Nous publions aujourd’hui une traduction, réalisée avec l’autorisation de l’auteur, d’un article de la chercheuse Atiya Husain publié en Juin 2020, où elle défend l’abolition de la notion de terrorisme et de tous les appareils qui y sont associés. Comme elle le rappelait déjà dans un entretien accordé au PIR en Janvier dernier, la lutte contre le «terrorisme» est au cœur des dispositifs racistes pesant sur la vie des musulmans et des non-blancs en général. À ce titre, l’abolition de l’antiterrorisme doit être une revendication centrale des organisations se réclamant du mouvement décolonial.
Ces dernières semaines, les États-Unis ont connu un soulèvement national réclamant des changements. L’abolition de la police et des prisons est devenue alors l’une des revendications principales des manifestants. Les abolitionnistes contemporains considèrent qu’ils poursuivent la lutte inachevée visant à mettre fin à l’esclavage racial. Ruth Wilson Gilmore, l’une des abolitionnistes contemporaines les plus influentes, affirme que les prisons sont devenues la solution attrape-tout à tout problème politique : la dissidence politique, les violences interpersonnelles, les personnes et les terres rendues superflues par le capitalisme — tout cela et bien plus encore est « résolu » en construisant et en remplissant des cages. Aussi, pour abolir les prisons et le maintien de l’ordre, comme l’affirment Gilmore et d’autres, nous devons créer une culture avec un ensemble solide de solutions aux crises du logement, de la sécurité, de la santé, de l’éducation et du chômage.
Dans leur effort pour affirmer leur opposition aux manifestants et à leurs revendications, le président Donald Trump et le procureur général William Barr ont désigné le mouvement Antifa comme une organisation terroriste. On ne sait pas si, ce faisant, ils ont compris ce que signifie Antifa (un terme générique pour désigner l’activisme antifasciste) ou quel est son lien avec les manifestations en cours. Mais leurs actions attirent l’attention sur le fait que l’incarcération et l’anti-terrorisme sont deux armes du même appareil d’État. Cela apparait d’autant plus clairement lorsqu’on voit la police attaquer des citoyens avec des armes militaires originellement destinées à la guerre contre le terrorisme, utilisant souvent des techniques de guerre anti-terroristes apprises auprès des Forces de Défense d’Israël et d’autres formations contre-insurrectionnelles à l’étranger.
Ceci suggère que l’abolition peut être une perspective convaincante pour le terrorisme également, comme alternative aux approches libérales et conservatrices classiques. Pour les conservateurs, le terrorisme fait généralement référence à une violence politique non-étatique — venant principalement de la gauche et des personnes de couleur — qui doit être écrasée de tout son poids par l’État. Les libéraux sont en grande partie d’accord avec cette définition, mais ajoutent que la violence commise par les suprémacistes blancs et d’autres extrémistes de droite devrait également être considérée comme terroriste. Dans ces lectures tant conservatrices que libérales, il est impossible de concevoir l’abolition du concept et de l’infrastructure de l’anti-terrorisme.
L’abolition offre une troisième option, une voie vers la protection contre la violence étatique et non-étatique en nous permettant de poser une question interdite : qu’est-ce qui rend le terroriste mauvais, initialement ? De là, nous pouvons générer de nouvelles possibilités que les approches conservatrices et libérales conventionnelles écartent toutes deux.
Pendant une grande partie de son histoire au XXe siècle, l’abolition était synonyme de terrorisme aux yeux de l’État. Pendant la Guerre froide et dans les années 1960 et 1970, toute une série de luttes de libération, dont le communisme et l’anti-colonialisme, étaient désignées comme terroristes. Pour l’empire américain, combattre le communisme à l’étranger impliquait de garder un œil attentif sur les luttes asiatiques et africaines visant à expulser les colons européens. Que se passerait-il, craignaient les États-Unis, si les nations nouvellement décolonisées se tournaient vers le communisme, comme l’avait fait Cuba ? C’est ainsi que les États-Unis ont prêché leur évangile de la liberté tout en écrasant les luttes des peuples colonisés pour cette dernière. La résistance palestinienne à l’occupation israélienne a longtemps servi de définition canonique au « terrorisme ». Dans le même temps, les terroristes intérieurs comprenaient également des acteurs anticolonialistes, en particulier les Portoricains en lutte pour l’indépendance et les organisations du Pouvoir Noir. Les Black Panthers étaient qualifiés de terroristes à la fin des années 1960 et dans les années 1970, et nombre d’entre eux continuent d’être des prisonniers politiques, même durant la pandémie globale actuelle. En 1985, la police locale à Philadelphie a utilisé le terme de terroriste pour désigner l’organisation noire MOVE avant de bombarder son quartier général, tuant cinq enfants. Et depuis 2013, Assata Shakur, membre de la Black Liberation Army et du Black Panther Party, figure sur la liste établie par le FBI des terroristes les plus recherchés. En bref, le concept contemporain de terrorisme est né des politiques contre-insurrectionnelles tournées contre les luttes anticoloniales, antiracistes et anticapitalistes, qu’elles aient ou non réellement blessé ou tué des gens. Joseph Dibbee et le Earth Liberation Front et le Animal Liberation Front, par exemple, ont été identifiés comme terroristes même si l’État ne les a jamais accusés de nuire à qui que ce soit.
De plus, de nombreuses questions intérieures préoccupant les abolitionnistes — allant de l’inaction nationale au sujet du changement climatique aux effrayantes aspirations politiques d’Amazon, en passant par l’enlèvement d’enfants migrants par l’État — se formulent dans le cadre que l’anti-terrorisme a bâti. Par exemple, les habitants de la Nouvelle-Orléans qui ont survécu à l’ouragan Katrina se sont retrouvés face à la société militaire privée Blackwater — de l’infamie de la guerre d’Irak — qui avait été embauchée afin de patrouiller dans les rues de la ville et de surveiller les survivants, décrits par l’Army Times comme des « insurgés ». Après 2001, la Federal Emergency Management Agency (FEMA), responsable en grande partie de la mauvaise gestion de l’après-Katrina, est passée du statut d’organisme indépendant à celui d’organisme relevant du Département de la Sécurité intérieure, nouvellement créé, qui gère une grande part des ressources destinées à la lutte contre le terrorisme. L’État continue de développer et de bureaucratiser l’anti-terrorisme. La création de la section de dénaturalisation du Département de la Justice a été annoncée le 26 février 2020 ; cette section du bureau de l’immigration du Département retire leurs droits aux citoyens naturalisés afin de « punir les terroristes, criminels de guerre, délinquants sexuels et fraudeurs qui ont obtenu illégalement leur naturalisation ». Ce ne sont là que quelques-uns des nombreux exemples de la manière dont la restructuration fédérale organisée autour de l’anti-terrorisme a aggravé la vie des personnes pauvres et de couleur.
Aujourd’hui, il est possible pour l’État d’infliger n’importe quel degré de violence à ceux qu’il qualifie de terroristes. Le pouvoir et la valeur de cette qualification pour justifier la violence étatique viennent de ses significations raciales sédimentées depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à nos jours.
Depuis 2001, le terroriste en est venu à être imaginé presque exclusivement comme un musulman ou un Arabe. Cette minorité mal définie est devenue le sujet national de la guerre contre le terrorisme et est sujette à ses dispositifs, incluant la détention indéfinie, la liste d’interdiction de vol, les extraditions extraordinaires et les exécutions extrajudiciaires. Par exemple, en 2011, le président Barack Obama a ordonné une frappe de drone ciblée pour tuer Abdulrahman Al-Awlaki, seize ans, citoyen américain de naissance, alors qu’il était au Yémen. Avant cet acte de violence étatique préventive, l’adolescent n’a pas été inculpé — ni même suspecté — d’avoir commis ou soutenu le moindre acte terroriste. Mais son père, Anwar Al-Awlaki, avait été accusé d’avoir fourni un soutien matériel à des terroristes et tué deux semaines plus tôt par une frappe de drone ciblée. Le jeune Al-Awlaki a été le deuxième cas (après son père) de meurtre extrajudiciaire d’un citoyen américain via une frappe de drone. La violence contre les enfants est une pratique commune dans le cadre que l’anti-terrorisme a bâti : l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) a également été une création du Département de la Sécurité intérieure post-11 septembre, les enfants migrants maltraités et laissés pour morts en détention aux États-Unis aujourd’hui sont donc également victimes de l’investissement déchaîné de ressources et d’énergie dans la lutte contre le terrorisme.
Émergent de plus en plus d’appels à l’État, provenant de la gauche, pour classer le Ku Klux Klan (KKK) comme organisation terroriste, renouvelés quand un membre du KKK a foncé avec sa voiture dans une foule de manifestants devant la statue de Robert E. Lee à Richmond le 7 juin 2020. Mais cet appel est malavisé. Pour résoudre le problème, nous n’avons pas besoin d’un droit de regard sur ce qui est classé comme terroriste ; nous devons supprimer complètement la catégorie même de terrorisme. Cette catégorie ne peut pas être sauvée parce que ce qui lui donne son sens, ce sont ses connotations raciales, même lorsqu’elle est utilisée pour désigner les suprémacistes blancs. Loin d’être un mot neutre, signifiant simplement « très, très méchant », le terrorisme est un concept profondément racialisé. C’est en raison de ces significations raciales que le mot a plus de force que l’expression « suprématie blanche », par exemple.
Les arguments libéraux cherchant à contester la violence des pratiques anti-terroristes et le stigmate attaché à l’étiquette de terrorisme mettront l’accent sur ce qu’ils pensent être de l’hypocrisie : si un homme blanc et un homme à la peau sombre font la même chose, celle-ci sera décrite comme une aberration individuelle due à une maladie mentale chez le premier, tandis que le second sera vu comme un terroriste. La dénonciation d’une hypocrisie ici est non seulement insuffisante pour affronter ce problème mais est également erronée. L’antiterrorisme est un principe directeur pour délimiter et gérer les populations problématiques aux niveaux national et international. Ce n’est pas une étiquette raciste née par inadvertance qui peut être décollée des hommes à la peau sombre et collée sur les hommes blancs. Au contraire, l’histoire et la signification raciale du concept sont constitutives du terrorisme. Le terroriste est un autre racial, épistémique, idéologique et matériel.
En qualifiant les antifas de terroristes, le président et le procureur général ont cherché à utiliser ce pouvoir du terrorisme en tant qu’étiquette rendant nulle toute critique du soit-disant terroriste. Être qualifié de terroriste, par définition, c’est voir ses idées politiques n’exister qu’en dehors du cadre du discours acceptable et de la manifestation légale. Ainsi, non seulement le terroriste peut disparaître en tant que personne, mais également sa politique elle-même.
Changer le sens du mot « terroriste » nécessiterait que nous démantelions l’infrastructure globale construite autour de la lutte contre le terrorisme — un objectif véritablement abolitionniste. Si nous voulons qualifier la violence suprémaciste blanche de « terrorisme » dans le cadre d’une stratégie efficace visant à la stopper, le mot doit perdre toutes les significations raciales qui lui confèrent initialement une valeur rhétorique.
L’abolition, souvent caricaturée comme une solution extrême, est au contraire peut-être le moins violent de tous les remèdes potentiels à l’État carcéral et son anti-terrorisme, parce qu’elle appréhende le problème à sa racine et ne se limite pas à des remèdes partiels qui ne font que le reproduire. Les approches conservatrices et libérales, quant à elles, ramifient les problèmes qu’elles prétendent stopper. Par exemple, l’anti-terrorisme repose largement sur le fait de contraindre les informateurs à piéger des personnes dans de faux complots terroristes, généralement en échange d’argent ou pour éviter une peine de prison. Parmi les divers cas, citons un adolescent musulman bangladais qui était sous les ordres du Département de police de New York pour « créer et capturer » des personnes suspectées d’activités terroristes afin d’éviter une inculpation liée à la drogue, ou dans l’affaire des Newburgh Four, un gérant de station-service musulman pakistanais qui a servi d’informateur pour éviter de se faire expulser, et bien d’autres encore : il y a eu pas moins de 580 poursuites pour terrorisme entre 2001 et 2015, et 317 de ces affaires impliquaient un informateur. C’est l’une des manières par lesquelles l’anti-terrorisme produit directement le problème même qu’il prétend stopper, c’est-à-dire en taisant le fait que la guerre, le colonialisme, la dépossession et d’autres moyens de répression produisent plus de violence.
À ceux qui confieraient néanmoins la gestion de leur sécurité à la police et aux agents de la contre-insurrection, les abolitionnistes demandent : mais sommes-nous en sécurité maintenant ? Nous sentons-nous en sécurité entourés par les prisons, par la police et par les mesures policières et anti-terroristes préventives ? En réponse à cette question, beaucoup ressentent un non viscéral, qui nous dit non seulement que nous devons nous battre pour un monde différent, mais également que nous sommes prêts pour lui.
Atiya Husain
Traduit de l’anglais par Rdr Cahen