Dimanche
Aujourd’hui dimanche, Thérèse Carton se rend à la réunion de préparation d’un débat public qu’organise un collectif de femmes issues des immigrations post-coloniales. Elle est elle-même membre de ce collectif qu’elle continue, malgré son emploi du temps affreusement chargé, à honorer de sa respectabilité.
Elle arrive pour la réunion longtemps avant tout le monde, comme à son habitude. Elle entre dans la salle de réunion, attend tranquillement assise sur sa chaise, elle n’a rien à faire, elle s’ennuie, elle pianote sur son téléphone portable. Les autres membres du collectif arrivent progressivement, on discute de tout et de rien. Lorsqu’au bout d’une demi-heure, une maman issue des immigrations post-coloniales, membre du collectif, apporte le café sur un plateau qu’elle pose au milieu de la table de réunion, Thérèse Carton s’emporte. Elle explique, en essayant de garder son calme, qu’il n’est pas possible d’accepter que ce soit toujours les mêmes qui préparent le café. Le risque est grand, prévient-elle, de reproduire les rapports de domination raciale qui font que ce sont toujours les mamans issues des immigrations post-coloniales qui servent les autres. Thérèse Carton en appelle à une vigilance de tous les instants, tant au niveau du discours que des postures, et ce d’autant plus que souvent, souligne-t-elle, on reproduit les rapports de domination sans même s’en rendre compte, par un mécanisme qu’on appelle en sociologie « reproduction inconsciente des rapports de domination » mais bref, peu importe… Il faudrait veiller, conclut Thérèse Carton, à davantage de cohérence politique au sein du collectif.
Et Thérèse Carton de pousser un soupir de lassitude : elle répète la même chose à chaque réunion depuis des années, et pourtant rien n’y fait, on reproduit.
Elle aimerait ajouter que le café est beaucoup trop serré, que boire du goudron c’est pareil, que c’est pourtant pas bien compliqué de doser dans la cafetière le volume de café moulu par rapport au volume d’eau. Mais elle se ravise et finalement ne dit rien, là encore, par souci de ne pas reproduire les rapports de domination. Elle se contente de grimacer à chaque fois qu’elle boit une gorgée de son café. Ainsi elle fait subtilement passer le message aux mamans, pour la prochaine fois, tout en évitant de reproduire les rapports de domination.
Les rapports de domination, c’est important, on en parle beaucoup au sein du collectif. Thérèse Carton a tout fait pour que ce ne soit pas un sujet tabou, car même si le collectif est construit sur la base d’une sororité exceptionnelle, il est indéniable que tous les espaces sociaux sont traversés par des rapports de domination, notamment entre blanches et non-blanches. Car oui, Thérèse Carton n’a aucun problème à le dire et à l’assumer politiquement : elle est blanche! Non seulement elle assume, mais bien souvent c’est elle qui se retrouve à devoir expliquer aux femmes immigrées qu’elles n’ont pas à avoir peur de dire « blancs » et « blanches », que l’euphémisation des rapports raciaux ne fait qu’amplifier leur condition de racisées. Alors évidemment, quand elle leur explique le concept de « blanchité » et le concept de « blanchitude » (et les différences fondamentales entre les deux), Thérèse Carton adopte vis-à-vis des immigrées un discours accessible, sans condescendance mais avec des mots simples. Surtout, elle fait très attention à ne pas leur tenir un discours qui serait trop radical politiquement : il n’est pas question pour Thérèse Carton de traumatiser les immigrées (qui souvent vivent dans le déni, ayant complètement intériorisé leur condition de dominées), mais bien plutôt d’être vis-à-vis d’elles dans la pédagogie et l’échange.
Avant que ne commence véritablement la réunion, Thérèse Carton discute un peu avec les unes et les autres, parce que rien ne presse, c’est dimanche et on a le temps. Si Thérèse Carton, très pudique, ne parle jamais de sa vie privée, en revanche, elle est très à l’écoute des mamans issues des immigrations post-coloniales. Elle s’intéresse beaucoup à leurs petits problèmes familiaux, leurs soucis au travail, leur pratique religieuse, leur sexualité (entre femmes on peut se permettre, il n’y a pas de pudeur à avoir), leurs colères. Tout ça la passionne tellement Thérèse Carton, qu’elle ne peut s’empêcher quand les mamans racontent leur vie de mamans, de prendre des notes, notes qu’elle annote quand les mamans vont plus loin dans l’analyse. C’est d’ailleurs à ça qu’on la reconnaît Thérèse Carton, la tête dans son bloc-notes, le stylo à la main, elle est tout oreilles, tout l’intéresse. Quand on s’en étonne, Thérèse Carton répond que ces notes et annotations de notes, c’est juste comme ça, c’est pour elle, pour se rappeler.
La réunion démarre. Thérèse Carton, bouleversante d’humilité, s’impose un silence religieux quand les mamans musulmanes parlent. Et si en plus la maman-qui-parle porte un foulard, Thérèse Carton ne bouge plus, c’est très spectaculaire, son corps se fige littéralement.
Parce que lors des réunions, c’est fondamental, on doit laisser les mamans musulmanes parler aussi longtemps que ça peut leur faire plaisir.
Si Thérèse Carton a adopté cette posture (posture dite « des trois singes »), c’est que rien ne lui fait plus horreur que le maternalisme. Petite fille déjà, le maternalisme la faisait vomir. Elle a toujours milité contre ça, elle a entre autres participé, avec d’autres soeurs de lutte des musulmanes, au livre « De l’urgence de rompre vite avec le maternalisme ! ».
Le silence religieux de Thérèse Carton, que l’on peut se risquer à qualifier de silence « politique », quiconque peut venir témoigner qu’elle le garde obstinément, même quand les mamans parlent pour ne rien dire, même quand elles disent n’importe quoi. Ici, on ne confisque pas la parole des premières concernées, et personne ne pourra venir dire le contraire.
Malheureusement, l’heure tourne. Un silence religieux en soi c’est très bien, mais tous les silences mis bout à bout, ça fait beaucoup de temps morts l’air de rien. Du coup, tout ce qui était prévu à l’ordre du jour n’a pu être sérieusement abordé, et là on n’a plus le temps.
Heureusement, grâce à Thérèse Carton, le collectif va tout de même réussir à se mettre d’accord sur l’essentiel : les modalités d’organisation pour faire garder, lors du débat public, les enfants issus des mamans issues des immigrations post-coloniales, avec une série de modalités spéciales pour la garde des enfants très turbulents.
Pour ce qui concerne les points de détail de l’ordre du jour, à savoir le choix des mots d’ordre, le choix des intervenants, le rapport aux élus, le rapport aux médias et les suites politiques à donner à l’événement, même s’ils n’ont pas été sérieusement discutés, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. On fera au plus simple, Thérèse Carton a le numéro de téléphone de toutes les mamans du collectif. Après quelques coups de fil demain soir, ces dernières bricoles seront réglées. C’est incroyable ce qu’on peut gagner en temps et en efficacité quand on ne se sent pas tenu de respecter toutes les formalités procédurales, nécessaires en théorie, mais qui alourdissent inutilement la prise de décision quand on est dans l’urgence. Et puis au moins au téléphone, c’est plus centralisé, sinon on n’avancera jamais.
La réunion manque à plusieurs reprises d’être relancée sur les points de détail de l’ordre du jour. C’est courant dans le milieu militant cette manie de vouloir tourner en rond. Mais il est très tard et on n’a vraiment plus le temps pour les débats stériles. A la maman en foulard chargée de présider seule la réunion (non-reproduction des rapports de domination / cohérence politique), Thérèse Carton fait un geste discret pour lui demander de siffler la fin, elle est pressée, elle travaille demain, elle commence très tôt.
La réunion prend fin, on fixe la prochaine réunion de famille à dans quinze jours. Thérèse Carton embrasse ses soeurs musulmanes très chaleureusement, comme jamais elle n’a embrassé ses vraies soeurs, et c’est absolument magnifique à voir, tout un symbole.
Avant de partir, Thérèse Carton reste discuter deux minutes dehors avec ses deux soeurs musulmanes préférées, pour refaire le point vite fait, et au bout d’une heure et demi, elle y va parce que là vraiment elle doit y aller, elle a un train pour Lyon demain matin à 7h.
Personne ne sait exactement dans quel domaine travaille Thérèse Carton. Evidemment tout le monde la connait dans le milieu militant puisqu’elle fait partie des blancs qu’on voit le plus dans les couloirs de l’immigration. Mais personne ne sait comment elle gagne sa vie. En fait personne ne lui pose la question, surtout par respect, le respect de la vie privée de Thérèse Carton, soeur de lutte tellement désintéressée, tellement bénévole, qu’on ne va pas commencer à l’embêter avec tout ça.
Lundi
Aujourd’hui lundi, Thérèse Carton, consultante, est à Lyon.
Elle est venue animer une réunion de formation sur « les politiques de lutte contre les discriminations en direction des femmes immigrées ».
Cette réunion s’inscrit dans le cadre d’un projet co-piloté par plusieurs services de l’Etat et des collectivités territoriales de la région lyonnaise, projet qui a comme objectif la gestion des femmes immigrées sur le territoire régional.
Thérèse Carton (pour le compte de TIPPI-Conseil, son cabinet de consultants basé à Paris) travaille sur ce projet avec acharnement depuis bientôt deux ans. Elle y travaille au titre d’experte en femme immigrée. Car grâce à ses travaux de sociologue, Thérèse Carton connait parfaitement la femme immigrée : son rapport aux institutions, son rapport à l’islam, son rapport au travail, son rapport au corps, sa sexualité, son rapport à la famille…
L’expertise de Thérèse Carton jouit d’une grande reconnaissance de la part des institutions publiques, en quête de connaissances précises sur le fonctionnement de ce type de populations. Elle fait d’ailleurs partie des consultants-chercheurs les plus en vue sur le marché de la gestion de l’immigration. Thérèse Carton est très demandée par les pouvoirs publics, elle gagne bien sa vie, elle n’a pas à se plaindre.
Thérèse Carton entre dans la salle de réunion. Les tables y sont disposées en U, avec dans la partie droite de la salle, côté radiateur, les acteurs institutionnels, et pour décorer la partie gauche de la salle, côté courants d’air, les acteurs associatifs. Thérèse Carton vient serrer la main des différents acteurs, s’attardant plutôt du côté du radiateur, elle salue longuement Monsieur le Directeur régional, elle salue longuement Madame la Déléguée du Préfet.
Thérèse Carton propose de commencer par dresser un panorama des approches conceptuelles pour mieux appréhender la question des discriminations subies par les femmes immigrées.
Dès que Thérèse Carton prend la parole, un silence religieux s’installe dans le public. Elle a une voix assurée, une voix qui porte, on sent tout de suite qu’elle maitrise son sujet.
Thérèse Carton s’appuie essentiellement sur ses travaux de sociologue pour expliquer que dorénavant, pour parler des discriminations multifactorielles, on doit adopter une approche radicale en terme d’ « intersectionnalité » ou une approche radicale en terme de « multidimentionnalité ».
Parmi les acteurs institutionnels, un homme blanc en cravate bleue lève la main. Il souhaite poser une question, question qui en vérité brûle les lèvres de tout le côté radiateur. L’air très intéressé, la cravate bleue demande quelle approche est, selon Thérèse Carton, la plus pertinente aujourd’hui pour appréhender au mieux les discriminations subies par les femmes immigrées, la multidimentionnalité ou l’intersectionnalité.
Thérèse Carton répond que l’approche multidimentionnelle, tout en s’inscrivant dans l’approche intersectionnelle, introduit dans l’analyse des rapports sociaux de domination le cadre macro-social, et dans cette perspective, prend en compte l’instance matérielle des différents rapports sociaux dans l’ensemble de leurs … La cravate bleue interrompt Thérèse Carton, elle insiste, elle veut savoir, de manière plus claire si possible, laquelle des deux approches est la mieux.
Thérèse Carton finit par trancher : c’est la multidimentionnalité.
Et la cravate bleue et tous les acteurs institutionnels de noter dans leurs cahiers : « multidim. mx que intersect. ». Demain ils actualiseront leurs alertes google en remplaçant « intersectionnalité » par « multidimentionnalité », en espérant que le concept remplaçant aura autant de succès dans les appels à projet européens que le concept remplacé.
Les acteurs institutionnels sont très satisfaits, ce panorama sur les violences conceptuelles que subissent conceptuellement les femmes immigrées est très intéressant, très utile.
Côté courants d’air, parmi les acteurs associatifs, une femme immigrée. Elle est là mais elle est loin, elle n’écoute pas ce que dit la consultante, en fait elle s’en fout de ce que dit la clocharde, elle prépare ses vacances, elle liste mentalement les trucs qu’elle a à acheter avant son départ pour le Maroc vendredi. A un moment, la consultante parle de « la théorie du point de vue situé », ce qui sort l’immigrée de sa liste du bled et lui fait tendre l’oreille. La consultante explique que conceptuellement, les femmes racisées sont les plus légitimes pour produire les connaissances les concernant, et pour exploiter cette production. L’immigrée, pour que s’arrêtent les coups de marteau dans son crâne à chaque fois que la consultante répète « point de vue situé » en la regardant vaguement, a envie de se lever, d’attraper la tête de la consultante et de la trancher sec à la hache. L’immigrée s’y voit déjà mais tout de suite, lucide, elle se dit que trancher la tête de la seule consultante ne réglera pas grand-chose, que c’est un détail par rapport aux vrais problèmes, c’est juste un petit maillon, c’est rien du tout. En même temps, elle pense au soulagement et à la sérénité que le spectacle de la tête tranchée de ce porc roulant à travers la salle de réunion lui procurerait, elle s’imagine en train de shooter dedans contre le mur. Après quelques minutes de ce débat intérieur, elle finit par se dire que de toute façon elle n’a pas le droit de trancher des têtes, que donc le débat est clos, qu’il faut qu’elle apprenne à mieux supporter le marteau c’est tout. Elle regarde sa montre, 10h53 seulement, il y en a encore pour 1h37 de cette réunion de merde, et encore si ça finit à l’heure. L’immigrée retourne dans sa liste.
Thérèse Carton poursuit son intervention face à un public visiblement captivé. La première partie de la réunion ayant été très conceptuelle, Thérèse Carton propose de consacrer la deuxième partie à davantage de concret. Elle va tenter de dégager les « bonnes pratiques » à adopter lorsqu’on met en oeuvre une action en direction des femmes immigrées. Pour cela, elle s’appuiera sur son analyse des actions menées sur la région lyonnaise ces deux dernières années.
Les actions que s’apprête à analyser Thérèse Carton pourraient être appréhendées d’un point de vue politique dans la mesure où elles sont toutes sans exception fondamentalement racistes. Mais Thérèse Carton ne souhaite pas prendre en compte cette dimension très subjective et très idéologique de la question, elle n’est pas ici pour jouer à la militante, elle est ici en tant que professionnelle, en tant que consultante reconnue. Thérèse Carton préfère analyser la « méthodologie » des actions, en se concentrant sur l’aspect technique, pour que son analyse soit parfaitement objective et neutre politiquement.
Elle expose sa brillante analyse pendant un peu plus de deux heures. Elle parle de diagnostic territorial, de projet-laboratoire, d’échantillonnage, elle distingue les panels, le panel 1, le panel 2, le panel 3, elle confronte avec le panel témoin, elle parle de zonage, elle parle des échéances, à T1, à T2, à T3, elle qualifie d’expérimental, elle parle des critères de faisabilité, elle interroge l’opérationnalité, elle qualifie d’innovant, elle parle des critères d’évaluation, des résultats de l’expérimentation, elle conclut sur les critères de transferabilité.
Les acteurs institutionnels sont très satisfaits, c’est très important de mieux comprendre la méthodologie des actions racistes qu’on a soutenues et qu’on va continuer à soutenir.
Il est bientôt 13h, la réunion se termine avec une demi-heure de retard, mais tout le monde est resté jusqu’au bout (sauf une femme immigrée qui devait absolument partir à 12h30 précises, ça avait l’air très urgent). On remercie Thérèse Carton, qui vient saluer les participants, s’attardant à nouveau côté radiateur, elle salue longuement Monsieur le Directeur régional, elle salue longuement Madame la Déléguée du Préfet. On se dit qu’il y a encore beaucoup de travail, que tout ne va pas se faire du jour au lendemain, mais qu’il ne faut pas désespérer, c’est important, au contraire, c’est important tout ça.
Il est prévu que Thérèse Carton prenne en charge la prochaine étape qui sera l’accompagnement des acteurs en matière de lutte contre les discriminations, cette fois au sein même des institutions, car aucun changement n’aura lieu si les règles et les pratiques qui sont au coeur du système n’évoluent pas. Nouveau gros projet, nouveau gros budget. Le combat de Thérèse Carton continue.