Charlie Hebdo : du sacré des « Damnés de la terre » et de sa profanation

« Il faudra faire le dossier des collabos, des assassins de Charlie. Je vais les nommer : il y a les Indivisibles de Mme Rokhaya Diallo qui a décerné à Charlie Hebdo le Y’a Bon Awards, je l’ai eu, Luc Ferry l’a eu aussi, Christophe Barbier, beaucoup de gens, Finkielkraut, il y a les Indigènes de la république, il y a le rappeur Nekfeu qui voulait faire « un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo », Guy Bedos qu’on a connu mieux inspiré. Il faudra faire de manière systématique et historique le rapport de tous ceux qui ont justifié idéologiquement la mort des douze journalistes de Charlie Hebdo. » Pascal Bruckner, Le 15 janvier 2015 (28 minutes sur Arte).

« Ce qui nous embête, ce n’est pas de vivre avec des gardes du corps et les menaces de mort », ce sont les autres attaques, « des gens qui vous traitent d’islamophobes alors que vous êtes anti-racistes et que vous vous battez pour la liberté. Le plus pénible à vivre, c’est ces attaques pernicieuses qui peuvent armer une kalachnikov ! »». Caroline Fourest, le 8 janvier 2015 (Envoyé Spécial sur France 2).

Je méprise ces gens. Je conviendrai presque qu’ils aient le droit d’être racistes, si toutefois ils l’assumaient comme le FN. Mais ils sont trop lâches pour ça. Je les méprise parce qu’ils aiment la guerre et prétendent aimer la paix. Ils justifient l’Occident et ses crimes et portent le masque des belles âmes. Ils piétinent des millions de cadavres et de vies pulvérisées par la Civilisation et mettent en scène, impudiques et obscènes, leur feinte colère et leur chagrin sur joué. Ils sont objectivement maillons de cette chaîne infernale au bout de laquelle se tiennent les frères Kouachi. Savent-ils leur responsabilité dans la mort de leurs compagnons de route? Peu importe, ils dégainent. Les coupables ? Les « islamo-gauchistes » ! Je les méprise parce qu’ils sont veules. Tellement petits qu’il faut une loupe pour les voir. Des irresponsables qui sont déjà dans les poubelles de l’histoire. Passons.

J’ai la quarantaine passée. De ma vie d’indigène, je n’ai jamais entendu quelqu’un insulter notre prophète. De ma vie, je le jure. Ce n’est ni un interdit, ni un tabou. Cette pensée ne nous traverse pas l’esprit. Cette pensée n’existe pas, tout simplement. C’est un rapport au sacré qui agrège le consentement de plus d’un milliard d’âmes parmi lesquels des athées, des agnostiques, des « libres penseurs ». Pourtant, la Oumma est traversée de mille contradictions et nos clivages sont innombrables. Mais historiquement, nous ne connaissions pas cette séparation radicale entre les églises et l’État, comme nous ne connaissions pas ce type de distinction entre le profane et le sacré, la sphère publique et la sphère privée, la foi et la raison[1]. Il aura fallu l’avènement de la modernité capitaliste, occidentale et son narcissisme outrancier et arrogant pour universaliser des processus historiques – la laïcité, les lumières, le cartésianisme – géographiquement et historiquement situés en Europe de l’ouest. C’est une spécificité qui s’est auto-déclarée universelle par la force des armes et des baïonnettes. Quant aux autres spécificités, qui ne sont pas assez dignes pour entrer dans l’histoire, soit elles abdiquent, soit elles sont barbares. Mais il semblerait qu’avec la figure tutélaire du prophète, la colonialité version française soit tombé sur un os. Lorsque Charlie Hebdo a publié les caricatures dont certaines étaient racistes et d’autres obscènes, j’ai d’abord été choquée. Je me suis dit : « On ne nous aura rien épargné ». Le racisme sous toutes ses formes : mépris, paternalisme, orientalisme. Les discriminations sous toutes leurs formes : voies de garage, crimes policiers, contrôles au faciès, mort prématurée de nos parents à cause des conditions de travail, criminalisation de nos luttes, clientélisme, prison…La hogra toujours et encore. Mais là, un palier était franchi. Ce n’était plus de simples insultes ou une violence faite à la personne. C’était un sacrilège. Sur l’instant, j’avais pensé à « Tintin et les sept boules de cristal ». De retour d’Amérique du sud, les sept membres d’une expédition consacrée aux Incas sont victimes, les uns après les autres, d’une malédiction et plongés dans une profonde léthargie, victimes d’une malédiction. Durant leurs fouilles, les chercheurs ont profané la tombe et souillé des croyances ancestrales. La vengeance des Incas ne s’est pas fait attendre. Voilà où conduit la froide rationalité des Lumières. Au fanatisme de la raison marchande et capitaliste. C’est pourquoi, après le premier choc, ce qui a dominé chez moi, ce n’était plus tant le choc que la peur. Le PIR a immédiatement réagi[2]. Nous avons écrit ces lignes qui résonnent fort dans ma tête aujourd’hui : « Nombreux sont les Français qui sans forcément partager l’orientation politique de Charlie Hebdo, apprécieront sans doute cette charge contre l’islam au nom d’une tradition enracinée dans l’anticléricalisme qui assimile abusivement toute religion à un archaïsme antagonique à la modernité et à l’émancipation. Cette démarche qui a pu dans un temps et des circonstances particulières trouver une justification a été accompagnée cependant d’une hostilité croissante au sacré, laissant la place à une rationalité strictement instrumentale, dépourvue de sens et méprisant toute forme de transcendance. Cet état d’esprit, conduit également à la stigmatisation d’une partie des classes populaires blanches considérées avec dédain pour leur attachement à leurs croyances, y compris par des courants politiques qui se targuent de défendre les populations les plus défavorisées. La crise n’est pas qu’économique. Elle est aussi une crise culturelle et spirituelle. A la veille des élections présidentielles, ceux qui voudraient que leur projet de transformation de la société trouve un écho devraient y songer. Pour notre part, nous continuerons à lutter contre l’islamophobie, pour l’égalité des droits des musulmans et à défendre l’espace du sacré. »

Je souligne la dernière phrase car elle nous a été reprochée à l’époque. « Défendre l’espace du sacré ». Certains de nos alliés blancs, tous mobilisés sincèrement contre les caricatures racistes du prophète, ont cru y déceler une concession faite à une forme de bigoterie, voire une forme de démagogie pour plaire à notre supposée base sociale qu’il fallait brosser dans le sens du poil. Bêtise crasse. Il aura fallu un attentat d’une terrifiante détermination, la mort brutale de vingt personnes pour comprendre la matérialité du sacré profané et sa dimension politique. Pas le sacré des dominants – le drapeau, l’hymne national – (hautement protégé et dont la critique à sens unique est située dans les rapports de pouvoir), celui des « damnés de la terre ». Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que ce système produit des bombes à retardement – et nos amis le savaient – mais il fallait être nous pour comprendre la blessure béante de notre dignité bafouée. Nous savons que nous ne sommes rien. On ne cesse de nous le dire. Notre humanité est piétinée et chacun s’y essuie les pieds. L’une des rares figures qui nous réhabilite et sur laquelle nous projetons notre « nous » positif et digne est celle du prophète. Il nous permet de rester debout car il est justice, droiture et bonté. Il est notre reflet positif. Ce que nous y voyons est le miroir inversé de ce que nous renvoie notre passé torturé, les livres d’histoire, TF1, Marianne, Onfray, le CRIF ou l’UMP. Même notre humour, nous le retournons contre nous-mêmes. Ne dit-on pas : « les Arabes ont inventé le zéro et sont restés dedans ? » Lorsque d’abord on nous tue socialement – « vous êtes des racailles à passer au karcher » – et qu’ensuite on nous achève symboliquement – les caricatures du prophète – croyez-moi, il faut craindre le pire. Oui, j’ai eu peur. Ainsi, des « djihadistes » ont répondu : nos vies ne valent rien mais désormais les vôtres non plus. Vous nous éradiquez, nous vous éradiquons ». C’est la malédiction des « racailles ». Passons.

En septembre dernier, une militante du PIR, Aya Ramadan, était invitée par le Parti Communiste de Bobigny, à l’occasion de la fête de l’Huma. Le PC ne s’était pas remis de sa défaite aux élections municipales au profit de l’UDI. Aya avait produit une analyse[3] qui avait bousculé les certitudes et expliquait pourquoi beaucoup d’indigènes avaient basculé à droite. Le débat, sans surprise, a été décevant. Le décrochage entre la gauche et les quartiers ne pouvait s’expliquer, selon le PC de Bobigny, que par une forme d’ingratitude de la part de cette jeunesse. Je me suis alors permis de prendre la parole en martelant l’idée que le divorce était consommé et qu’il fallait en prendre acte. J’ai ajouté ceci : « Nous ne vous faisons plus confiance. Cette confiance ne sera rétablie que lorsque vous déciderez une bonne fois pour toute que les musulmans et habitants des quartiers font partie de votre peuple. Nous vous jugerons au prochain attentat terroriste. Il fera certainement de nombreux morts et sera commis par des « musulmans », ou plutôt des Français trop intégrés à la machine criminelle impérialiste. Ce sera un test. Nous saurons à ce moment-là, si vous aurez le courage de prendre notre parti, celui de ces millions de « musulmans » qui seront pris en otage entre les terroristes et la bonne conscience républicaine. Vous serez alors avec nous ou contre nous. » Nulle prophétie dans ces paroles mais de la simple lucidité. Les frères Kouachi et Amedi Koulibaly ont été précédés de Khaled Kelkal, Mohamed Merah et Mehdi Nemmouche, tous « musulmans », tous indigènes. La source de leur folie meurtrière ne tarira que lorsque tariront, à l’extérieur, les guerres impérialistes, à l’intérieur, la fracture raciale. Le 11 janvier 2015, le Parti Communiste « était Charlie ». Il a communié dans la ferveur nationale avec l’Otan, Israël, des dirigeants de l’Europe libérale et impérialiste. « Avec nos propres mots d’ordre » s’excuse-t-il. Mais, le 11 septembre 2001, le PC était déjà Américain. Du vote des pleins pouvoirs en 56[4] à « Je suis Charlie » en passant par le célébrissime « nous sommes tous Américains », il y a comme un air de famille. Passons.

Aujourd’hui, j’en veux à « nos amis » de regarder notre doigt, quand nous montrons la lune, de railler notre parole quand celle-ci est avertissement. J’en veux à Charlie Hebdo de nous faire porter collectivement le si lourd fardeau de son inconsistance. Je leur en veux d’être passé à côté de l’essentiel, sûrement la seule chose qui compte : nous sommes des humains, pas des paillassons. Je leur en veux d’avoir vidé la satire de son sens, de l’avoir dirigée contre des opprimés – ce qui est une forme de sadisme – en lieu et place du pouvoir et des puissants – ce qui est une forme de résistance. « Charb a mené sa rédaction à la mort »[5]. Ce n’est pas moi qui le dis. C’est Delfeil de Ton. Je leur en veux de ne pas avoir écouté ces saletés d’ « islamo-gauchistes ». Je leur en veux car s’ils nous avaient entendus, peut-être les aurions-nous sauvés d’eux-mêmes et peut-être seraient-ils encore des nôtres.

« Peut-être » parce que seul Dieu sait.

 

Houria Bouteldja, membre du PIR

 

 Notes

 

[1] «Il me plaît de rappeler, ici, que dans l’esprit de Marx, le communisme abouti – et donc l’émancipation humaine telle qu’il se la figurait – consistait en la réassociation des instances sociales (économique, politique, culturelle…) dissociées au maximum par le Capital ». » Sadri Khiari, Sainte Caroline contre Tariq Ramadan, p.69.

[2] Charlie Hebdo appelle à voter Marine Le Pen, PIR

[3] Bobigny 2014: quand les Arabes et les Noirs font campagne pour la droite blanche, Aya Ramadan

[4] Déclaration du Bureau politique du Parti communiste français ( 27 avril 1956)

[5] Polémique dans la famille Charlie Hebdo, Ariane Chemin

 

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