Une nouvelle génération dans la rue: le régime marocain face à sa jeunesse

Quatorze ans après l’émergence du mouvement du 20 février, sept ans après les soulèvements de la région du Rif et celle de Jerada, c’est au tour d’une nouvelle génération de marocains de battre le pavé contre l’ordre despotique, sécuritaire et postcolonial de la mafiocratie makhzenienne. En effet, dans le sillage de l’insurrection népalaise et dans un contexte national marqué par une inflation galopante, une augmentation sans précédent du taux de chômage des jeunes, le mépris persistant des autorités envers la détresse des victimes du séisme du Haouz, des scandales sanitaires à répétition, une violence policière et sociale accrue contre les segments les plus précarisées et les plus opprimées de la population en préparation des événements sportifs (CAN, CDM) que le Maroc s’apprête à organiser et une répression aveugle du mouvement de solidarité avec la lutte de libération palestinienne, des centaines de milliers de citoyens, essentiellement issus de la Gen Z, investirent les rues des principales villes du pays. Portés par une légitime colère mais aussi par une soif inextinguible de dignité et de justice sociale, ces jeunes, pour la plupart novices dans l’action politique, incarnent aujourd’hui l’émergence d’une subjectivité contestataire de type nouveau, à la fois connectée aux luttes globales et enracinée dans les réalités locales. Une jeunesse qui, par la force des slogans des derniers jours, fait entendre une double révolte : contre les mutilations infligées au corps social depuis des décennies par les contre-réformes néolibérales dictées à un État marocain soumis à l’ordre capitaliste mondial, et contre la dérive autoritaire et policière de ce même régime.

En prenant pour cible la toute-puissance de la rente, la corruption généralisée, et la répression tous azimuts, le mouvement s’attaque, dans les faits, aux fondements mêmes du système-makhzen et s’affirme dès lors, in potentia, comme puissance destituante. D’où la violence que l’on a vu s’abattre sur les manifestants. D’où la vague d’arrestations aussi brutales que loufoques. D’où les intimidations de jeunes activistes en amont des manifestations de la part des caïds, pachas, et autres représentants locaux du régime. D’où également, comme à l’accoutumée, les accusations de trahison, d’allégeance au Polisario, à l’Algérie, à l’Iran, etc. destinées à jeter l’opprobre sur le mouvement mais qui, dans la bouche des relais médiatiques du pouvoir, résonnent comme autant d’aveux d’impuissance face à une révolte qui gronde et qui refuse de se laisser contenir. Car oui, en dépit de ses démonstrations de force sécuritaires, le régime makhzenien, rongé par ses contradictions internes, embourbé dans des scandales politiques relayés par l’ensemble de la presse internationale et asphyxié par une crise économique endémique qui ne fait qu’accroître son impopularité auprès des classes populaires, se trouve au pieds du mur. La poursuite de la normalisation de ses relations diplomatiques avec l’Etat colonial et génocidaire israélien n’arrange pas son affaire : depuis de nombreux mois, les Marocains manifestent assidûment contre le génocide en cours à Gaza et en faveur de l’arrêt des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv.

Cependant, bien qu’affaibli, le système-makhzen arrive à se maintenir en s’appuyant sur un appareil de répression et de capture aux ramifications tentaculaires.

Telle une bête acculée, redoublant de férocité à mesure que le feu de la contestation se transforme en brasier, il ne gouverne plus que par la zerouata. Il appartient par conséquent au mouvement, par son effort constant de déstructuration du système et de déstabilisation du régime, par sa capacité à fédérer autour de lui l’ensemble des forces vives du pays, de lui porter le coup de grâce.

En effet, face à l’isolement d’un régime aux abois, maintenu sous perfusion par les organismes de brigandage impérial (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, etc.), ce moment historique n’est pas seulement le témoignage d’une lassitude populaire : il marque la possibilité réelle d’une désarticulation du commandement makhzenien. La génération qui prend aujourd’hui possession de la rue nous montre, qu’une fois de plus, la lumière nous vient du Sud. Sa lutte excède le terrain strictement national : elle fait écho à la dynamique insurrectionnelle en cours qui, de l’Indonésie au Népal et de Madagascar à la Palestine, ébranle l’ordre impérial et annonce un nouveau Printemps des Peuples. C’est à cette jeunesse, inventive et indocile, manifestation vivante de ce nouveau prolétariat cognitif, cette multitude de « travailleurs précaires, mobiles, flexibles, pauvres, intelligents, aléatoires, radicaux »[1], de « retrouver les chemins ascendants de sa propre libération » (Amilcar Cabral). Face à l’ancien monde qui vacille, elle est désormais appelée à écrire sa propre histoire : celle d’une communauté qui ne se contente plus de survivre, mais qui ose enfin, collectivement, vivre et vaincre.

Jalil Jilali


[1] Cf. Ainsi commença la chute de l’Empire, Antonio Negri, Inventer le commun des hommes.

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