1. Avant l’invasion du monde occidental-moderne, les cultures indigènes originaires du Qullasuyu, jouissaient d’une grande liberté. Certes, les problèmes n’étaient pas absents, mais les réussites non plus. Après tout, toute culture n’est-elle pas faite à la fois de réussites et d’erreurs ? Aucune culture n’est dépourvue de zones d’ombre. Toutefois, nous préférons sans le moindre doute assumer nos propres défauts que d’être obligés de porter le fardeau des irrationalités d’autres « civilisations », telle que la civilisation occidentale. Pourtant, la liberté de la culture espagnole nous a contraint, nous Quechuas et Aymaras, à l’exploitation, à la domination, au contrôle et au conditionnement. Quelle est donc cette liberté qui conduit à l’oppression de libertés autres ? Plus encore, que dire d’une liberté qui rend impossible l’avènement de conceptions différentes de la liberté ? Si une liberté est fondamentalement meilleure que d’autres, pourquoi ne cherche-t-on pas à en convaincre les autres par la voie éthique (le dialogue) plutôt qu’en usant de la violence, au travers de l’invasion, de l’esclavage ou du racisme ? Une liberté qui soumet et tend à détruire d’autres conceptions de la liberté ne saurait être authentique, et ne saurait dès lors porter le nom de liberté. Nous, Quechuas et Aymaras, étions libres, et le fondement communautaire de cette liberté nous offrait la certitude que nous étions également heureux du seul fait d’être en vie, et non parce que la vie serait un simple moyen destiné à atteindre des finalités tenues pour plus importantes que la vie elle-même. Dès lors, toute la modernité est irrationnelle car elle enseigne que certaines finalités peuvent revêtir plus d’importance que la vie, ainsi la liberté, entendue comme « mourir plutôt que vivre en esclaves ».
2. L’avènement violent de la rationalité des Espagnols entraîna le démantèlement de notre conception cosmologique de la liberté, conception suivant laquelle nous ne naissons pas uniquement pour être libres, mais pour Bien Vivre en communauté. Le Suma Qamaña et le Suma Kawsay pré-existent à toute liberté, individuelle et même communautaire, car la vie était et reste plus importante que tout autre finalité ou projet. Il ne s’agit pas là de mettre sur le même plan la liberté communautaire et la liberté individualiste, loin de là ! Car la liberté communautaire du « nous » est le fondement de toute liberté individuelle. Les Espagnols du 16e siècle furent incapables de comprendre cela, et malgré les avancées de la philosophie occidentale, aujourd’hui encore, six siècles plus tard, on reste toujours persuadé que la seule liberté qui existe est sa déclinaison libérale octroyée par la raison : la liberté individuelle, produit dérivé de l’éthique occidentale ; celle-ci n’en est pas la « mère » mais doit néanmoins tenir sous contrôle cette « fille » qu’elle n’a pas conçu : une liberté animée d’une pulsion qui l’incline à se libérer de tout, y compris de ses autres « mères » apocryphes : la politique libérale, le droit positif et la religion judéo-chrétienne-catholique-apostolique et romaine.
3. Avec la conquête et la colonisation, notre Munay-Ajayu (spiritualité), nos Yachay-Yatiña (savoirs), notre Ruway-Luraña (éthique), et notre Atiy-Qamasa (politique) commencent à être déconstruits, interdits et diabolisés. La liberté de la rationalité de nos cultures est alors opprimée et mise en esclavage par la liberté d’un christianisme impénitent, par l’éducation des Lumières européennes, par l’économie du mercantilisme européen et par une politique qui, en fétichisant le pouvoir, affirme qu’il s’agit avant tout de se servir soi-même avant de servir les autres. C’est ainsi que la liberté occidentale s’impose pour donner naissance à des sociétés composées d’individualités, fondées sur le refus d’un projet culturel communautaire. La liberté occidentale en vient par ailleurs à constituer le socle d’une conception de la politique limitée à l’exercice du pouvoir, et non pas vouée à la promotion et à la reproduction de la vie de tous, et non de la seule vie de ceux qui s’investissent du pouvoir de contrôler et de diriger les Indigènes. L’une des conséquences les plus néfastes de la colonisation de notre imaginaire, de la substitution progressive de notre rationalité, est le coup d’arrêt mis à nos savoirs et nos pratiques éducatives, afin d’entraver la reproduction de notre identité. Nous devions rester dans le passé et commencer à envisager un futur morbide, à songer au développement suivant l’éthique occidentale du « sauve qui peut et qui veut ».
4. Au 19e siècle, les Métis et les Créoles, et eux seuls, décident de s’émanciper de la domination européenne. À cette fin cependant, ils vont verser le sang des Indigènes. Ils projettent l’émergence d’États-nation dans lesquels ils, et personne d’autre, pourront être libres, c’est-à-dire où ils pourront agir à leur guise, par exemple en exploitant et en faisant commerce de la nature, au mépris de la spiritualité fondée sur le caractère sacré de la Pachamama. De là qu’après les cris, les batailles et les proclamations de liberté, la liberté que conquirent les Métis et les Créoles ne signifia aucunement la liberté pour nos cultures. Nous savons tous cela, et en particulier les historiens qui font le récit glorieux de l’œuvre de civilisation accomplie par la modernité à l’endroit des « sauvages » du Tawaintisuyo. La conception libérale de la liberté continuait, avec toujours plus d’intensité, de nier, d’ignorer et d’opprimer notre conception communautaire de la liberté, celle des cultures andines. Pour les Créoles et les seigneurs féodaux, il s’agissait encore d’une époque où l’on pouvait tuer des Indigènes afin d’être en paix avec soi-même. Il fallait être conséquent avec la représentation de l’Indien comme une entrave à la modernité et au bonheur « q’ara » : vénérer dieu en public et à genoux, tout en se tenant droit pour abuser des Quechuas et des Aymaras, en cachette et parfois en public.
5. Parallèlement à l’agitation des Métis et des Créoles, on trouve les luttes de nos propres héros pour le rétablissement de notre liberté, de nos Munay et Ajayu quotidiens. Ces luttes menées au nom de deux conceptions de la liberté auraient du l’être sans problème majeur n’était l’attitude des premiers qui, à l’instar de Pedro Domingo Murillo et de nombreux autres Métis et Créoles, contribuèrent à l’échec de la lutte pour la reconstruction de la liberté du Qullasuyu. Voilà pourquoi il nous paraît étrange que certaines célébrations entendent faire accroire que les Métis et les Créoles du 19e siècle luttèrent aussi pour la liberté des Indigènes. Il est bien plus étrange encore que – en dépit de la violence exercée contre nos frères indigènes à Sucre, le 24 mai 2008 – les institutions et certaines autorités entendent que nous célébrions tous le premier cri « de liberté » de ces mêmes Métis et Créoles qui contribuèrent à l’oppression de nos cultures andines, et qui, aujourd’hui encore, discriminent nos savoirs et nos pratiques, persuadés qu’ils sont que notre rationalité n’est par porteuse d’un horizon de bon gouvernement pour ce pays d’aveugles modernes, dans lequel les borgnes, que sont les intellectuels occidentalisés, ne sont que de simples spectateurs.
6. Les États-nation finirent par s’instaurer. Les Métis et les Créoles conquirent leur liberté républicaine, mais tout le monde sait, jusqu’aux hommes politiques de droite, que les Indigènes continuèrent d’être niés. Jamais la liberté individualiste des Métis ne termina là où commençait la liberté communautaire des cultures indigènes. Plus, elle s’aventurait toujours au-delà de ses propres frontières éthiques. Ce fut ainsi que, en particulier après la « révolution » de 1952, les Quechuas et les Aymaras furent contraints d’être libres dans les termes de la rationalité occidentale-moderne. Cette liberté se cristallisa dans la figure du citoyen muni de papiers qui, d’une part, accréditaient l’idée que le porteur existait, et qui, d’autre part, l’assignaient à faire partie de la société même si cette dernière lui interdisait de se promener sur ses places. De notre point de vue, le chantage est clair : liberté communautaire ou citoyenneté individuelle avec ses droits et ses devoirs. La liberté avait soudain cessé de faire partie des attributs naturels de l’être humain, pour devenir une obligation à laquelle devaient veiller les institutions et leurs forces armées préparées à éviter la mort et à tuer au nom de cette étrange liberté libérale qui ne pouvait être parfois atteinte qu’en abandonnant le résultat de plusieurs siècles de développement culturel. Si tel n’est pas le cas, que celui qui décida un jour d’être libre et commença alors de l’être jette la première pierre. La myopie des intellectuels aliénés à ce sujet est significative : ils ignorent qu’ils sont dans l’obligation d’être libres.
7. La liberté libérale est devenue l’une des stratégies de l’économie de marché que le capitalisme s’efforce d’étendre à la planète toute entière, en ayant recours une autre stratégie, « culturelle », qu’est la mondialisation. Il est indispensable d’être libre afin de pouvoir tout acheter et tout vendre, y compris la dignité, la nudité de la femme ou la vérité, toutes choses qui, avant la modernité, ne pouvaient être vendues sur le marché à un certain prix, avec tant de naturel et avec une apparence de « justice ». Ceci permet de comprendre pourquoi le monde moderne et les entrepreneurs occidentaux – ces justes qui vivent toujours mieux en ne payant que ce qui est juste à leurs employés, jamais plus – maugréent contre les cultures, car pour elles, tout ne saurait être acheté ou vendu, et ce qui est juste, pour elles, est que tous aient droit à la la même chose, en quantités égales. Étrange liberté que celle qui cherche en permanence à être préservée et promue essentiellement en vue de sentir, de penser, de faire et de dire uniquement ce que le système permet, et strictement cela, c’est-à-dire uniquement ce qu’une culture permet à tous de sentir, de penser, de faire, de dire. Ce qui se situe au-delà est considéré comme une menace pour la liberté du capitalisme, que tous doivent respecter sous peine d’aller en enfer ou d’être condamnés à l’honnêteté, c’est-à-dire à la pauvreté ; et ceci pour qu’ensuite l’Église et les institutions étrangères – produits de la modernité qui a produit cette pauvreté – viennent et jouent le rôle du Bon aux dépens d’une misère générée et reproduite par le mode de production de leur culture. Le Bon Samaritain a engagé des hommes de main afin qu’ils frappent un innocent qu’il viendra ensuite secourir, à la seule condition que la victime croie dans son dieu, travaille gratuitement, vote pour lui lors des élections ou se persuade qu’il est ignorant pour ensuite accepter le type d’éducation – fondée sur l’amour de la misère, du savoir, du pauvre d’esprit, de l’ignorance de l’autre – que le Samaritain a préparé avec délectation.
8. Voilà la situation de la liberté au 20e siècle en Bolivie : on défend et on glorifie un type de liberté légitimé par une religion qui ne permet pas au paradis d’être atteint par tous, de façon communautaire. Il y a des élus, il doit y en avoir. La politique et le droit positif occidentaux ne sont pas en reste, sanctionnant comme ils le font la liberté éminemment individualiste et sa structure constitutionnelle et juridique, qui tend à réprimer celui ou celles qui mettent à mal la liberté conquise par les héros des Métis ; cette même liberté qui est au fondement d’un État-nation monoculturel colonial qui permit que l’on se servît des indigènes et des pauvres afin d’obtenir et de préserver le bonheur terrestre des riches en même temps que le salut des pauvres, dans un au-delà qui n’est ni interculturel ni plurilingue, s’agissant de « cieux » qui prennent bien garde d’éviter le « défaut » d’intégrer d’autres conceptions culturelles du paradis. Mais nous savons également que le ciel peut lui aussi être acheté, au moyen d’impôts versés dans les églises, de coups que l’on s’assène en guise de marques de contrition, en marchant la tête baissée lors de processions ou en s’agenouillant durant les messes après avoir commis un péché contre dieu ou contre les hommes (pour les modernes, les crimes commis contre la nature ne sont pas considérés comme des péchés et ne nécessitent donc pas de repentir). Le pardon viendra un jour ou l’autre, surtout si on peut l’acheter. Si la liberté libérale de tout acheter et vendre n’existait pas, tous ne pourraient pas parvenir au pardon et au paradis par des voies communautaires. Il faut cesser d’être libre pour être véritablement innocent. L’inverse consiste à cesser d’être innocent pour être toujours libre.
9. En février 2009, la liberté néolibérale de l’Etat-nation monoculturel colonial est soudainement mise à mal par la reconstruction de la liberté communautaire, au travers d’un État plurinational de nature décoloniale. Alors, les protestations et la mobilisation des Métis colonisés, des classes coloniales et des intellectuels bourgeois ou aliénés ne se font pas attendre. Soudain, ils commencent à ressentir probablement la même chose que nous, lorsque les Européens nous soumirent et nous éduquèrent par la force. En définitive, il est peut être vrai que les derniers seront les premiers. Eux, les occidentalisés, ont découvert que leur conception de la liberté est en danger. Voilà pourquoi l’oligarchie est prête à sacrifier des vies pour cette liberté qui leur a coûté tant de corruption, de subornation, de honte et de chantages. Nos ancêtres, Tupak Katari, Bartolina Sisa et tant d’autres, se montrèrent infiniment plus honorables : ils ne sacrifièrent pas la vie des autres, mais la leur afin de rétablir une liberté toute vouée à la préservation du Suma kawsay et du Suma Qamaña. Pourquoi les oligarques et les hommes politiques de droite ne font-ils de même pour « leur » liberté ? Pourquoi au lieu de tendre la joue de quelqu’un d’autre ne présentent-ils pas la leur ? Pour quelle raison sont-ils incapables de verser un peu de leur sang pour une liberté qui leur coûte tant de mensonges médiatiques et de journalisme pervers ? Leur lâcheté montre que leur conception de la liberté n’est peut-être pas si valable qu’ils le croient.
10. Nous, Quechuas et Aymaras, croyons qu’a débuté l’époque de la conquête et de la colonisation de la liberté néolibérale par la liberté communautaire des peuples indigènes. Il s’agit maintenant de savoir si nous devons agir « oeil pour oeil, dent pour dent », suivant le précepte de l’Ancien Testament des catholiques, ou si le temps est venu pour les Métis colonisés, la classe moyenne et l’oligarchie d’apprendre aussi de nous, n’ayant pas pour leur part de culture historique propre à transmettre. Cette seconde solution est plus saine et n’exigera pas le cynisme, l’hypocrisie et la fausseté à l’oeuvre dans la liberté coloniale du monde occidental, telle qu’elle sévit dans l’ex-République de Bolivie. Lutter pour cette liberté, celle qui n’est destinée qu’à la glorification du « moi », ne saurait conduire qu’à la mort, car l’un des impératifs de sa réalisation est la suspension politique de l’éthique (communautaire), en d’autres termes l’exclusion et/ou l’élimination d’autres « moi », menée parfois par des voies honorables. Au contraire, être disposé à s’ouvrir à la conception communautaire de la liberté, conduit au Suma kawsay, au Suma Qamaña ou Bien Vivre en communauté ou en société, pour tous.
11. Le temps de la grande générosité des Métis et des Oligarques envers nous, Quechuas et Aymaras, doit prendre fin. La vie d’un héros métis ou créole ne vaut pas plus que la mort d’un Indigène. Reste qu’à nos yeux, plusieurs siècles de lutte pour la liberté communautaire sont plus importants qu’un jour de célébration civique de l’histoire des Métis, de la classe moyenne et de l’oligarchie de l’ex-État colonial et néolibéral des 19e et 20e siècles.
Víctor Hugo Quintanilla Coro
Traduit de l’espagnol par Emmanuel Delgado Hoch pour le Groupe Décolonial de Traduction : ICI