Au vu des routes asphaltées, des chemins de pierre qui relient entre eux les nouveaux quartiers, des immeubles flambant neufs qui ont remplacé les quartiers populaires avec leurs dédales de terre battue et leurs maisons basses ceintes d’euphorbes, comment imaginer que, voici quinze ans, dans les minutes qui suivirent le crash de l’avion qui ramenait le président Habyarimana de Tanzanie, la ville se couvrit de barrières, que des tueurs s’égaillèrent immédiatement à travers la ville en sachant très bien ce qui leur restait à faire ?
Dans cette cité moderne, ambitieuse, dont les quartiers populaires ont été rasés et les habitants transplantés plus loin, au milieu de ces immeubles abritant des banques, des commerces et des bureaux, au vu de ces parterres taillés au ciseau et de ces espaces verts qui ressemblent à des jardins anglais, comment croire que, voici quinze ans, les bennes de la voirie ramassaient les cadavres à la pelle et les déversaient devant l’hôpital, comme des tas d’immondices ? Au vu de ces gens bien habillés, portant tous des chaussures de ville (les nu pieds sont interdits) comment se souvenir de ces tueurs au regard halluciné, ivres de bière, de chanvre et de haine, ceints d’amulettes, qui brandissaient fusils et longues machettes et traquaient, comme du gibier, leurs voisins tutsis débusqués dans les faux plafonds, les fossés et les fourrés de haies vives ?
C’est ici cependant, dans ce décor de carte postale, dans ce mouchoir de poche tropical, que se joua, en avril 1994, la pire des tragédies, le dernier génocide du 20eme siècle.
Le 6 avril à 20h 23, le signal fut donné lorsque l’avion du président fut abattu par deux missiles d’origine toujours inconnue. Dans les heures qui suivirent, de nombreuses personnalités politiques, des Tutsis mais aussi de nombreux Hutus dits modérés parce qu’ils qui s’opposaient aux extrémistes, furent assassinées : le président du Parlement, plusieurs députés, mais surtout le Premier Ministre Agathe Uwilingyimama, une Hutue qui dirigeait le gouvernement de transition dans lequel le Front patriotique rwandais devait occuper plusieurs postes. Elle fut abattue chez elle alors qu’elle s’apprêtait, surmontant sa peur, à se rendre au siège de la radio pour y prononcer un discours et tenter de reprendre la situation en mains. En face de sa maison, qui aujourd’hui comme hier demeure adossée à des bureaux des Nations unies, des Casques bleus belges attendaient. Le lieutenant Thierry Lotin et ses hommes, épuisés par une nuit sans sommeil, avaient pour mission de protéger « Madame Agathe » mais le mandat de l’ONU, soumettant les soldats de la paix à l’autorité rwandaise, leur interdisait de faire usage de leurs armes, de se défendre alors qu’en face des militaires surexcités les prenaient pour cibles et avaient déjà détruit leur véhicule. Dociles, obéissant aux ordres de leurs chefs, Lotin et ses hommes finirent par remettre leurs armes aux Rwandais, par accepter d’être transférés au camp Kigali où leur mise à mort allait se prolonger jusqu’au début de l’après midi. La haine des militaires rwandais avait été exacerbée par la rumeur répercutée par la radio des Mille Collines, selon laquelle les Belges auraient abattu l’avion du président.
Durant ces heures d’agonie, nul ne tenta de porter secours aux commandos belges, pas même leurs supérieurs hiérarchiques directs, le général Dallaire, le colonel Marchal.
Alors que le colonel Bagosora, terré dans le ministère de la Défense reprenait le contrôle de la situation, et qu’un gouvernement intérimaire composé de civils se constituait sous les yeux de l’ambassadeur de France, les tueurs ne tardèrent pas à comprendre le message : si nul n’était intervenu pour empêcher la mort des Belges, ils avaient le champ libre. Personne n’interviendrait pour empêcher le massacre des Tutsis.
Lorsque le 8 avril, les premiers commandos du FPR atteignirent Kigali à marche forcée, la machine à tuer tournait déjà à plein régime. Des commandos belges, français, italiens envoyés en renfort évacuaient les expatriés en passant dans des rues jonchées de cadavres et s’ils embarquaient les chiens des coopérants, ils laissaient au pied de l’avion les couples mixtes, les collaborateurs des diplomates, tous ces Rwandais qui avaient cru que les Nations unies étaient là pour les protéger. Quelques jours plus tard, la Belgique allait d’ailleurs ordonner le retrait de son contingent, laissant le général Dallaire à la tête de quelques 270 hommes totalement impuissants. Le monde avait abandonné le Rwanda.
Trois mois plus tard, les massacres de Tutsis avaient fait un million de morts.
Colette Braeckman
SOURCE : le carnet de Colette Braeckman