« Avant la marche de 1983, les jeunes issus de l’immigration n’existent pas pour la société française. Plus précisément, leur sortie de l’invisibilité sociale a connu deux périodes contrastées : la première, connotée négativement, s’enclenche avec les rodéos de l’été 81. La seconde, connotée positivement démarre avec la Marche.
Entre-temps, les méchants casseurs et délinquants se sont transformés en « gentils Beurs ».
S’il y a effectivement une nouvelle réalité sociologique avec l’émergence d’une génération née de l’immigration, les contours et les ruptures sont loin d’être là où le discours politique et médiatique les ont situés pendant et après la Marche.
Les jeunes qui participent à la Marche sont nés pendant et juste après la guerre d’Algérie. Au regard du Français, ils se confondent avec leurs parents. Ils font partie de l’immigration et ont exactement les mêmes caractéristiques que les immigrés plus âgés. La même vision est partagée par les parents de ces jeunes. Ceux-ci rêvent pendant longtemps d’un retour au pays d’origine par réussite interposée de leurs enfants. Pour des raisons différentes, tous les regards sociaux enferment cette génération dans la fixité et dans la non-reconnaissance de leur identité réelle. Pourtant, ils connaissent une socialisation spécifique, cumulant des traits de la culture des parents, de la culture populaire française, et synthétisée dans l’expérience particulière des cités de transit des ZUP et des blocs HLM.
C’est dans ce contexte particulier qu’apparaît le terme « Beur » dans la jeunesse de la région parisienne. Il s’agit en fait d’une auto-appellation, exprimant l’identité d’affirmation. Ce thème est, en effet, le résultat d’un double verlan, d’une double inversion du mot « Arabe » (Arabe devient Rebe, qui devient Beur). Il indique à la fois l’existence de spécificités nouvelles vis-à-vis des parents mais aussi l’affirmation d’une origine arabe. Plus précisément il exprime l’émergence d’une nouvelle réalité identitaire française : l’existence d’Arabes de France. Jusqu’alors, la France ne connaissait que des Arabes en France.(…) Mais le terme est loin de ne désigner que les enfants d’immigrés maghrébins. Des enfants issus de l’immigration africaine, portugaise, etc., de jeunes Français d’origine, s’auto-désignent également ainsi. En fait, ce terme exprime l’émergence d’une identité urbaine multiculturelle, assumée et revendiquée. Il indique le refus d’une identité uniforme, homogène et niant ses diversités.
A l’issue de la marche, le terme « Beur » connaît néanmoins un processus de suridéologisation. Il est récupéré par le discours politique et le vocabulaire médiatique. Il est détourné de son sens initial. Il est présenté comme le signe d’une rupture avec la culture des parents (ce qu’il n’est qu’en partie). L’aspect de revendication des identités d’origines, dans le cadre d’un processus de mutation de celles-ci, est nié. Derrière ce détournement de sens, se cache le besoin de diviser les communautés issues de l’immigration en deux. (…) Si les Beurs sont considérés comme intégrables, le reste des communautés issues de l’immigration est, lui, à gérer avec beaucoup plus de fermeté et de restriction afin d’éviter le flux de l’immigration clandestine. Il n’est dès lors pas étonnant, dans ce contexte, que la plupart des acteurs rejettent aujourd’hui le terme « beur », comme le terme « intégration » d’ailleurs. »
« Les Beurs sont d’autant plus valorisés qu’ils affichent une distance avec leurs origines : ils sont d’autant plus appréciés qu’ils ne paraissent plus arabes ».
Saïd Bouamama
Cet article a été publié le 25 novembre 2008 sur notre site.