On est d’autant plus surpris que si ces menaces avaient ciblé des associations comme Ras-le-front ou SOS-Racisme, il y aurait eu un tollé général. Alors, pourquoi si peu de militants de gauche nous ont-ils soutenu ?
Paradoxalement, la réponse, je l’ai obtenue en discutant avec quelques uns de ces militants blancs qui justement étaient à nos côtés de Barbès à la Porte de Clichy. Ils étaient présents mais, ont-ils reconnu, non sans un certain malaise. Ce qui les gênait, c’était notre banderole de tête : « Nous prenons le parti de nous-mêmes. Construisons notre force politique ». Au fil de la discussion, j’ai compris leur embarras : à des degrés divers, ils sont prêts à approuver les discours les plus virulents ; il sont prêts à nous soutenir si nous constituons des associations sur telle ou telle revendication particulière, si nous existons comme « mouvement social », si nous nous regroupons en « collectifs » pour défendre une histoire, si nous formons des « réseaux », si nous constituons une sorte de syndicat de l’immigration ou des quartiers, bref, ces militants seraient à la limite disposés à soutenir toutes les formes d’organisation que nous choisirons… SAUF si nous choisissons de nous organiser sur le plan politique. De même, ils sont prêts à soutenir toutes les formes d’action y compris les plus dures. Qu’on occupe des locaux, qu’on fasse des manifs illégales, des grèves de la faim, qu’on se cogne avec les flics, qu’on brûle des voitures, tout cela peut leur sembler très bien, très « radical », mais cette forme de lutte très « modérée » qu’est la participation autonome aux élections, ah, ça non, ils ne peuvent l’accepter ! Pour eux, notre cause n’est qu’une dimension du combat de la gauche. C’est la gauche et ses partis qui nous représenteraient. C’est à travers eux que nous devons exister politiquement. C’est à eux que nous devons déléguer notre cause. C’est eux qui donneront une dimension politique à nos revendications éparses. En d’autres termes, ils nous disent ainsi : « Ok, menez des luttes autonomes sur les questions diverses qui vous préoccupent, mais en ce qui concerne le vrai combat, celui qui est pleinement politique, c’est notre monopole, c’est notre privilège à nous. » Bien sûr, parce qu’ils sont antiracistes, ils ne peuvent se l’avouer à eux-mêmes et encore moins l’exprimer explicitement. Ils nous le disent sous une autre forme : « Vous faîtes une erreur stratégique ; c’est tous ensemble qu’il faut lutter. Plutôt que de faire votre propre parti, entrez dans nos partis, participez à nos campagnes électorales… » Sauf qu’ils oublient qu’on n’est pas débiles et que, d’expériences, on sait que dans leurs partis, on continue d’être traités comme des indigènes et que notre cause y est toujours considérée comme secondaire !
La limite de leur solidarité est là : ils ne supportent pas que nous ayons décidé d’exister politiquement, d’être les représentants politiques de nous-mêmes, c’est-à-dire de rompre en pratique avec l’indigénat. Entrer dans la politique au sens fort du terme, c’est un pas que nous ne devrions pas franchir. La raison du malaise de ces militants de gauche qui sont venus à la Marche montre ainsi que s’il y a un nouveau palier qu’il faut faire franchir à nos résistances, parce que justement il nous est interdit, c’est précisément celui de la constitution de notre propre formation politique. Si ceux qui sont « radicalement antiracistes » sont prêts à tout accepter sauf ça, c’est bien la preuve que le nœud de l’indigénat est là : dans notre exclusion du champ politique. Et c’est bien parce que nous avons affirmé haut et fort que nous allions nous organiser sur le plan politique que les médias, incapables de cacher leur inquiétude, ont largement couvert cette Marche du 8 mai.
Sadri Khiari