Entretien réalisé le 3 août 2024 à Mohammedia avec Samia Moucharik
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Dans un passage liminaire qui ne peut être restitué ici, Sion Assidon juge historique le moment que traverse l’ensemble du peuple palestinien depuis octobre 2023, au sens où il constitue une rupture fondamentale. La Palestine a retrouvé sa place centrale sur la scène politique, non seulement régionale, mais également mondiale. Il se propose de saisir l’état des forces du mouvement marocain de soutien à la Palestine dans cette nouvelle séquence, qui a pris le nom de Tufan Al-Aqsa, en revenant sur une rupture cruciale, intervenue trois ans auparavant, provoquée par l’intensification de la collaboration de l’Etat marocain avec l’Etat colonial d’Israël, dans le cadre desdits « Accords d’Abraham ».
La rupture précédente concernant le Maroc : lesdits Accords d’Abraham
Pour saisir justement les enjeux qui traversent actuellement le mouvement de soutien à la Palestine au Maroc, il est nécessaire de revenir sur les fractures occasionnées par la signature de ces fameux accords. Elles ont été dictées par la proximité organique et/ou idéologique avec le Parti de la Justice et du Développement (PJD), le parti même qui a signé de sa main les accords, au nom du gouvernement qu’il dirigeait alors. Ainsi, la Coalition marocaine pour la Palestine et de lutte contre la normalisation (Coalition) qui existait jusque-là, composée de partis, de syndicats et d’associations, a périclité sur l’exigence faite de dénoncer la signature des accords en échange de la mention de la question du Sahara occidental, revêtant un caractère clivant au sein de la Coalition.
Dès lors que le régime a annoncé en grande pompe la signature des Accords d’Abraham, tous les canaux de propagande ont déversé l’idée selon laquelle ils avaient été conclus en vue de renforcer la position politique du Maroc concernant le Sahara. C’est au nom de cette équation que le PJD a commis l’erreur politique monumentale d’accepter d’être l’instrument de cette opération politico-militaire. Il faut bien reconnaître que cette propagande a reçu un certain écho auprès de franges de l’opinion publique marocaine. La première initiative lancée pour marquer notre protestation a été d’appeler à un rassemblement en décembre 2020. Elle s’est heurtée à un quadrillage absolument incroyable de la ville de Rabat, assuré par des milliers de membres des forces de l’ordre, y compris de la gare à proximité, empêchant tous les voyageurs de descendre de leur train. Seulement trois personnes[1] ont pu passer à travers les filets pour débuter une marche de protestation improvisée, alors que nous avions appelé à un sit-in. Les responsables des forces ont exercé une énorme pression sur les personnes présentes afin qu’elles évacuent les lieux. Tandis qu’ils étaient poussés par les policiers qui ne voulaient pas moins que leur retirer leur keffieh, les trois manifestants ont commencé à marcher majestueusement, le tout sous les yeux de la presse et des caméras.
La création du Front de soutien à la Palestine et contre la normalisation
A la suite de cette première manifestation, s’est tenue une réunion de la Coalition qui a servi de clarification dans la mesure où les organisations qui avaient souscrit aux Accords d’Abraham n’y sont pas venues. La création d’une nouvelle structure a nécessité du temps, notamment celui de la mise en place d’une plateforme, dont était justement dépourvue la Coalition, qui relevait, quant à elle, davantage d’une adhésion spontanée. Dans ce texte de référence clair, figure la condamnation des Accords d’Abraham comme condition sine qua non à l’adhésion. C’est donc sur ses décombres qu’a vu le jour une structure plus pérenne et plus homogène en terme idéologique concernant la Palestine. Il est possible d’admettre l’existence d’une certaine « positivité » à ces accords d’Abraham en ce qu’ils ont permis une clarification et une plus grande homogénéité du mouvement de soutien à la Palestine au Maroc, et cela par le biais de lignes de démarcation tranchées.
La création du Front de soutien à la Palestine et contre la normalisation a nécessité un grand nombre de réunions, qui se sont tenues entre décembre 2020 et février 2021, en vue d’établir la plateforme qui a été signée par une quinzaine d’instances. Elle se constitue, outre des associations de soutien à la Palestine, comme le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) Maroc, d’une myriade d’associations de droits humains qui y ont adhéré séparément, à l’instar de l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH), ou au sein de la Coalition marocaine des associations de droits de l’Homme, au nombre de 21. Les tendances politiques représentées sont, parmi d’autres, ladite « Nouvelle gauche », comme La Voie démocratique qui revendique une filiation avec Ila Al Amame, la Fédération de la Gauche Démocratique, le Parti Socialiste Unifié, et les tendances islamistes autour de Al Adl Wal Ihsane, (Justice et Bienfaisance) et les associations qui lui sont liées. Parmi les syndicats, la Confédération Démocratique du Travail (CDT) ainsi qu’un certain nombre de syndicats, notamment de l’agriculture et de l’enseignement. C’est ainsi qu’est né le Front marocain de soutien à la Palestine et contre la normalisation (Front). S’ajoute la création de sections locales afin de mieux agir à l’échelle d’une ville. Le choix du nom a été mûrement réfléchi. Le mot retenu en arabe et traduit dans le nom officiel par « soutien » s’écarte résolument de celui de « solidarité », qui suppose une certaine extériorité, tandis que « soutien » se veut de nature mutuelle. Pour ma part, ma préférence va pour le mot en français d’« appui ». En définitive, nous nous considérons appartenir au même camp, et de ce fait, nous sommes concernés au premier chef par ce qui arrive à l’un de nous. Nous ne sommes pas des Latino-Américains ni des Asiatiques, mais nous appartenons à ce que nous nommons depuis longtemps les « Peuples arabes et maghrébins » – tout en étant de l’Afrique, avec cette position particulière à ne pas oublier. Il s’agit de respecter l’importance accordée dans notre région à l’identité amazigh, tout en tenant compte du fait que les gens et les peuples y affirment leur identité également par leur soutien à la Palestine. Quant à moi, j’utilise la dénomination conjointe de « Machrek » et de « Maghreb » car elle réaffirme le partage du destin historique entre les « Peuples du Machrek et du Maghreb », et cela, sans tracer de ligne de démarcation. Je préfère parler d’un destin historique commun à l’ensemble de ces peuples, qui se signale incontestablement lorsqu’ils se lèvent comme un seul homme dès qu’il est question de Palestine. Je me répète : à mes yeux, la Palestine est la principale expression de l’affirmation de ce destin commun.
Quant à la mention de la « normalisation » dans le nom que nous nous sommes choisi, elle permet d’insister sur le point qu’il ne s’agit pas d’une simple opposition à son existence, mais qu’elle fait bien l’objet de notre part d’une véritable lutte en vue de l’abattre. Le Front a alors affronté ce que nous avons nommé un « Tsunami de la normalisation » tant nous étions submergés par le nombre ahurissant d’initiatives et d’accords de coopération contractés entre les autorités marocaines et l’entité sioniste. Et cela sur tous les plans, comme par exemple, des accords de coopération universitaire ou relative à la navigation aérienne. A quoi il faut ajouter les visites quotidiennes fortement médiatisées de la part de responsables d’entreprises privées, de représentants d’associations patronales ou de ministres, dont celle du ministre de la Défense venu signer un accord de coopération militaire en novembre 2021. A ma connaissance, cet accord est un cas quasi unique parmi les pays arabes. Il n’en existe pas d’équivalent avec l’Egypte ni la Jordanie. Quant aux Emirats arabes unis, je juge que les enjeux historiques et politiques sont d’un tout autre acabit, bien moindre, tant cette principauté politique, créée par le colonialisme, est artificielle. Par ailleurs et surtout, cet accord est d’une extrême gravité car il promeut une industrie militaire marocaine reposant sur le renfort de l’industrie militaire de l’Occupation, et donc sur la dépendance à son égard. La traduction éclatante de cet accord se manifeste notamment par l’atterrissage d’avions et l’accostage de bateaux militaires au Maroc. Face à ce « Tsunami », nous étions constamment en train d’émettre des communiqués et d’organiser des rendez-vous nationaux. Nous avons pu également compter sur la mise en place d’actions baptisées « Journées nationales ». Leur principe est de décentraliser les manifestations organisées alors par les sections locales, pour des raisons d’efficacité car il n’est pas toujours aisé, pour un grand nombre, de se déplacer à Rabat ou à Casablanca, en vue de grossir les rangs d’une manifestation nationale, sauf en cas d’événement majeur seul à même de mobiliser massivement. A ce titre, la « Journée nationale » représente une forme de lutte qui a toute son importance.
Jusqu’à Tufan Al-Aqsa, nous avons organisé pas loin d’une douzaine de « Journées nationales » qui ont eu lieu le même jour et la même heure. Elles n’ont pas fait généralement l’objet d’une répression violente, tout au plus d’un encerclement ou de l’imposition d’une limitation de l’espace. En revanche, une répression remarquable s’est concentrée à Agadir, dépourvue certes d’arrestations, mais qui visait clairement à empêcher toute tenue de manifestation. De ce fait, cette ville a été comme érigée en un lieu où devaient prospérer, sans la moindre réplique, des initiatives de « normalisation », une sorte de zone d’influence privilégiée. Sans doute qu’il existe des projets à plus long terme, en particulier dans l’agriculture. Les sociétés de l’Occupation détiennent déjà leur marché le plus important en matière d’agriculture : en ce qui concerne tant les systèmes sophistiqués d’irrigation, les fertilisants que les semences sélectionnées. Il faut le dire et le redire : ces dits Accords d’Abraham ont conduit à des conséquences tellement désastreuses. La première d’entre elles est un affaiblissement considérable de la position générale de la Palestine. La seconde est le déferlement de la propagande médiatique, orchestrée de manière démentielle par le régime et dont le leitmotiv répété à usure a été ladite fraternité avec l’Etat d’occupation. Ce lavage des cerveaux a eu malheureusement des effets. La rhétorique a reposé sur une réaffirmation de la double solidarité que le Maroc réussirait à conjuguer : avec à la fois la « Cause de la Palestine » et « le million de Marocains » « vivant » en Palestine, présentés comme une « partie de nous » et une « partie des sujets » qu’il ne faudrait pas abandonner. Une expression typiquement marocaine a été ressortie à cet effet : « tamaghrabit », expression forgée à partir de l’amazigh et signifiant la « marocanité ». Elle sert à englober les colons d’origine marocaine au nom du partage de la musique andalouse ou des habitudes alimentaires, comme le couscous. Cette déclaration de fraternité implique de fermer les yeux sur le fait qu’ils portent les armes, qu’ils occupent, qu’ils massacrent des Palestiniens, qu’ils fournissent des ministres et des généraux à l’Etat d’Occupation. Ces mêmes ministres et généraux sont reçus à bras ouverts au motif qu’ils seraient « des gens à nous ».
La « tamaghrabit » a été invoquée également après Tufan Al-Aqsa, lors de la signature d’un énorme contrat militaire avec Israël Aerospace Industries, firme spécialisée dans la construction de matériel militaire et de construction de drones, de fabrication de fusées et d’entretien des avions de combat. Son dirigeant, un « Marocain » entre guillemets, est venu personnellement pour signer l’accord d’un montant d’un milliard de dollars visant à fournir au Maroc un système de deux satellites de surveillance au sol d’une redoutable précision couvrant toute la région – au grand dam de l’Espagne et de l’Algérie. Ce concept est avancé pour parler de « ponts » alors qu’il s’agit en réalité de coopération militaire. Toute cette propagande a conjoint une troisième question, le Sahara occidental, par le biais de la mise à l’honneur de la reconnaissance de la souveraineté marocaine par le président Trump, qui n’est rien moins que le prix concédé pour obtenir la signature du Maroc. Il faut bien avoir en tête que cette reconnaissance émane de Trump et non des Etats-Unis qui ne sont, jusqu’à aujourd’hui, nullement engagés par elle. Un certain nombre de Marocains sont sensibles à cette propagande, déjà ancienne, concernant le Sahara, dans la mesure où le chauvinisme est la corde de l’instrument humain sans doute la plus facile à faire vibrer, faisant fi des solidarités avec les pays voisins et le continent, et bien loin du noble sentiment de patriotisme. Incontestablement, le mouvement d’appui à la Palestine a beaucoup souffert de cette période et de la force de cette propagande.
Tufan Al-Aqsa comme remise à l’heure des pendules marocaines
Mais, fait formidable, toute cette propagande a été balayée comme un raz-de-marée par Tufan Al-Aqsa. Le sentiment profond d’unité de destin entre les peuples de la Palestine, de la région et le nôtre a retrouvé toute sa plénitude au sein du peuple marocain. Et avec lui, nous avons retrouvé les grands rassemblements que nous avions perdus depuis les Accords d’Abraham. Entre 2020 et 2023, nous avons organisé une dizaine de manifestations d’appui et de colère dans toutes les villes du Maroc, mais qui étaient loin de réunir les centaines de milliers de manifestant(e)s comme à Rabat ou à Casablanca, et cela, lors des rendez-vous nationaux qui se sont tenus à partir d’octobre 2023. Au tout début, les plus gros rassemblements ont eu lieu le 15 octobre à Rabat et le 20 octobre à Casablanca, sans compter les marches locales organisées au même moment dans tout le pays. Ce sont bien les peuples qui écrivent l’Histoire, à commencer par le peuple palestinien qui a ouvert une page historique en remettant en question l’ordre imposé, à l’échelon universel, local, au sein des groupes, au sein des familles, et jusque dans la tête des gens. C’est ce que j’appelle définitivement « Ecrire l’Histoire ». L’un des enjeux, tant dans la séquence précédente contre ladite « normalisation » qu’aujourd’hui contre le génocide, est de lutter contre l’accoutumance.
A mon sens, la crainte principale à nourrir est que les massacres des Palestiniens à Gaza qui ne cessent de se succéder soient réduits à leurs statistiques, et que l’accoutumance face à l’horreur prenne le dessus, conduisant à un phénomène de mithridatisation, comme en parle la médecine à propos des poisons, ainsi qu’à une « normalisation de l’horreur ». Cette normalisation pourrait prendre la suite de « la normalisation à la normalisation ». Il faut prendre en compte ce mécanisme cérébral naturel. A force d’entendre une sonorité, on ne l’entend plus. Or, il faut apprendre à l’écouter. Il est donc important de se regrouper régulièrement et de trouver comment s’adresser aux gens pour contrer ces effets redoutables. Comme il est important de rendre sensible la condition du peuple palestinien. C’est le travail qui est effectué par des Palestiniens et d’autres dans le monde, en reconstituant l’existence d’une personne tuée par l’évocation de son entourage familial et amical ainsi que de ses projets d’avenir. Cette reconstitution est le préalable à la restitution de sa singularité. A ce titre, je considère qu’il s’agit d’un travail très important qui permet de lutter contre cette banalisation et cette accoutumance que je juge si délétères. Il s’agit également de rendre compte de la singularité des événements en dépit de leur répétition, comme par exemple les meurtres des personnels médicaux et des malades. Je crains que nous n’ayons pas trouvé de moyen de rendre justice à la singularité, notamment lors d’une prise de parole ou de la rédaction d’un communiqué, en dépit de l’émotion véhiculée par les mots et les sons.
Lutter contre une guerre génocidaire
Qu’est-ce qui est spécifique dans une lutte engagée face à une guerre génocidaire ? Dans un premier temps, je dirais que face aussi bien à une guerre génocidaire qu’à une guerre coloniale – qui n’est donc pas nécessairement génocidaire –, la lutte s’aborde par l’expression de la solidarité. S’ajoute le travail de démonstration de leur caractère profondément injuste et horrible. J’avoue ne pas avoir réfléchi à ce qui serait spécifique face à une guerre génocidaire, mais il faut le faire. Maintenant, même sans employer nécessairement le mot de « génocide », les gens au Maroc sont très conscients qu’il ne s’agit pas du tout d’une guerre classique au cours de laquelle deux armées s’affronteraient, dans la mesure où les victimes sont des civils désarmés. De même qu’ils sont conscients qu’il ne s’agit pas davantage d’une guerre coloniale où se feraient face une armée coloniale et une résistance armée. Mais je précise aussitôt que, certes, la Palestine est en proie à une guerre génocidaire, mais elle dispose bien d’une résistance armée qui fait face à l’agression coloniale ; la situation est loin d’être celle des chambres à gaz. De son côté, l’armée coloniale utilise l’énorme pression que constituent les massacres de la population civile pour tenter, en vain, d’écraser cette Résistance.
Historiquement, toute guerre coloniale comporte un aspect génocidaire, simplement à Gaza, il prend le pas sur la simple répression coloniale de la résistance armée qui implique la traque des combattants et les tentatives d’éliminer militairement la Résistance. Caractéristique fondamentale de la situation, il faut marteler encore et encore que la guerre génocidaire prend le dessus sur la répression armée du mouvement de Résistance. Pour preuve, les règles de tir en vigueur depuis Tufan Al-Aqsa assurent de manière explicite l’impunité aux soldats de l’armée coloniale en toute circonstance. L’autre dimension de la guerre génocidaire est qu’elle révèle justement la logique raciste qui préside à la destruction de la Palestine historique et de l’idée même du peuple palestinien. Elle révèle la logique du sionisme qui prévaut depuis même avant 1948, qui est formulée par « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », quitte à faire advenir « un peuple sans terre », quitte à faire advenir « une terre sans peuple » au prix d’une épuration ethnique. Aujourd’hui, nous sommes face à un au-delà de cette épuration ethnique qui prend le nom de « génocide ». Il ne s’agit plus seulement de chasser mais de détruire totalement. Les Marocains en sont pleinement conscients, tandis que le régime persiste à le nier. L’hésitation quant au mot « génocide » se fait largement entendre à la radio, de même que ses guillemets indiquant bien qu’il est prononcé en vue d’être attribué à d’autres.
Les enjeux de la mobilisation populaire grâce à la pratique du boycott
Je ne suis vraiment pas sûr que nous réussissions pour l’heure à stimuler l’ensemble des potentialités de mobilisation existantes au Maroc, qui sont absolument gigantesques, au regard tant des manifestations que des appels au boycott lancés sur les réseaux sociaux. Les gens ressentent le besoin de marquer leur appui à la Palestine. Les listes spontanées de produits et de marques à boycotter qui circulent se présentent interminables et débordent largement la liste de BDS Maroc. Pour les gens cherchant à participer à leur manière à la bataille, le boycott apparaît comme le degré zéro de la résistance. L’expression de « degré zéro » n’est pas à entendre de ma bouche comme dévalorisante mais comme désignant le premier pas dans la Résistance. L’engouement pour le boycott est patent lors des distributions des tracts et des discussions qui s’en suivent. Non seulement la grande majorité des personnes abordées le pratiquent déjà, mais elles se chargent de relayer les informations dans leur entourage, voire au-delà. Il me semble tout légitime de se demander si cette potentialité énorme relative au boycott a été mise à profit au maximum. S’il est vrai que cet engagement populaire ne se traduit pas de manière organique et organisée, il permet de saisir l’ampleur du refus de toute relation avec l’État colonial. Se posent les difficultés d’organiser les gens, réunis par ce fil ténu qui se donne à voir dans l’acte de boycotter, ce même fil qui réussit à créer un lien de solidarité très fort entre nous-mêmes. Ce lien favorise une résistance plus solide dans le tissu social au discours dominant promouvant ladite « normalisation ».
A mes yeux, le boycott fait partie intégrante de la mobilisation, et donc les gens qui le pratiquent participent de cette même mobilisation. Nous le clamons haut et fort : « Al Muqâta’a hiya Muqawama », « Le Boycott est une Résistance » ! Outre au discours dominant, il constitue une résistance à une nouvelle forme de néocolonisation du Maroc à laquelle l’Etat d’Occupation s’adonne sans scrupules, prenant la forme déguisée d’achats de terre afin d’y cultiver avocats et dattes. Elle repose également sur l’exploitation des terres et des ressources en eau, qui manquent pourtant si cruellement. Ce qui fait défaut à mes yeux est de réussir à trouver des formes organisées et systématiques aux campagnes spontanées et populaires qui s’effectuent en dehors de celles plus maîtrisées dans le cadre de BDS, et dirigées, par exemple, contre Carrefour ou Axa. Notre propre contribution consiste à lancer les appels, auxquels décident de souscrire les gens, mais nous ne savons pas mesurer leur écho et déterminer avec précision si les objectifs sont atteints. Cette difficulté à mesurer les effets du boycott est problématique car il s’agit d’une connaissance utile pour réfléchir à nos stratégies. Du fait de cette embûche, toute évaluation ne peut s’effectuer qu’indirectement, en surveillant les déclarations des groupes visés, comme Dari, ou les pratiques commerciales de réduction auxquelles a recours Carrefour. Il est vrai que je me concentre sur mon engagement qu’est BDS, mais je pense plus largement que le boycott devrait être un levier bien plus déterminant qu’il ne l’est aujourd’hui pour l’ensemble du Front. Un autre rôle majeur que joue BDS est celui de vigie et d’alerte quant à la présence d’activités d’entreprises de l’Occupation, comme celle de la compagnie de navigation Zim[2]. BDS s’honore du fait de l’avoir fait connaître et d’avoir organisé des manifestations pour exiger son expulsion. De même que nous avons annoncé l’accostage d’un navire de guerre. Il existe un terrain favorable pour l’écoute des gens, et il faut être capable de mettre à profit ce terrain. Je pense que la force du boycott, qui tient à sa dimension populaire, constitue sa faiblesse du fait de son caractère individuel : facile à pratiquer mais difficile à mesurer.
Le boycott a fait l’objet de répression. Elle s’est abattue particulièrement sur un rassemblement organisé par le Front, sur la suggestion de BDS,devant un Carrefour à Salé. Le premier rassemblement, auquel j’ai participé, s’est relativement bien passé, émaillé de quelques tensions. En revanche, lors du second sit-in, 13 militants ont été arrêtés et les procès-verbaux ont aussitôt atterri sur le bureau du Procureur, qui a décidé de les poursuivre pour « occupation de l’espace public » et non pour le boycott. De manière calculée, ces militants sont poursuivis au Tribunal de Salé de manière séparée, ce qui empêche justement la tenue de toute audience, obligeant les juges à les reconvoquer de manière répétitive. Cette tactique sert incontestablement à éviter tout remous et toute discussion concernant la question délicate du boycott, notamment contre Carrefour, tout en cherchant à intimider ses adeptes. Si jamais ces militants ne se présentent pas à la moindre convocation, ils risquent une condamnation. Il se trouve que cette épée de Damoclès qui plane sur eux ne produit pas les effets escomptés, déjà parce que certains d’entre eux sont des membres du Secrétariat national du Front. Nous-mêmes lorsque nous faisons régulièrement des distributions de tracts devant des Carrefour, les caïds et les autorités locales nous demandent de circuler mais sans nous arrêter. Sauf une fois à Casablanca, où j’ai été conduit au poste alors que je n’avais pas ma carte d’identité. J’ai eu droit tout de même à de plates excuses.
Le front du boycott universitaire
Un projet de catalogue est envisagé sérieusement pour recenser les universités marocaines ayant contracté des liens avec celles de l’Occupation. Il permettrait d’identifier avec précision les contrats, les signataires, les domaines sur lesquels ils ont été établis ainsi que leurs promoteurs. Pour ma part, je nomme les universités israéliennes « universités de l’armée d’occupation », car il n’existe aucune d’entre elles qui n’ait pas de lien avec l’armée. Elles forment les officiers, offrent une série d’avantages pour les étudiant(e)s durant leur service militaire. Elles financent des sujets de recherche entièrement centrés sur des objectifs purement militaires, à l’instar de la doctrine Dahiya qui est appliquée aujourd’hui à Gaza. Concernant ce front des universités, nous avons organisé ce que nous avons nommé « l’Université du Boycott » qui a consisté en une série de conférences par zoom données par des activistes, et en particulier de grands activistes palestiniens, comme Omar Barghouti pour ne citer que lui. Cette série a visé à expliquer auprès d’un public d’étudiants les enjeux du boycott académique. Une autre bataille se mène pour obtenir des universités marocaines la rupture des liens contractés avec celles de l’Occupation. Parmi celles-là, l’Université Mohamed VI Polytechnique (UM6P) compte le plus de contrats, au nombre de 8. Il y a aussi l’Université Hassan II de Casablanca, l’Université Mohamed V et des universités privées, comme l’Université Euro Méditerranéenne (Euromed) de Fès, l’Université Internationale de Rabat (UIR), ainsi que l’Institut Agronomique et Vétérinaire.
Sans les organiser, nous sommes en train d’encourager et de favoriser la construction de réseaux entre étudiants, et cela par la mise en contacts doublée de la proposition de stratégies. Une bonne nouvelle est venue de l’UM6P où des étudiants et anciens étudiants ont réuni suffisamment de signatures pour demander la rupture de toute coopération. Résultat des courses, les festivités de remise de diplômes de la fin de l’année ont été annulées. D’autres initiatives sont en cours, à l’UIR notamment, mais aussi à Euromed, qui s’annoncent sans doute plus difficiles tant la répression semble beaucoup plus sévère en vue d’étouffer dans l’œuf toute mobilisation. Certains étudiants se sont vus privés de leur bourse ou menacés de l’être, voire de ne pas être réinscrits. Cette menace pèse lourdement dans une université privée très coûteuse. Mais il est à penser qu’elle pourrait être plus facilement écartée, ou neutralisée, lorsqu’un mouvement de solidarité entre les universités pourra voir le jour. Du côté des universités publiques, celles de Casablanca et de Tétouan ont été fermées, entre une semaine et dix jours, sans aucune justification donnée, en guise de réponse à l’organisation de journées dédiées à la Palestine. Des étudiant(e)s se sont même vus privés d’activités universitaires sans être en rapport avec l’initiative visée. Cette décision de fermeture constitue un aveu de faiblesse devant la crainte d’une contagion dans les universités, nourrie par le précédent de la mobilisation internationale sur les campus.
De manière générale, les débuts de la mobilisation universitaire ont été difficiles du fait du risque sérieux de répression, mais elle a fini par prendre un peu plus de forces. Ainsi, à l’UM6P, les étudiants ont commencé à faire du boulot, et ils ont été soutenus par l’entrée en piste, en mai, des diplômés, qui eux échappent à toute possibilité de pressions ou de menaces sur leurs études ou même sur leur carrière, à la différence des étudiants, des enseignants et des employés. Ces diplômés ont accepté de signer un appel en vue de soutenir la Palestine, impulsé par l’association des anciens étudiants. Concernant le refus filmé du doyen de l’Université de Casablanca de remettre son diplôme à une étudiante arborant un keffieh, il a été mis en retraite anticipée, à la suite du tollé qu’a suscité cette image. Il se trouve que ses activités avec les structures sionistes sont anciennes puisqu’à la suite des accords avec le ministère de l’Etat d’Occupation, il a été chargé par le ministère de l’Education nationale de l’épuration des manuels scolaires, en promouvant la « tolérance » et « l’éradication de l’antisémitisme », tout en faisant disparaître la mention de la Palestine. Si les étudiant(e)s devaient ignorer cette fonction, il est à penser que lui a dû concevoir ce keffieh comme une défiance.
Un projet à venir concernant le front économique
Pour ma part, je conçois depuis un moment le projet de recenser les entreprises marocaines qui commercent avec l’Occupant, en vendant par exemple du couscous, de la sardine ou des cornes de bélier qui servent à la fabrication d’un objet rituel. Le but serait de réaliser un registre très précis de ces entreprises, ce qui exige un énorme travail de recherches méticuleuses et assez longues. Il est tout de même possible d’établir une partie de la documentation à partir des annonces publiées par les rabbins en Palestine occupée, inventoriant les marchandises importées depuis le Maroc et certifiées casher. C’est un travail qui exige beaucoup de temps, qu’il s’agirait de réussir à dégager.
Sion Assidon
« A propos de la contribution (posthume) de Sion Assidon à la réflexion sur le mouvement marocain pour la Palestine : un entretien inachevé pour une lutte inachevable ». Lire l’introduction de Samia Moucharik à cet entretien ici.
[1] Il semble que Sion n’ait pas jugé utile de me préciser qu’il était un des trois manifestants soumis à la pression policière disproportionnée, en compagnie d’Abderrahmane Ben Amrou, une grande figure l’opposition marocaine, âgé alors de 87 ans. Images affligeantes pour le pouvoir que ces deux hommes encerclés par un si grand dispositif, les rendant encore plus majestueux.
[2] Plus précisément, cette entreprise de transit israélienne dispose d’une filiale marocaine, Zimag, qui se charge de l’acheminement de transports de navires entre les ports marocains et celui de Haïfa, dont du matériel militaire. https://enass.ma/assidon-linfiltration-israelienne-au-maroc-est-dangereuse/







