Nous ne sommes pas à République parce que…

Intervention d’Houria Bouteldja au rassemblement contre l’antisémitisme et son instrumentalisation, le 19 février 2019 à Menilmontant.

Nous ne sommes pas à République car 14 membres d’un gouvernement qui nie et perpétue le racisme d’Etat y sont ! Nous ne sommes pas à République car nous souhaitons dénoncer ici l’incroyable imposture d’un gouvernement qui prétend lutter contre le racisme alors qu’il en est le principal promoteur à travers ses politiques anti-migrants, sa police et ses lois. Nous ne sommes pas à République parce que tout l’arc de force présent, depuis le PS jusqu’à la droite dure en passant par la LICRA ou le CRIF, a œuvré pour promouvoir pendant plusieurs décennies une politique profondément islamophobe et pro-israélienne.

 

Nous ne sommes pas à République car sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, il y a pour les forces politiques présentes les bons et les mauvais juifs, les bonnes et les mauvaises organisations juives. Celles qu’ils promeuvent avec l’aide des medias dominants et qui sont du côté du pouvoir, du libéralisme économique, qui sont pro-impérialistes et va-t-en-guerre (CRIF) et celles qu’ils méprisent, ignorent ou vilipendent et qui sont du côté de la justice sociale, contre tous les racismes sans distinction, contre la Françafrique ou encore pro-palestiniens (UJFP). Et j’irai même plus loin, pour la plupart des formations présentes à République il y a l’antisémitisme qu’il faut combattre et celui qu’elles ignorent. Ou pour le dire autrement, on pourrait presque dire qu’il y a un « bon » antisémitisme qu’elles tolèrent et un « mauvais » qu’elles combattent. Celui qu’il faut combattre est à juste titre celui de l’extrême droite profanatrice de cimetières (comme on vient de l’apprendre en Alsace), celui de certains GJ ou de Musulmans ou d’habitants des quartiers (influencés par les thèses conspirationnistes), mais pas celui pernicieux de l’Etat, qui est invisibilisé alors qu’il perpétue l’oppression des juifs comme corps subalterne à l’intérieur de l’Etat nation blanc. C’est ce qui permettra à Jacques Chirac ou à Raymond Barre de dire que les juifs de France ne sont pas pleinement des citoyens français. Cet antisémitisme là, s’il est toléré et pas combattu, c’est qu’il est tolérable.

 

Nous ne sommes pas à République car nous refusons l’instrumentalisation de l’antisémitisme ou d’un quelconque racisme contre le mouvement des gilets jaunes. Ne nous y trompons pas : la plupart de ceux qui manifestent aux côtés du gouvernement, du PS, de la droite et du CRIF sont tout sauf des antiracistes. Mais ils utilisent la bonne conscience anti antisémite contre un mouvement qui, sans être clair sur un certain nombre de questions, a réussi à faire vaciller le pouvoir et a réussi pour le moment à échapper aux griffes de l‘extrême droite en se focalisant d’abord et avant tout sur la remise en cause du pouvoir et sur des revendications sociales. Faire endosser aux GJ de manière généralisée des actes antisémites parfaitement condamnables et condamnés par nous tous est une forfaiture intellectuelle. Mais c’est surtout une politique cynique pour affaiblir et discréditer le mouvement.

 

Nous ne sommes pas à République car pour nous la lutte contre l’antisémitisme est trop sérieuse pour la laisser entre les mains de guignols ou de pyromanes. Et si pour nous, décoloniaux, la lutte contre l’antisémitisme est importante c’est qu’elle est indissociable de la lutte contre le racisme structurel de l’Etat et de l’histoire de ce pays. En effet, l’antisémitisme n’a jamais quitté la constitution intime, mentale et politique de l’Occident expansionniste. Mais comme nous l’a appris Aimé Césaire, cet antisémitisme et son expression la plus ignoble, le nazisme, ont pris leur source dans l’histoire du génocide des indiens, de la traite transatlantique et de la colonisation. Ainsi, on ne peut pas penser les camps d’extermination en faisant l’impasse sur l’histoire des grands crimes de la modernité occidentale comme on ne peut pas penser l’islamophobie, la rromophobie et la négrophobie sans les raccorder à l’histoire coloniale et à l’histoire de l’Etat-nation français et de l’antisémitisme qu’il a engendré à l’intérieur de ses propres frontières.

 

J’attire cependant votre attention sur des tentations idéologiques qu’il faut combattre. Ce n’est pas parce qu’il existe une colonne vertébrale du racisme moderne qui permet de penser l’unité de tous ces grands crimes qu’ils n’ont pas chacun leur singularité. En effet, il existe à gauche une tentation de faire de l’antisémitisme un étalon du racisme, une référence absolue, comme il existe chez les non blancs qui se sentent niés par cette approche une tentation de relativiser le génocide juif. Je dis ici avec force qu’il y a une unité historique de tous ces racismes mais que chacun a sa singularité propre et irréductible. Rien n’est comme le génocide nazi mais rien n’est comme la traite négrière. Nous ne devons, nous ne pouvons moralement ni les relativiser ni les sublimer. Et ce n’est pas parce que l’antisémitisme ancien s’est métamorphosé en partie en philosémitisme que ce racisme spécifique a disparu. Il est toujours fortement présent à l’extrême droite et dans la droite française, il l’est sous des formes euphémisées dans la gauche de pouvoir. Et parce qu’il est structurel, il ne peut pas ne pas être présent sous une forme ou une autre dans les classes populaires.

 

Nous ne sommes pas à République car les occasions de dénoncer le racisme sont nombreuses, à commencer par les saillies négrophobes ou islamophobes des Finkielkraut et consorts, et pourtant aucun de ces grands partis ne s’en émeut comme ils ne s’émeuvent pas des quelques 20 crimes policiers visant des Noirs, des Arabes, des Rroms que nous déplorons chaque année. Au moment où je parle, un jeune a failli trouver la mort dans le quartier des Izards à Toulouse dans l’indifférence générale.

 

Nous ne sommes pas à République car pour nous, il n’y a pas de racismes scandaleux et de racismes acceptables. En revanche, nous refusons de travestir la réalité. Ce ne sont pas les Juifs qui sont aujourd’hui la cible du racisme institutionnel. Les cibles actuelles sont les Musulmans, les Maghrébins, les Africains, les Rroms, les sans-papiers et les migrants. Aucune lutte antiraciste digne de ce nom ne peut ignorer cette réalité glaçante. Aucune lutte antiraciste ne peut ignorer que la Méditerranée est devenue un cimetière de ces damnés de la terre, pour la plupart Africains. Et si ce sursaut de bonne conscience prétendument en faveur des Juifs n’existait que pour cacher ce grand crime dont nous sommes tous ici moralement responsables ?

 

Enfin, nous ne manifestons pas à République car nous refusons de nous associer à un gouvernement et à toute la chaine de complicité autour de lui, à commencer par la cohorte des partis d’opposition comme le PCF, la FI ou Ensemble qui, capitulards ou tétanisés, s’associent à une marche orchestrée par un pouvoir qui tente aujourd’hui de criminaliser l’antisionisme et réhabiliter le délit d’opinion en France. Nous refusons de nous associer à ceux qui sur la scène internationale dansent le tango avec Netanyahou, bombardent le Tchad au nom de la « guerre contre le terrorisme » et participent à la déstabilisation impérialiste du Venezuela aux cotés des USA et du fasciste Bolsonaro.

 

Bref nous manifestons à Ménilmontant parce que nous tentons d’être les dignes héritiers de Fanon qui nous enseigne que tout antisémite parle tout à la fois des Noirs, des Musulmans ou des Rroms. Ce soir, je déclare donc Ménilmontant capitale de l’antiracisme politique.

 

Houria Bouteldja

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives, Houria Bouteldja. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.