Barbares

Né du mauvais côté de la planète

Samedi 20 juin, 16 h 30, aéroport de Roissy – Charles-de-Gaulle, le vol 796 d’Air France Paris-Bamako est prêt pour le décollage. Je me rends au Mali avec plusieurs collègues pour une conférence sur les droits de l’enfant. L’embarquement touche à sa fin. Dans le fond de l’avion éclatent soudain des hurlements. Un jeune homme africain est embarqué par la porte arrière, menotté, ceinturé par six policiers et gendarmes, dont plusieurs sont en tenue militaire. Il est attaché de force à son siège.

Il hurle : « Je ne veux pas partir ! Lâchez-moi ! Laissez-moi ! » Branle-bas de combat. Le commandant de bord tente de parlementer. Plusieurs passagers se regroupent autour de la rangée de sièges où se déroule la scène. Nous essayons de nous interposer. Celui qui dirige les forces de l’ordre tente l’intimidation : « Si vous vous opposez à cet embarquement, c’est vous qui allez être expulsés de l’avion. »

La scène dure une heure. Le jeune Africain se débat de plus en plus. Il hurle : « Je vais faire exploser l’avion ! », tout menotté qu’il est, avec plusieurs policiers rivés à chacun de ses membres. Le commandant de bord insiste : « Mesdames et messieurs, asseyez-vous, je vous en prie. J’ai un créneau de décollage, il faut qu’on parte. » Au fond de l’avion, les hurlements s’apaisent. Puis reprennent de plus belle. Les derniers passagers s’installent. Le vol est plein d’enfants, c’est la saison du retour au pays.

Que faire ? Si nous nous faisons expulser de l’avion, celui-ci décollera sans nous, la belle affaire ! Et le jeune homme sera expulsé selon le schéma prévu. Nous nous rasseyons sur nos sièges avec un intense sentiment de lâcheté et d’impuissance. L’avion décolle, les cris se calment. Nous collectons de l’argent auprès des passagers pour que le jeune homme, au moins, à l’arrivée, ait de quoi rejoindre sa famille ou son village. Les passagers, outrés pour la plupart, sont généreux.

Pendant tout le vol, maigre consolation, nous allons au fond de l’avion pour voir comment les trois policiers en civil traitent le « reconduit ». Le calme est revenu. « Vous voyez, nous disent les policiers, si des gens comme vous ne s’étaient pas levés et n’avaient pas manifesté, tout se serait bien passé. » Oui, bien passé.

C’est vrai. C’est notre faute. Les gens comme nous ont des papiers et la bonne couleur de peau. Rien de tel ne nous arrivera jamais. Nous sommes nés par hasard du bon côté de la planète. C’est notre mouvement d’indignation élémentaire qui a créé le problème, rien d’autre. Nous aurions dû nous taire. C’est ce que nous avons fini par faire, vaincus par le sentiment d’impuissance. Et le goût amer du devoir non accompli.

Claire Brisset, 25.06.09

Source : http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/06/25/ne-du-mauvais-cote-de-la-planete-par-claire-brisset_1211368_3232.html

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