Mais finalement, « le représentant du ministère de l’Intérieur au sein de la commission imposa sa décision : ce ne serait pas cette barre qui devrait être démolie, mais telle autre ».
Pourquoi ?
« Pour que demain, dans le quartier rénové, les forces de l’ordre puissent plus facilement intervenir pour réduire une éventuelle guérilla urbaine… »
Hacène Belmessous a trouvé, sur le moment, que « l’information » que lui rapportait son témoin « semblait invraisemblable ».
Mais il a, depuis, enquêté : son livre, Opération banlieues, est le récit de cette enquête.
Et il a découvert que « la police copilote » bel et bien « la rénovation des “cités sensibles” » (En exigeant qu’elle soit organisée « pour faciliter demain, dans l’hypothèse » d’un « “scénario de l’inacceptable”, la circulation dans la cité des forces » de l’ordre.), et – surtout – que, plus généralement, l’État prépare depuis 2002 une véritable guerre « contre les cités ».
Une guerre totale contre les banlieues, « dont le “traitement” ne relèverait plus que de l’éradication ou de la force armée ».
Prenons un exemple – un seul, mais singulièrement glaçant : il s’agit d’un texte confidentiel, daté du 30 novembre 2006, rédigé par une société de sécurité privée « pour le compte de l’état-major des armées ».
Que dit ce document ?
Qu’« à observer les phénomènes qui secouent de plus en plus violemment nos banlieues depuis plusieurs années, il n’est pas interdit de se poser la question de savoir s’il faut avoir, demain, encore plus peur des banlieues ».
Car : « Celles-ci apparaissent en effet génératrices de nouvelles menaces et de nouveaux risques (menaces de groupes terroristes, insurrections dans les banlieues, risques technologiques…), d’une ampleur ou d’une répétition encore jamais égalées et dont il est difficile à la fois d’imaginer qu’elle vont cesser demain, et d’en percevoir les limites ».
Conclusion : « D’un point de vue strictement militaire, on peut considérer que ce phénomène peut constituer une forme particulière d’agression, notamment dans les périodes troublées où les forces de l’ordre classiques pourraient se trouver complètement débordées, et l’autorité de l’État et la sécurité des citoyens menacées ».
Contre les cités, vues comme les positions retranchées de l’ennemi intérieur, il faudra(it) par conséquent faire donner la troupe, et le principe même d’une telle intervention ne semble pas choquer outre-mesure les principaux intéressés, puisque « les militaires des armées » consultés par les auteurs de cet ahurissant rapport sont manifestement tout prêts à débattre des modalités d’une intervention dans les banlieues, et « considèrent » qu’elle ne pourrait « être efficace qu’aux conditions suivantes : se voir attribuer des objectifs clairs (…) et publiquement affirmés, fixer des limites à ne pas franchir dans l’emploi de la force, obtenir l’assurance que l’action reste exceptionnelle et ne perdurera pas sans raison ».
Et certes : Hacène Belmessous a rencontré nombre d’officiers qui jugent « cette dérive sécuritaire contraire aux valeurs de la République ».
Un colonel, Jean-Philippe Bernard, « sous-directeur des “concepts et doctrines” au CICDE (Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations) » jusqu’à l’automne 2009, lui a ainsi déclaré : « Ce président (Nicolas Sarkozy) a apporté quelque chose qui est pour moi d’une grande ambiguïté : ce continuum entre la défense et la sécurité qui va déboucher sur la militarisation de l’Intérieur ».
Et :« Pour moi, citoyen français, c’est un grand souci que les unités de gendarmerie ou de police se militarisent et utilisent des techniques des forces armées qui trouvent leur légitimité dans le fait qu’un gouvernement légal et légitime désigne un adversaire comme l’ennemi. »
Et : « Si maintenant le ministère de l’Intérieur utilise les mêmes modes opératoires à l’encontre du citoyen français, le citoyen français que je suis s’inquiète ».
Rassurant ?
Pas vraiment.
Car d’autres officiers, de leur côté, se disent « convaincus que les banlieues françaises sont devenues des territoires d’insoumission aux normes et aux lois du pays ».
Ces militaires, explique Hacène Belmessous, « tendent à réduire les banlieues à un corps d’exception à l’intérieur du corps national » – et à « des lieux de subversion qui nécessitent leur reprise en main par des hommes d’action ».
Et de citer, comme source d’inspiration pour cette reprise en main… « la bataille d’Alger », où « il y a eu (…) un maillage du terrain, un travail de renseignement et d’actions après renseignement pour aller récupérer les personnages clés (du FLN) et enrayer des opérations avant qu’elles ne se développent »…
Un « commandant du 2ème régiment étranger d’infanterie de la Légion étrangère » confirme d’ailleurs qu’« aujourd’hui, le choc postalgérois s’est estompé » dans l’armée française – et qu’il y a au sein de l’institution militaire « un débat assez fort sur une intervention dans le cas d’une crise nationale dans les banlieues ».
Il ajoute : « J’ai des camarades, des amis qui soutiennent qu’un jour ou l’autre ce sera inéluctable »…
Et de fait : Hacène Belmessous a visité quelques centres où l’armée apprend « la guerre urbaine » – comme à Saint-Astier, dans « une fausse ville » entièrement reconstituée, « avec ses artères larges, ses rues plus resserrées, ses impasses, des commerces, une grande place et… des immeubles HLM » où « les exercices de simulation contre les violences urbaines » (vues « par le prisme de la banlieue reconstituée par le journalisme grand public ») sont, d’après un militaire, « l’apothéose de deux semaines de maintien de l’ordre ».
Hacène Belmessous, dans sa conclusion, redit que « dans la police, mais surtout dans l’armée et la gendarmerie, nombre d’officiers et de hauts responsables dénoncent (…) avec vigueur les périls de cette dérive sécuritaire – qualifiée même de “fascisme mou” par certains ».
Mais il remarque aussi que « si l’on observe froidement les faits réunis » dans son livre, « on ne peut qu’être effaré par cette escalade guerrière et ce glissement programmé vers le pire ».
C’est le moins qui se puisse dire.
Contre cette « perspective mortifère préparée par l’action du pouvoir sarkozyste dans les cités, celle de l’inéluctabilité d’une opération banlieues qui plongerait la France dans la guerre civile », Hacène Belmessous invite pour finir à « démystifier l’idéologie sécuritaire qui crée progressivement les conditions de » cette guerre : son ouvrage devrait y contribuer.
Sébastien Fontenelle
SOURCE : Vive le Feu