Redeker, Affaire Houria Bouteldja : la pétition, hologramme de « l’intellectuel de confort »

7) Claude Askolovitch, Niquer la France n’est pas rédhibitoire

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