Vous m’avez bien comprise : une occidentale, évidemment « éclairée », lit tandis que des mains (sans corps, sans tête, sans cervelle) lui tendent à manger et à boire.
L’argument publicitaire est clair : venez au Maroc, vous n’y verrez pas de sales gueules d’arabes mais vous ne perdrez rien de ce qui vous plaît tant chez eux – leur thé à la menthe, leur pâtisserie et leur sens de l’hospitalité. C’est ça le gagnant-gagnant.
Après La France aux Français, un bonus pour les vacances : le Maroc sans les Marocains.
Je crois qu’on touche le fond quand on apprend qui est le commanditaire de cette campagne publicitaire : l’Etat marocain lui-même par le biais de son office national du tourisme (l’ONMT).
Non seulement, dans le cadre des politiques d’externalisation de la gestion des flux migratoires et de la sous-traitance des violences faites aux migrants, l’Etat marocain (comme l’Algérie ou la Libye) doit aujourd’hui jouer le rôle ingrat de gendarme de l’Europe (à Ceuta et Melilla par exemple) et de ce fait creuser la fracture entre maghrébins et subsahariens (alors que de part et d’autre du Sahara, ils constitueraient les meilleurs alliés au sein d’une lutte anti-impérialiste), mais doit, en plus, assumer une autre externalisation aberrante : celle de la perpétuation de l’imaginaire orientaliste et colonial. La sale besogne, y compris celle-ci, c’est pour notre gueule.
Il est indéniable que cette image est un concentré de l’imaginaire orientaliste et colonial puisqu’elle est entièrement structurée de manière binaire et inégalitaire, avec une distribution des rôles entre blancs et arabes entièrement ordonnée par un certains nombres d’antinomies, haut/bas, centre/périphérie, maître/serviteur, corps/esprit. Tout y est, y compris une certaine langueur qui rallie le visuel de cette pub à un imaginaire hédoniste qui fait de l’Orient la promesse de toutes les voluptés (une jeune femme lascivement étendue, les jambes dénudées).
Ces bras sans corps me font d’ailleurs penser à toutes ces femmes sans têtes qui prolifèrent sur les panneaux publicitaires, pour notamment promouvoir la marque Aubade mais bien d’autres encore.
Plusieurs analystes et militantes féministes ont souligné le message subliminal qui transpire sous ce type d’images : la femme n’est qu’un corps. Si la femme est un corps, le Marocain, lui, est un bras. On ne dit pas « main d’œuvre » par hasard : le bras est la métaphore du travail sous ses formes les plus subordonnées. Si, sur cette image, les bras semblent pouvoir se démultiplier à l’infini et toujours au service du personnage central, on en évitera malgré tout un : le bras armé… Ici, c’est l’arabe rêvé qui est représenté : invisible et asservi.
Celui-là, je ne peux pas me le voir ! C’est bien comme ça qu’on dit quand on déteste quelqu’un ? Unes des plus constantes formes de racisme est bien c’est celle-là : invisibiliser le racisé. Cette image en est une parfaite illustration : tapi sous le lit, glissé sous le tapis ou curieusement fiché au fond d’un vase, on n’a pas trouvé mieux dans le genre ségrégation, surtout en comparaison avec la jeune femme qui, elle, surplombe la scène, allongée sur un lit, représentée de la tête au pied, dans toute son intégrité.
Cette dissimulation et du corps et du visage ferait presque croire à un prolongement jusqu’au-boutiste de la loi du 15 mars 2004 interdisant toute manifestation ostensible d’appartenance religieuse : après le foulard trop islamique, exit le faciès trop basané !
Les annonceurs se disent « Experts du Maroc ». Là aussi, on peut se dire que les mots, comme les images, n’arrivent pas de nulle part : le rapport colonial c’est aussi un rapport de sujet à objet qui se construit dans le prisme d’une fausse scientificité ; le nom même du site promu par cette affiche reproduit un rapport de domination d’un sujet (les experts) vers un objet (le Maroc). Mais ne nous méprenons pas : l’office national marocain du tourisme n’est pas si servile ou, du moins, sa servilité est moins aliénée et plus rusée que ce qu’on pourrait croire de premier abord. L’ONMT sait probablement ce qu’il fait et va, a priori, chercher l’argent là où il se trouve. A trop côtoyer, malgré soi, le dominant, on finit par le connaître. On devient non pas Expert du Maroc mais expert du blanc. Et, on le sait, l’un des ressorts du dominé c’est aussi de retourner le stéréotype, de l’utiliser (puisqu’on ne peut faire autrement que de l’utiliser, il nous est assigné) afin d’en tirer profit.
L’office national marocain du tourisme ne s’approprie pas par hasard l’imagerie orientaliste et coloniale mais en joue clairement pour attirer le client blanc et la cliente blanche.
C’est qu’à ces deux-là, on va leur promettre le paradis sur terre. Qu’est-ce qu’ils veulent ces bons blancs ? Ils demandent pas grand’ chose : faut les voir, onze mois par an, à la botte des grands chefs, sous les ordres des petits chefs, à la solde de leurs créanciers, à la disposition de leurs familles, agissant au gré des obligations du quotidien… Ils ne veulent qu’une chose : un mois, juste un seul, durant lequel ils seront traités comme des dieux parmi les hommes. Et un lieu où leur rêve peut devenir réalité, où ils pourront enfin être servis et être les maîtres (et pour ce faire, il faut être compris : il leur faut donc un pays où ça cause un peu français), un lieu tout de même à la mesure de leurs bourses de français moyens, ils n’en connaissent qu’un seul : la post-colonie !
La vie de rêve ! Et cette vie, elle est d’autant plus rêvée par la femme blanche que, onze mois par an, les bras c’est elle ! C’est notamment pour cette raison qu’au centre de cette publicité c’est une femme et non un homme qui se fait servir. Il s’agit de s’adresser à madame. Chère madame, vous qui passez l’année à ramasser ses chaussettes, à repasser ses chemises, à étendre ses caleçons et à vider son cendrier, nous vous proposons un supplément bonus pour ces vacances, proportionnel au supplément d’asservissement que vous subissez tout au long de l’année. Ce supplément, ce sont ces bras masculins sortis de nulle part. Madame n’y résistera sûrement pas. Que proposer de mieux pour attiser son désir que de se faire servir, une fois n’est pas coutume, par des hommes ?
Au-delà de cette habile intention, on peut s’inquiéter de ce que cela reproduit ou réactive : d’une part la castration symbolique de l’homme indigène en le faisant obéir à des femmes blanches (et cela n’est pas sans rappeler des politiques intentionnelles du temps des colonies), d’autre part la division des luttes puisqu’il s’agit ici d’opposer les intérêts de deux dominés. Tandis qu’on écrase du talon l’indigène, on amadoue la femme blanche en lui donnant son susucre : un mois à la place de l’homme. Et tout ça à peu de frais puisque l’inversion est incomplète : l’homme blanc, lui, ne prend pas la place de la femme.
Une fois de plus le sale boulot, c’est pour notre gueule. Et une fois de plus l’homme blanc s’en tire carrément bien : en plus de déléguer aux indigènes la police des frontières et la perpétuation de l’imaginaire colonial, il leur délègue également le rachat de onze mois de slips sales qui traînent et de chaussettes qui puent, onze mois de poils de barbe au fond du lavabo, onze mois de dentifrice sur le miroir de la salle de bain, onze moins de blagues nulles, de ronflements en pleine nuit et de remarques désobligeantes.
C’est ce qu’on appelle le commerce inéquitable.
Stella Magliani-Belkacem, 28 mars 2008