« Je veux bien expérimenter tous les plats, mais on ne discute pas recettes de cuisines avec un anthropophage ». C’est par cette formule que l’historien Jean-Pierre Vernant justifiait, il y a quelques années, son refus de débattre avec les responsables ou les intellectuels organiques de l’extrême droite. La limite entre ce qui se discute et ce qui ne se discute pas, et par conséquent entre ceux avec qui on discute et ceux avec qui on ne le fait pas, n’est certes pas toujours aisée à tracer. Mais cette limite a été incontestablement franchie le mercredi 30 janvier 2008 par Abdelwahab Meddeb, écrivain habitué des plateaux de télévision, producteur d’une émission radiophonique sur les « cultures d’Islam » (France Culture) et représentant auto-proclamé d’un Islam « éclairé », « moderne » et « occidental ». Déjà connu pour sa cuistrerie, son mépris de classe envers la « masse » des musulmans et son approche essentialiste et approximative de « l’Islam » (qu’il décrète « malade » et dont il s’improvise le docteur), l’intellectuel raffiné s’est tout à coup métamorphosé en brute belliqueuse pour tenir, sur le plateau de l’émission « Ce soir ou jamais » (France 3), des propos qui le disqualifient et que nous reproduisons([A. Meddeb a tenu beaucoup d’autres propos effarants qu’il aurait été bien trop long de reproduire ici.)] sans autre commentaire.
Abdelwahab Meddeb : « Dans le “Vous êtes contre nous ou pour nous” (de Georges W. Bush), moi, sans la moindre hésitation, avec les événements du 11 septembre, j’étais, profondément, pour l’Amérique, et contre les miens. Incontestablement. Et contre, surtout, ceux…
Tariq Ramadan (seul sur le plateau avec Abdelwahab Meddeb et le présentateur Frédéric Taddéi) : « Est-ce que vous pouvez préciser : vous étiez pour Bush ? Vous étiez pour l’Administration Bush ? »
Abdelwahab Meddeb : « En dernière instance. »
Tariq Ramadan : « Mais en première ? Parce que ce qui est important, c’est ce qui est en première… »
Abdelwahab Meddeb : « En première, c’est avec le peuple américain. Et l’amour que j’ai de l’Amérique…»
Tariq Ramadan : « D’accord, bon : vous étiez avec Georges Bush et la Réaction. »
Abdelwahab Meddeb : « … comme un pays quand même fondé et construit sur deux choses extrêmement majeures et qui sont immensément… »
Tariq Ramadan : « Est-ce que vous légitimez le bombardement d’innocents afghans, qui n’ont rien fait au 11 septembre ? »
Abdelwahab Meddeb : « … qui sont immensément problématiques dans tout le monde islamique. »
Tariq Ramadan : « Répondez à des questions précises parce qu’on parle de vie et de mort, là. »
[Précision : ces morts civiles sont évaluées à plusieurs milliers de personnes (Cf. cet article de Seumas Milne, paru dans The Guardian le 20 décembre 2001 : « Les morts d’innocents dans une guerre lâche. On estime à 3767 au moins le nombre de civils tués par les bombardements américains ».
« Le prix du sang déjà versé pour la guerre des Américains contre le terrorisme commence à se faire jour. Ce prix n’a pas été payé par les Britanniques ou les Américains, ni même par les leaders d’al-Qaida ou les chefs taliban, tenus responsables des attentats du 11 septembre à New York et Washington. Non, ce prix a été payé par des Afghans ordinaires, qui n’avaient rien à voir avec les atrocités commises, qui n’ont pas élu les théocrates taliban qui les ont dirigés, et qui n’ont pas choisi de donner l’asile à Ben Laden et ses acolytes.
Le Pentagone est resté très discret sur le nombre de victimes qu’il pense avoir fait sous les missiles lâchés en nombre sur l’Afghanistan. Très sensibles à l’impact que les chiffres pourraient avoir sur le soutien international pour la guerre, les porte-parole ont souvent rejeté les rapports concernant les victimes civiles avec un simple « ces chiffres sont invérifiables », ou en récusant parfois qu’il y ait pu avoir un seul mort. Les médias américains ont beaucoup abondé dans ce sens. Sept semaines après le début de la campagne de bombardements, le Los Angeles Times évaluait tout juste le nombre de morts « à plusieurs dizaines au moins ».
Pour la première fois, une étude systématique indépendante a été menée par Marc Herold, professeur d’économie américain à l’Université du New Hampshire, pour dénombrer les victimes civiles en Afghanistan. Sur la base de rapports corroborés par des agences de secours, l’ONU, les témoignages, les chaînes de TV, les journaux et les agences de presse du monde entier, Herold estime qu’il y a eu au moins 3767 civils tués par les bombes américaines entre le 7 octobre et le 10 décembre. Ce qui revient à 62 innocents tués par jour – et dépasse le chiffre de 3234 morts évalués dans les attentas de New York et Washington, le 11 septembre.
Il ne s’agit, bien sûr, que d’une estimation faite par Herold. Mais ce qui impressionne dans son travail, c’est non seulement la méticulosité des contrôles, mais aussi la prudence avec laquelle il traite chaque incident rapporté. Le nombre de morts n’inclut pas ceux qui sont morts des suites de leurs blessures, ni ceux tués ces 10 derniers jours, ni encore ceux morts de froid et de faim en raison de l’interruption de l’approvisionnement des aides humanitaires ou parce qu’ils ont dû fuir pendant les bombardements. Les morts militaires ne sont pas prises en compte non plus (estimées à plus de 10 000 par certains analystes, en partie sur la base d’expériences passées sur les bombardements à outrance), ni celles des prisonniers massacrés à Mazar-i-Sharif, Qala-i-Janghi, à l’aéroport de Kandahar et ailleurs.
Les champions de la guerre insistent sur le fait que ces victimes sont regrettables mais nécessaires au sein d’une campagne juste visant à éradiquer les réseaux mondiaux de terrorisme. Ils vivent dans un autre monde, ils évoquent les victimes civiles des attaques du World Trade Centre et ajoutent qu’eux n’ont pas intentionnément tué les civils afghans.
Mais la distinction qui est faite est bien plus ténue. Comme le dit Herold, le nombre élevé de morts de civils afghans est à imputer directement à la tactique et au ciblage des Américains (et Britanniques). La décision de tout miser sur les attaques en haute altitude, le ciblage des infrastructures urbaines et les attaques répétées sur des villes et villages très peuplés reflètent le choix délibéré de protéger la vie des pilotes et soldats américains non pas contre celle des taliban, mais bien contre celles des civils afghans. Des milliers d’innocents sont morts ces deux derniers mois, pas seulement malencontreusement à la suite de la décision de renverser le régime taliban, mais parce que la vie des Afghans a bien peu de valeur aux yeux des stratèges militaires américains.
Les raids sur des cibles, telles que le barrage électrique de Kajakai, le central téléphonique de Kaboul, le bureau de la chaîne de TV al-Jazeera, les camions et bus bondés de réfugiés et les camions civils d’acheminement du carburant, n’étaient pas des erreurs. Ni les morts qu’ils ont causés. Il en va autant de l’utilisation de bombes à fragmentations dans les zones urbaines. Mais, l’opinion publique occidentale ne s’intéresse pas à tout ce qui a été fait en son nom. Après le mitraillage, par des hélicoptères de combat US AC-130, du village paysan de Chowkar-Karez en octobre, faisant au moins 93 victimes civiles, un officiel du Pentagone n’a pas trouvé mieux que de déclarer : « les gens d’ici sont morts par notre volonté », tandis que le Secrétaire à la défense US, Donald Rumsfeld, faisait ce commentaire : « Je ne peux pas traiter le cas de ce village. »
Hier, Rumsfeld a avoué par inadvertance le peu d’impact de la campagne afghane (d’atteindre son but premier qui était d’amener Ben Laden et les chefs d’al-Qaida devant la justice) sur la menace terroriste, en spéculant sur l’éventualité d’attaques cataclysmiques, notamment sur Londres. Il n’y aura pas de minute de silence officielle pour les victimes afghanes, pas de nécrologie dans les journaux ou de recueillements en présence du premier ministre, comme cela a été le cas pour les victimes des tours jumelles. Mais, ce qui a été cruellement démontré, c’est que les USA et leurs alliés sont prêts à sacrifier des milliers d’innocents dans une guerre lâche. »)]
Abdelwahab Meddeb : « La notion de liberté, la notion d’individu, et la reconnaissance de l’altérité… Une société ouverte – j’aime les sociétés ouvertes. Le drame et la maladie de l’Islam, pour reprendre les deux grandes catégories de Karl Popper : nous avons affaire à des sociétés closes. Karl Popper a utilisé son concept pour le communisme, on voit vers quelle catastrophe a conduit la société close, et l’Islam se ferme sur lui-même. Telle est, actuellement, sa maladie… »
Tariq Ramadan : « Est-ce qu’il était légitime de bombarder les populations afghanes ? »
Abdelwahab Meddeb : « Écoutez… »
Tariq Ramadan : « Répondez à ça. C’est très important. »
Abdelwahab Meddeb : « Je vais vous répondre. Vous voulez que je vous réponde ? »
Tariq Ramadan : « Oui ! »
Abdelwahab Meddeb : « Très clairement, pour moi, c’est collatéral. »
Tariq Ramadan : « Ah… Les innocents qui sont morts en Afghanistan sont des victimes collatérales ? »
Abdelwahab Meddeb : « C’est collatéral. »
Tariq Ramadan : « Ah ? Si c’est ce rationalisme-là… »
Abdelwahab Meddeb : « C’est collatéral parce qu’il faut… »
Tariq Ramadan : « Si c’est ce rationalisme-là, si c’est cette démocratie-là, vous me faites très peur… »
Abdelwahab Meddeb : « … parce qu’il faut faire la peau des talibans ! »
Tariq Ramadan : « Mais ça n’a rien à voir. »
Abdelwahab Meddeb : « Bien sûr, c’était une guerre contre les talibans ! »
Tariq Ramadan : « Mais attendez, la population afghane, elle subissait le régime des talibans, elle ne le soutenait pas. »
Abdelwahab Meddeb : « C’était une guerre contre… “Subissait”, “subissait”, ça, allez savoir ! Ils sont tellement atteints par la maladie de l’Islam que je me demande… »
Tariq Ramadan : « Qu’ils méritent les bombes américaines ? »
Abdelwahab Meddeb : « Non, je ne dis pas qu’ils le méritent. La question n’est pas là. »
Tariq Ramadan : « C’est pourtant ce que vous dites.»
Abdelwahab Meddeb : « Collatéral. Il y a une guerre, là. Une guerre légitime. »
Ainsi parle Abdelwahab Meddeb, auteur de La maladie de l’Islam.
Qui est malade ?