Assata Shakur parle depuis l’exil (1/2)

La militante noire américaine Assata Shakur est mal connue, voire inconnue en France. Dans une interview accordée en 1997 à Christian Parenti, un journaliste et sociologue états-unien, et publiée en mars 1998 dans Z Magazine sous le titre « Assata Shakur speaks from exile. Post-modern maroon in the ultimate palenque », elle revient sur sa trajectoire politique du Black Panther Party à la Black Liberation Army, sur l’expérience de la traque policière et de la prison, sur son évasion puis son exil à Cuba. La traduction de cet entretien vise à faire connaître Assata Shakur en France, et à travers elle un pan occulté du mouvement de libération noir, en rendant accessibles en français des textes courts : entretiens, lettres ouvertes, témoignages.

Joanne Deborah Byron, devenue Joanne Chesimard après son mariage, est plus connue sous son nom africain : Assata Olugbala Shakur. Née le 16 juillet 1947 à New York aux États-Unis, celle qui deviendra la marraine du rappeur Tupac Shakur fut une membre active de la section de Harlem du Black Panther Party (BPP) puis de la Black Liberation Army (BLA). Cette dernière, passée du modèle d’auto-défense armée du BPP à la lutte armée, émerge après l’hécatombe dans les rangs des radicaux noirs due à la répression d’État, et notamment au COINTELPRO, un programme d’infiltration, de répression et d’assassinats ciblés dirigé contre les mouvements radicaux noirs, latinos et amérindiens. Formée en 1970, la BLA devient véritablement active à partir de la scission au sein du BPP en 1971. Elle se présente comme un groupe anti-capitaliste, anti-impérialiste, anti-raciste et anti-sexiste, luttant pour « l’institution de relations socialistes dans lesquelles le peuple noir aurait un contrôle total et absolu sur son propre destin en tant que peuple ». La BLA mènera entre autres une campagne défensive et offensive contre les violences policières comme l’avaient fait les Black Panthers et procédera à des éxécutions ciblées de policiers pour protester contre des crimes policiers ou des morts en détention.

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Assata Shakur rejoint le BPP lorsqu’elle a 23 ans, avant de s’engager dans la BLA la même année, en 1970. Son militantisme au sein des Black Panthers n’était pas dénué de critiques, sur la réponse armée à opposer à la répression et aux assassinats ciblés ou encore sur la faible importance accordée à l’histoire noire : « Ils lisaient le petit livre rouge mais ne savaient pas qui étaient Harriet Tubman, Marcus Garvey et Nat Turner. Ils parlaient d’intercommunalisme mais continuaient à croire que la Guerre Civile avait été menée pour libérer les esclaves ». En 1971, elle est arrêtée une première fois, à la suite d’une altercation avec un client d’un hôtel de Manhattan, altercation au cours de laquelle elle reçoit une balle dans le ventre. Elle est arrêtée et inculpée de tentative de vol, de violences et de port d’arme prohibée, avant dêtre libérée sous caution. Elle est ensuite soupçonnée d’avoir participé à une série de braquages (des « expropriations révolutionnaires » comme préférait les appeler la BLA) et d’avoir blessé un policier. En 1972, le FBI lance une traque à travers tout le territoire afin de capturer celle qu’il présente comme la dirigeante d’une organisation ayant commis « une série de meurtres de sang-froid contre des officiers de la police de New York ». On découvrira par la suite qu’Assata Shakur avait été prise pour cible par un programme de répression du FBI nommé CHESROB, destiné à « attribuer à l’ancienne Panther new-yorkaise Joanne Chesimard presque la totalité des braquages de banque et des crimes violents impliquant une femme sur la côte est. » Assata Shakur est condamnée à la prison à perpétuité en 1973 pour le meurtre présumé d’un agent de la police d’État du New Jersey. Le 2 novembre 1979, elle réussit à s’évader de prison, après y avoir subi des tortures qu’elle dénonce dans le texte « Women In Prison : how it is with us ». En cavale et en clandestinité pendant plusieurs années, elle finit par demander le statut de réfugié politique auprès de Fidel Castro, qu’elle obtient en 1984, et s’installe officiellement à Cuba. La traque d’Assata Shakur par le FBI se poursuit. Qualifiée en 2005 de « terroriste intérieure » (« domestic terrorist »), elle devient la première femme à entrer dans la liste des terroristes les plus recherchés par le FBI au mois de mai 2013. 2 millions d’euros sont promis pour sa capture.

Collectif Angles Morts – anglesmorts@gmail.com

Publié en anglais en 1978 dans le numéro 9 de la revue The Black Scholar.

Le texte original est disponible ICI.

Introduction de Christian Parenti

Que sont devenus les anciens Black Panthers ? Certains sont morts, comme Huey P. Newton. D’autres ont rejoint les « Moonies » (1) ou le Parti républicain, comme Eldridge Cleaver. D’autres encore, comme Mumia Abu Jamal, croupissent en prison. Mais une poignée d’entre eux, comme Assata Shakur, a suivi les traces des « marrons », ces anciens esclaves en fuite qui parvenaient à s’échapper des plantations pour rejoindre les communautés libres installées dans la jungle appelées « Palenques ».

Il y a 20 ans, Shakur était considérée comme « l’âme de la Black Liberation Army », un groupe armé clandestin qui avait émergé des décombres des sections de la côte est du Black Panther Party. Afeni Shakur, la mère de Tupac Shakur, était l’une de ses plus proches camarades politiques. Contrainte à la clandestinité en 1971 par des accusations qui se révélèrent fallacieuses par la suite, Assata fut accusée d’être la « prêtresse » des membres de la BLA ; la « reine mère qui les rassemblait, les poussait à l’action, les exhorter à tirer ». Au nombre des faits reprochés à la BLA, on compte l’assassinat de presque 10 policiers, l’enlèvement de trafiquants de drogue (dont l’un d’entre eux se révéla être un agent du FBI), et des braquages de banques à travers tous les États-Unis.
Tout au long des années 1971 et 1972, les prétendues apparitions d’Assata et les rumeurs folles sur ses faits d’armes ont régulièrement fait la Une des tabloïds new-yorkais. L’année suivante, en 1973, alors qu’ils circulent sur le New Jersey Turnpike (2), la police d’État intercepte le véhicule où se trouvent Shakur et deux de ses amis. Pendant l’interpellation, une fusillade éclate. Un policier et un membre présumé de la BLA sont tués, un second policier est légèrement blessé. Assata – que les autorités préfèrent appeler Miss Joanne Chesimard – est grièvement blessée par le tir d’un policier. Laissée pour morte au fond d’un fourgon de police, elle ne survécut que pour être accusée de la mort du policier et être condamnée à la prison à perpétuité.

Au cours des six années suivantes, passées pour l’essentiel à l’isolement, six nouveaux chefs d’inculpation viendront s’ajouter. En 1979, après avoir donné naissance à sa fille en prison — l’administration pénitentiaire lui retira moins d’une semaine plus tard -, elle réussit l’une des évasions les plus spectaculaires de l’époque. Après avoir passé près d’un an dans une prison fédérale pour femmes de Virginie-Occidentale, cernée par des suprématistes blanches de la « Aryan Sisterhood », Assata Shakur fut transférée dans le quartier de haute sécurité [« maximum security wing »] d’une prison d’État, le Clinton Correctional Center dans le New Jersey. Elle faisait partie des huit prisonnières sous surveillance maximale, enfermées dans des cellules étroites et grillagées. Le reste de la prison, y compris la partie destinée aux visiteurs, était de sécurité moyenne [« medium security »] et dépourvu de grilles.

Si l’on en croit la presse de l’époque, l’évasion de Shakur le 2 novembre se déroule ainsi : trois hommes — deux Noirs, un Blanc – demandent un permis de visite quatre semaines à l’avance, comme le prévoit le règlement de la prison, avec de faux permis de conduire et de fausses cartes de sécurité sociale. Les fonctionnaires de la prison n’effectuent cependant pas les contrôles habituels. Le jour de l’évasion, l’équipe des trois hommes se retrouve dans la salle d’attente, à l’entrée de la prison, où ils passent par l’enregistrement avant d’être conduits en fourgon jusqu’à la salle des visites, dans l’aile sud de la prison. Un des membres de l’équipe marche en tête. Malgré la pancarte qui indique que tout visiteur doit être soumis au détecteur de métaux manuel, il réussit à passer l’enregistrement sans même être fouillé.

Les deux autres hommes sont inscrits sur le registre sans être fouillés. Alors qu’ils allaient être placés dans la zone réservée aux visites, grillagée et pourvue de portes en acier verrouillées, l’un d’eux brandit une arme et prend la gardienne en otage. Pendant ce temps-là, l’homme censé rendre visite à Shakur se précipite vers le poste de contrôle, braque deux pistolets sur le mur vitré et ordonne à la gardienne d’ouvrir la porte en acier. Elle s’exécute.

De là, Shakur et le « commando », ainsi qu’ils furent surnommés dans certains journaux, prennent un troisième garde en otage et rejoignent la fourgonnette garée. Seul le quartier de haute sécurité de la prison était entièrement grillagé, ce qui explique que l’équipe en fuite a été en mesure de traverser rapidement la prairie verdoyante qui débouche sur le parking de la Hunterdon State School. Là ils retrouvent deux femmes complices puis se séparent, les uns partant dans une « berline bleue bicolore », les autres dans une Ford Maverick.

Les autorités mèneront la chasse pendant les cinq années qui suivront, en vain. Shakur s’est évaporée. Nombreux sont ceux qui attestent que les cadres de la BLA ont été harcelés durant cette période, parmi eux Mutula Shakur, l’oncle de Tupac. On retrouve la trace d’Assata en 1984, à 150 km au large des côtes de Floride. La fugitive la plus recherchée par le FBI vivait en fait à Cuba. Elle y étudiait pour obtenir un master en sciences politiques, écrivait son autobiographie et élevait sa fille.

Nous sommes en 1997. C’est un après-midi extrêmement chaud à la Havane, Cuba, le dernier Palenque. Je bois un café noir, serré, avec Assata Shakur. Elle vient de fêter ses 50 ans mais en fait plutôt 36. C’est une femme très discrète, sa sécurité demeurant une préoccupation de tous les instants. Elle termine alors son deuxième livre. Sachant combien les fédéraux souhaitent voir cette femme enfermée, cela me fait un drôle d’effet d’être reçu chez elle, comme si ma présence constituait une brèche dans sa sécurité.

Entretien avec Assata Shakur

P : Comment êtes-vous arrivée à Cuba ?

S : Et bien, vous savez, je ne pouvais pas simplement écrire une lettre et dire « Cher Fidel, j’aimerais venir dans votre pays ». Je devais donc m’y rendre directement et attendre que les Cubains me répondent. Par chance, ils avaient déjà une idée de qui j’étais. Ils avaient pris connaissance de mes mémoires et des pétitions aux Nations Unies rédigées du temps où j’étais prisonnière politique. Ils étaient bien informés sur mon affaire et m’ont donné le statut de réfugiée politique. Je suis donc ici en exil, en tant que militante politique.

P : Qu’avez-vous ressenti à votre arrivée ici ?

J’étais vraiment bouleversée. J’avais beau me dire socialiste, j’avais des préjugés délirants, idiots, sur Cuba. Comprenez-moi, j’ai grandi dans les années 50, en ce temps-là les enfants se cachaient sous leurs pupitres quand on leur disait « les communistes arrivent ». Donc même si je soutenais clairement la révolution, je m’attendais à voir les gens se balader en treillis vert comme Fidel, et à ce qu’ils parlent d’une manière très stéréotypée, du style : « la révolution doit continuer Compañero. En avant pour la victoire Camarade. » Une fois sur place, j’ai vu que les Cubains étaient simplement des gens qui faisaient ce qu’ils avaient à faire comme là d’où je viens. Ce pays a un sens de la communauté très poussé. Contrairement aux États-Unis, les gens d’ici sont beaucoup moins isolés. Ils sont vraiment proches les uns des autres.

Par ailleurs, je ne savais pas qu’autant de Noirs vivaient à Cuba et qu’existait toute cette culture afro-cubaine. L’image que j’avais de Cuba se résumait au Che Guevara et à Fidel Castro. Je n’avais jamais entendu parler d’Antonio Maceo [héros de la guerre d’indépendance cubaine], ni des autres Africains qui ont joué un rôle important dans l’histoire cubaine.

Je fus également frappée par l’absence de noms de marques et de consumérisme. Allez dans un magasin et vous y trouverez un sac de « riz ». Cela a complètement remis en cause ce que je considérais comme acquis dans ces endroits absurdes où les gens parlent ainsi : « je ne mange que de l’Oncle untel ou telle autre marque de riz ».

P : Avez-vous été bien reçue par le régime cubain ?

Ils m’ont très bien accueillie. Ce fut différent de ce à quoi je m’attendais, je pensais qu’ils seraient plus pressants. Ils étaient bien plus intéressés par ce que je voulais entreprendre, par mes projets. Je leur ai expliqué que la chose la plus importante pour moi était de retrouver ma fille et d’écrire un livre. Ils m’ont répondu : « de quoi as-tu besoin ? ». Ils étaient également intéressés par ma vision de la lutte des Africains aux États-Unis. Cela m’a beaucoup impressionné. Car j’ai grandi, pour ainsi dire, dans un mouvement qui avait alors affaire aux Blancs de gauche. Eux se prenaient pour les chefs et voulaient toujours nous expliquer ce que nous devions faire, ils étaient persuadés de tout savoir. L’attitude des Cubains était marquée par la solidarité et le respect. Ce fut une profonde leçon de coopération.

P : Vous ont-ils présenté à des gens ? Vous ont-ils servi de guides pendant un temps ?

Ils m’ont mis à disposition un dictionnaire, un appartement, m’ont fait visiter quelques sites historiques, après quoi je me suis plus ou moins débrouillée par moi-même. Ma fille a fini par me rejoindre, après un harcèlement prolongé et un refus de passeport. Elle est devenue ma priorité. Nous avons découvert les écoles cubaines ensemble, nous avons fait la sixième ensemble, exploré les parcs et les plages.

P : Elle vous avait été retirée à la naissance, n’est-ce pas ?

Oui. À Cuba, vous pouvez allaiter en prison, et ils travaillent de manière très rapprochée avec la famille des détenus. Aux États-Unis, certaines mères n’ont même jamais vu leur nouveau né. Cela ne faisait qu’une semaine que j’étais avec ma fille lorsqu’ils m’ont renvoyée en prison. Cette séparation fut l’une des périodes les plus difficiles de ma vie. Je ne réussis à en parler que depuis peu. Je me devais de le refouler, sans quoi je serais devenu folle. Lorsque j’ai réussi à m’évader, en 1979, elle n’avait que cinq ans.

P : Vous êtes arrivée à Cuba combien de temps après votre évasion ?

Cinq ans après, en 1984.

P : La question est certainement déplacée, mais où étiez-vous entre 1979 et 1984 ?

Je vivais en clandestinité. Je ne parle jamais de cette période car le faire mettrait en danger des personnes qui m’ont aidée.

P : D’accord, je comprends. Vous nous avez parlé de votre adaptation à la vie cubaine, pouvez-vous nous parler de votre adaptation à l’exil ?

L’exil, pour moi, signifie me séparer des gens que j’aime. Les États-Unis en eux-mêmes ne m’ont jamais manqué et ne me manquent pas. Mais la culture noire, la vie des Noirs aux États-Unis, cette saveur afro-américaine me manque. Le parler, les mouvements, le style, je suis nostalgique de tout cela.

S’adapter à l’exil signifie se confronter à l’idée que vous ne pourrez peut-être jamais revenir chez vous. Pour y faire face, psychologiquement, je pensais à l’esclavage. Tout esclave devait faire face à l’idée suivante : « je ne reverrai sans doute jamais l’Afrique ». Un marron, un esclave en fuite, au moment même où il se libère, doit accepter le fait qu’être libre ou se battre pour sa liberté signifie : « je serai séparé de ceux que j’aime ». Je puisais là-dedans et dans l’exemple de gens comme Harriet Tubman et de tous ceux qui ont réussi à échapper à l’esclavage. Parce que c’est bien à cela que ressemblait la prison. La prison ressemblait à l’esclavage. On s’y sent comme en esclavage. Des Noirs et des personnes de couleurs enchaînées. La manière dont j’étais traitée en prison, c’était de l’esclavage. Si vous vous levez et dites : « Je n’accepte pas le statu quo », ils répondent : « Nous avons quelque chose pour vous : un fouet, des chaînes, une cellule ».

Même une fois libre, je me disais « je suis libre, et maintenant ? ». Il me fallait m’habituer à beaucoup de choses : vivre dans une société engagée sur la voie de la justice sociale, un pays du tiers-monde avec de nombreux problèmes. Cela m’a pris un certain temps pour comprendre tout ce contre quoi les Cubains se dressent, et réaliser pleinement tout ce qu’ils essaient de construire.

P : L’africanité de Cuba vous a-t-elle aidée ? Vous a-t-elle procuré du réconfort ?

La politique fut la première source de réconfort. Ce fut un grand soulagement. Vous savez, aux États-Unis, on se sent submergé par les messages négatifs, on se sent bizarre, comme si vous étiez la seule à ressentir toute cette douleur et cette inégalité. Les gens vous disent : « Oublie tout ça, essaie seulement de t’enrichir, sois sans pitié, prend ce qui te reviens, achète, dépense, consomme ». Donc vivre ici m’a permis de m’affirmer, je me disais : « d’accord, il existe en effet beaucoup de personnes révoltées par l’injustice ».

La culture africaine, je l’ai découverte plus tard. J’ai d’abord appris sur la politique, le socialisme, sur ce que cela signifiait de vivre dans un pays où tout appartient au peuple, où les soins médicaux et les médicaments sont gratuits. Ensuite, j’ai commencé à étudier les religions afro-cubaines, la Santería, le Palo Monte, l’Abakuá. Je voulais comprendre les cérémonies et la philosophie. J’ai réalisé à quel point nous, les Noirs des États-Unis, avons été dépossédés. Que l’on pense aux tambours, aux percussions ou aux danses. À Cuba, ils connaissent encore des rites préservés depuis le temps de l’esclavage. C’était comme retrouver une autre partie de moi-même. Je devais trouver un nom africain. Je suis toujours à la recherche de cette Afrique à laquelle j’ai été arrachée. Je l’ai trouvée ici dans tous les aspects de la culture. Il y a une tendance à réduire l’africanité de Cuba à la Santería. Mais elle est présente dans la littérature, la langue, la politique.

P : Avec la chute de l’URSS, aviez-vous peur d’une contre-révolution à Cuba, et par extension, avez-vous craint pour votre propre sécurité ?

Oui, bien sûr. J’aurais été folle de ne pas m’inquiéter. Des gens venaient depuis les États-Unis pour me dire : « Combien de temps penses-tu qu’il reste à la révolution, deux, trois mois ? Crois-tu vraiment que la révolution va survivre ? Tu ferais mieux de partir d’ici. » C’était difficile.

Les Cubains se plaignaient tous les jours, ce qui est normal. Je veux dire, qui ne se plaindrait pas à leur place ? La situation alimentaire était très mauvaise, beaucoup plus mauvaise que maintenant, aucun transport public, des coupures d’électricité qui duraient huit heures. On s’asseyait dans le noir et on se demandait : « Jusqu’à quand les gens vont-ils supporter ça ? ». J’ai été en prison, et j’ai vécu aux États-Unis, je peux supporter presque tout. Je sentais que je pouvais survivre à n’importe quoi, sauf au débarquement de l’impérialisme états-unien et à ce qu’ils prennent le contrôle de l’île. C’est la seule chose à laquelle je n’aurais pas pu survivre.

Par chance, de nombreux Cubains ressentaient la même chose. Les gens ont beaucoup pris sur eux-même à cette époque, avec des heures d’attente aux arrêts de bus pour se rendre au travail. Ce n’était pas facile. Mais il ne s’agit pas d’une révolution superficielle, imposée. C’est une de ces révolutions courageuses. Une de ces révolutions obtenues dans le sang, la sueur et les larmes. Une de ces révolutions où les gens clament : « Nous n’avons pas l’intention de retourner au temps des plantations. Nous n’avons que faire de votre Oncle Sam, nous n’avons que faire de vos missiles téléguidés, des manoeuvres de votre sale, votre immonde CIA. Nous sommes cette île de 11 millions d’habitants et nous ne voulons pas vivre de la manière que vous voulez que nous vivions, et si vous n’êtes pas contents, allez voir ailleurs. » Avec ces mots, nous étions plus forts. Bien sûr, tout le monde ne ressentait pas les choses ainsi, mais un grand nombre oui.

P : Que pouvez-vous nous dire sur la question raciale et le racisme à Cuba ?

C’est une question cruciale. La révolution a débuté il y a environ 30 ans. Il serait absurde de croire que les Cubains auraient pu complètement se débarrasser du racisme en si peu de temps. Le socialisme n’est pas une baguette magique qu’il suffirait d’agiter pour que tout change.

P : Pouvez-vous nous en dire plus sur les succès et les échecs de la révolution sur ce point ?

Je ne connais aucun quartier qui soit ségrégué ici. Un autre exemple : le troisième Congrès du Parti communiste cubain s’est focalisé sur la tâche suivante, faire en sorte que la direction du parti reflète le nombre réel de personnes de couleur et de femmes présentes dans le pays. Malheureusement, le quatrième congrès a complètement redéfini ses priorités pour se recentrer sur la survie de la révolution. Lorsque l’Union Soviétique et le camp socialiste se sont effondrés, Cuba a perdu 85 % de ses revenus. Cela prendra du temps, mais je pense honnêtement que de nombreux changements dans la culture sont encore possibles. Certaines personnes parlent encore de « bons cheveux » et de « mauvais cheveux ». Certaines personnes pensent que c’est bien d’avoir la peau claire, que si elles se marient avec une personne claire, alors elles améliorent la race. De nombreuses contradictions persistent dans l’esprit des gens. Il faut encore lutter contre l’eurocentrisme dans l’éducation, bien que Cuba soit déjà en avance sur ce plan par rapport au reste du monde. Pour être juste, je pense que les relations raciales sont vingt fois meilleures à Cuba qu’aux États-Unis, et je crois que la révolution est déterminée à éliminer le racisme complètement.

Je pense aussi que la « période spéciale (3) » a changé la situation à Cuba. Elle a provoqué l’arrivée de nombreux touristes blancs, parmi lesquels beaucoup sont racistes et s’attendent à un accueil servile.

Il y a aussi les entreprises, avec le système des « joint-ventures (4) », qui amènent avec elles leurs idées et leurs pratiques racistes, comme le fait d’engager très peu de Noirs. Tout cela signifie que la révolution doit être plus vigilante que jamais dans l’identification du racisme et des moyens pour le combattre.

P : Un reproche que l’on entend souvent, même au sein de la gauche, pointe l’existence, encore aujourd’hui, d’un racisme institutionnel à Cuba. Est-ce vrai ? Rencontre-t-on des pratiques racistes dans l’attribution des logements, du travail, ou dans la justice pénale ?

Non. Je ne pense pas que le racisme institutionnel en tant que tel existe à Cuba. En même temps, les gens ont leurs propres préjugés. Évidemment, ces gens avec des préjugés doivent bien travailler quelque part, et doivent avoir de l’influence dans les institutions pour lesquelles ils travaillent. Mais je crois qu’il est trop rapide de dire que le racisme est institutionnalisé à Cuba.

Je suis convaincue que nous avons besoin d’une campagne permanente pour éduquer les gens, les sensibiliser et analyser le racisme. La lutte contre le racisme s’est toujours jouée à deux niveaux : au niveau du politique et des politiques publiques, et au niveau de la conscience de chaque individu. Une des choses qui influence les idées sur la race à Cuba est que la révolution a eu lieu en 1959, à un moment où le monde n’avait qu’une compréhension limitée de ce qu’était le racisme. Durant les années soixante, le monde a vu émerger le mouvement du Black Power, dont j’ai largement bénéficié. C’était le moment du « Black is Beautiful », et de l’exploration de l’art africain, de la littérature et de la culture africaines. À Cuba, ce processus n’a pas vraiment eu lieu. Au fur et à mesure des années, la révolution avait accompli tant de progrès que la plupart des gens pensait le racisme disparu. Un exemple : je dirais que plus de 90 % des Noirs diplômés l’ont été grâce à la révolution. Ces derniers ont vécu une période historique bien particulière. L’enjeu principal, pour de bonnes raisons, résidait dans l’unité entre Blancs et Noirs afin de sauver la révolution. C’est seulement maintenant que les universitaires commencent à s’intéresser aux politiques de l’identité.

P : Quel regard portez-vous sur les différentes situations de vos anciens camarades ? Je pense aux récentes libérations de Geronimo Pratt, de Johnny Spain et de Dhoruba Bin Wahad, au travail qu’ont poursuivi Angela Davis et Bobby Seale ; et, côté négatif, à la trajectoire politique d’Elridge Cleaver et la mort de Huey Newton ?

Il y a eu des victoires. Et ces victoires sont le fruit d’un travail acharné. Cela a pris beaucoup de temps. Cela a pris 27 ans à Geronimo et 19 ans à Dhoruba pour prouver leur innocence et qu’ils étaient bien victimes du COINTELPRO. Le gouvernement a reconnu qu’il pilotait le COINTELPRO, mais a refusé d’admettre avoir persécuté qui que ce soit. Comment cela est-il possible ? Je pense qu’aux États-Unis on devrait se battre pour la libération de Mumia Abu Jamal et pour l’amnistie de tous les prisonniers politiques. Le fait que ces luttes soient délaissées reflète non seulement la faiblesse de la gauche, mais aussi son racisme.

Parmi les aspects positifs, je pense que beaucoup de gens mûrissent et guérissent. Beaucoup d’entre nous analysent pour la première fois la manière dont nous avons été blessés. Pas seulement en tant qu’Africains, mais en tant que peuple, qui était, et qui est encore, soumis à la terreur et à la surveillance. Nous sommes enfin en mesure de nous rassembler et de reconnaître que la répression était réelle, et nous pouvons affirmer que « nous avons besoin de guérir. » J’ai de l’espoir pour tous ceux qui se sont épuisés ou sont tombés dans la drogue ou l’alcool, pour toutes les victimes tombeés au cours de notre lutte. Étant donné l’ampleur de ce contre quoi nous nous sommes dressés, et nous dressons toujours, je pense que nous avons fait de notre mieux.

P : Quel rôle pensez-vous que joue le Rap aujourd’hui dans le mouvement pour la justice sociale ?

Le Hip Hop peut être une arme très puissante pour élargir la conscience politique et sociale des jeunes. Mais à l’image de n’importe quelle autre arme, si tu ne sais pas comment t’en servir, si tu ne sais pas quoi cibler, ou si tu ne sais pas pourquoi tu utilises cette arme, tu peux finir par te tirer une balle dans le pied ou tuer tes propres frères et soeurs. Le gouvernement a tout de suite réalisé l’énorme potentiel révolutionnaire du Rap. Certains politiques ont pris le train en marche pour attaquer des rappeurs comme Sister Soldier ou NWA. De nombreux corps policiers ont exprimé ouvertement leur hostilité envers les artistes rap à travers tout le pays. À leurs yeux, la plupart des rappeurs peuvent être rangés dans la catégorie des criminels potentiels, des tueurs de flics ou des personnes subversives.

Si vous ne croyez pas au fait que le FBI possède de vastes dossiers sur chaque rappeur connu, c’est que vous devez probablement encore croire au lapin de Pâques ou à la petite souris. C’est un fait avéré que de nombreux rappeurs sont sous surveillance policière constante.

P : Il y a eu des spéculations sur le fait que Tupac ait pu être piégé quand il a été accusé de viol. Il y fait référence dans l’une de ses chansons. Pensez-vous qu’il existe un programme COINTELPRO contre les rappeurs ?

C’est possible, absolument. Diviser pour mieux régner c’est ce que le FBI sait faire de mieux. L’histoire le prouve. Le FBI a fomenté la division du Black Panther Party. La police et le gouvernement ont monté les organisations les unes contre les autres, les gangs entre eux, les leaders entre eux. Maintenant il existe cette opposition entre la Côte Est et la Côte Ouest.

Nous avons débarqué des mêmes bateaux, nous avons été réduits à l’esclavage dans les mêmes plantations, et nous avons tous été opprimés, brutalisés et enfermés ensemble, par millions. Quel sens cela a-t-il de nous battre les uns contre les autres ? Donc oui, j’ai la conviction que le gouvernement encourage des combats fratricides, et je ne serais pas surprise de découvrir qu’ils ont organisé plus d’un coup monté contre Tupac.

P : Que pensez-vous de la musique de Tupac ?

Je pense que Tupac était un génie. J’aime sa musique, même lorsque je ne suis pas d’accord avec ce qu’il dit ou les espaces dans lesquels il évoluait. Il avait cette capacité de toucher à tant de choses viscérales, des choses que la plupart des gens n’arrivent pas même à identifier, et encore moins à exprimer.

P : Que pensez-vous de la contradiction entre le rôle qu’il a pu jouer en tant qu’enfant du mouvement d’un côté, et son rôle de rappeur gangsta de l’autre ?

Cette conscience contradictoire dont vous parlez existe partout. Malheureusement, ce n’est pas nouveau. Dans les années soixante et soixante-dix des personnalités comme Huey Newton et Elridge Cleaver incarnaient clairement des aspects de cette confusion en mélangeant politique révolutionnaire et gangsterisme. La machine à détruire les esprits fonctionne peu à peu, et nous amène à préférer courir après l’argent et le pouvoir plutôt qu’après la justice. Nous avons tous plus ou moins subi un lavage de cerveau et été désorientés.

Qui que tu sois, Hollywood s’est immiscé dans ton esprit. L’acte de se libérer a beaucoup à voir avec se défaire de ce lavage de cerveau. J’entends tous ces rappeurs parler de « rester vrai » [« keep it real »] tout en vendant des fantasmes de gloire. Je pense aux clips de Rap tournés dans des boîtes de nuit à la mode, des casinos, dans de grandes maisons louées, autour de piscines louées, de yacht loués, d’avions privés loués, d’hélicoptères loués. La plupart des gens dans le rap business arrivent à peine à s’en sortir.

Tupac était une exception. Il n’avait que 25 ans quand il est mort, et ce qui me rend le plus triste c’est l’absence de communauté solide de révolutionnaires africains pour le protéger et l’aider à s’instruire. Ceux qui l’aimaient ont fait ce qu’ils ont pu, mais ils étaient en concurrence avec des influences très puissantes, séduisantes et négatives.

En tant que mouvement, je pense que nous devons nous impliquer plus dans l’éducation des jeunes et les soutenir. Les Noirs, les Africains, subissent aujourdhui autant de discriminations et de brutalités que nous en subissions dans les années soixante et le racisme fait partie des programmes du parti républicain et du parti démocrate. Nous devons reconstruire un mouvement capable de libérer notre peuple. Nous ne pouvons pas ramener Tupac à la vie, mais nous pouvons tirer des leçons de sa mort. L’oeuvre de Tupac est pleine d’amour. Nous devons construire un monde où les Tupac du monde entier puissent grandir et aimer sans avoir peur que n’importe quel idiot armé vienne leur exploser le crâne.

P : Vous considérez-vous encore révolutionnaire ?

Je suis toujours révolutionnaire car j’ai la conviction que les États-Unis ont besoin d’une transformation complète et profonde du système qu’ils appellent « démocratie ». En réalité, nous vivons dans une « dollarocratie ». Quel millionnaire est sur le point d’être élu ? Imaginez que vous alliez au restaurant et que les seuls plats proposés au menu soient de la crotte séchée et de la moisissure. Ça n’est pas appétissant. Je pense la même chose du spectre politique aux États-Unis. Ce qui existe aujourd’hui doit disparaître. Tout : la manière dont les richesses sont réparties, la manière dont on maltraite l’environnement. Si on laisse ces politiciens fous continuer à gouverner, la planète sera détruite.

P : Dans les années soixante, des organisations dans lesquelles vous militiez plaidaient pour l’autodéfense armée. Selon vous, quels sont les moyens de nos jours pour parvenir à un changement social aux États-Unis ?

Je crois encore à l’autodéfense et à l’autodétermination des Africains et des autres peuples opprimés en Amérique. Je crois à la paix, mais je trouve totalement immoral de brutaliser et d’opprimer des peuples, de commettre un génocide contre un peuple, et ensuite de leur raconter qu’ils n’ont pas le droit de se libérer par les moyens qu’ils jugent nécessaires. Mais pour l’instant la priorité est le réveil des consciences. Bâtir le changement social et la justice sociale signifie que les gens doivent être plus conscients d’une manière générale, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement, et pas seulement sur les questions de race, mais aussi de classe, de sexisme, d’écologie, etc. Les méthodes de 1917 qui consistent à rester debout dans un coin à distribuer des tracts « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous » ne marcheront pas. Nous devons utiliser d’autres moyens de communication. Les vieilles recettes pour atteindre la conscientisation ne fonctionnent plus. Les petits groupes adeptes de Lénine ne réussiront pas. Il nous faut utiliser la vidéo, le son, internet.

Nous devons aussi travailler sur les principes de base pour reconstruire la communauté. Comment pouvez-vous organiser votre communauté si vous n’en avez pas ? Je vis à Cuba, n’est-ce pas ? Nous avons des films américains ici, et j’en ai marre des monstres, c’est la tyrannie des monstres. Les films ne sont plus que peur et monstres. Ils ont même des bébés monstres maintenant. On attend des gens qu’ils vivent dans ce monde d’aliénation et de peur. J’entends dire qu’aux États-Unis les gens ont même peur de se regarder dans les yeux dans la rue. Aucun changement social ne peut advenir si les gens sont autant isolés. Nous devons donc reconstruire un sens de la communauté, cela signifie aller taper aux portes et renouer des liens.

1. NdT : « Moonies » est le surnom donné aux adeptes de l’Unification Church, un mouvement religieux né dans les années 1950 en Corée du Sud. Ce surnom vient du nom de son fondateur Sun Myung Moon.

2. NdT : Le New Jersey Turnpike est une autoroute traversant l’État du New Jersey.

3. NdT : À la fin des années 1980, Cuba réalise près de 80 % de son commerce extérieur avec le bloc de l’Est. Lorsque survient la chute de l’URSS, l’île doit donc faire face à une chute brutale des exportations et importations. Le PIB diminue de 35 %, et l’approvisionnement en électricité devient très insuffisant : c’est le début de la « période spéciale en temps de paix ». Pour faire face à tous ces problèmes et à l’embargo, les dirigeants cubains sont contraints de mettre en place un grand nombre de réformes, notamment la circulation des devises étrangères et l’ouverture du pays au tourisme.

4. NdT : Filiale commune entre deux ou plusieurs entreprises dans le cadre d’une coopération économique internationale. Cette technique financière est un moyen de coopération entre des sociétés qui possèdent des compétences complémentaires ; elle représente un des seuls moyens d’accès des firmes étrangères voulant s’implanter dans les ex-pays communistes.

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