A la suite de l’intensification qui se voulait spectaculaire de la répression visant, à partir de la fin de 2015, la communauté musulmane dans ses lieux de vie privés et publics, de rares mais précieux témoignages1, souvent sous le couvert de l’anonymat, ont pu rendre compte avec précision des perquisitions, des fermetures de lieux de culte, des interdictions de sortie de territoire et des assignations à résidence qui se sont abattus sur des milliers de musulmans, sans provoquer de réactions à la hauteur des enjeux de ce moment politique. A côté d’analyses produites par des chercheurs et des militants, ces témoignages, nourris autant d’affects que d’idées, ont permis d’avoir accès à la logique de la violence étatique : entériner davantage, aux yeux de tous et des musulmans, la construction de ces derniers comme ennemis intérieurs soumis à un régime généralisé de suspicion et d’exception. Tout juste publié2, le recueil de chroniques écrites par Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis avril 2008, présente assurément une dimension supplémentaire du fait précisément que les récits et les réflexions qu’il propose ne peuvent en aucun cas être dissociés de son geste d’écrire. Rendre compte de « Je suis libre… dans le périmètre qu’on m’assigne », c’est rendre compte d’abord de l’écriture, non qu’il s’agisse de littérature mais pleinement de politique.
Kamel Daoudi est placé sous le coup d’une assignation à résidence depuis 14 ans, ce qui lui confère le titre de « plus vieux assigné de France ». Cette situation résulte de la conjonction de sa condamnation à 6 ans de prison pour « association de malfaiteurs terroriste »3 assortie d’une déchéance de la nationalité française, d’une interdiction de territoire et de l’impossibilité d’une expulsion en Algérie. Le voici condamné à une situation d’entre-deux et de suspension, à savoir une assignation « à perpétuité » du fait de la seule revanche de l’État – et de tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé – refusant à la fois de se dédire et de renoncer à faire plier définitivement Kamel Daoudi4. Ce dernier se présente d’ailleurs comme le « cobaye d’une expérimentation »5, qu’il nous livre (par la) grâce (de) à l’écriture. Sa dimension politique est rendue possible parce qu’à la fois contemporaine – et non a posteriori – de l’assignation et surtout parce que rendue systématiquement publique. Toutes les chroniques réunies ici, couvrant la période entre 2003 et 2021, ont en effet été publiées, pour les deux relatives à sa détention préventive, de manière anonyme, dans L’Envolée, quand toutes les autres l’ont été dans deux blogs que l’auteur a lui-même tenus et qu’il a baptisés de noms savamment choisis et témoignant de sa délectation des mots : « Sentiers-battants » et « Assigné à résistance ».
Kamel Daoudi ne s’attarde pas sur les raisons qui l’ont poussé à écrire tous ses textes dont une infime partie est compilée ici et qui porte majoritairement sur la période débutée donc en 20086. A peine mentionne-t-il une dimension « thérapeutique » lui permettant d’échapper à sa condition présente en s’installant dans un autre « espace ». Il est certain que ce désir d’échappée affecte l’écriture. En contrepoint de l’accablement qui peut affecter le lecteur face à la litanie incessante de brimades, au règne de l’arbitraire et à la rencontre avec la haine, l’écriture n’hésite pas à se présenter incisive, humoristique voire jubilatoire. Par ailleurs, et peut-être surtout, elle vient conjurer un aspect loin d’être anecdotique de l’assignation à résidence, en opposant au rapport au temps imposé, empreint de monotonie, de répétition et d’ennui, un rythme rapide et vif puisque les textes sont relativement courts, et se succèdent sans respecter la moindre chronologie. Ce faisant, le lecteur reçoit chaque séquence à la manière d’une déflagration répétée 22 fois. Cette mise à distance des effets de l’assignation se double de manière encore plus précieuse d’une analyse très fine et percutante, parce qu’en son cœur, de ce dispositif de persécution étatique. Kamel Daoudi s’attache tout d’abord à rendre visible ce que l’Etat tend à cacher quant à ce que signifie et implique véritablement une assignation à résidence. Si elle repose en partie sur sa visibilisation en vue de jeter à la vindicte nationale et locale l’« ennemi » « dangereux » mais « neutralisé », elle nécessite tout autant le mensonge et l’occultation du traitement humiliant, arbitraire, mesquin, absurde. Il décrit avec soin sa mécanique qui repose ainsi sur des déplacements forcés tous les deux ans pouvant conduire à des éloignements de sa famille ; des menaces de réincarcérations sanctionnant le moindre retard lors de l’un des deux, trois ou quatre pointages quotidiens ou bien le non-respect du couvre-feu et de la zone d’assignation7 ; des demandes humiliantes de « sauf-conduits » en vue d’accompagner sa femme enceinte à un rendez-vous médical, en vue de se rendre au tribunal lors de l’examen d’un recours ou bien encore de travailler et d’étudier – toutes ces demandes seront refusées sans le moindre début d’explication. Cette visibilisation s’accompagne de la contestation des définitions juridico-politiques de l’assignation, auxquelles Kamel Daoudi oppose sa propre intelligibilité : « L’assignation à résidence est une sorte de prison mentale où le prisonnier est son propre gardien, plongé dans une situation autistique ». Par ailleurs, il réussit à montrer combien elle vise à « neutraliser [s]a personne et réduire [s]on existence à une forme d’assujettissement ». Enfin, par des récits précis ou allusifs, il révèle combien l’assignation à résidence ne vise pas à briser uniquement celui qui est visé, mais également son entourage, en l’occurrence son épouse et leurs enfants. Pour ce faire, elle enrôle, en plus des hauts-fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, des juges et des policiers ou gendarmes, des hôteliers – une partie de son assignation s’effectuera en hôtel – des maires, des voisins, et même des militants ou sympathisants de l’extrême-droite qui contribuent activement à l’entreprise d’intimidation.
Outre cette fonction de dévoilement, l’écriture acquiert une autre dimension politique en accédant au statut de résistance à cette persécution. Cette résistance s’affiche ainsi à l’endroit et à la consternation de l’État. Difficile de ne pas lire toutes ces pages sans imaginer les réactions de stupeur et d’agacement au ministère de l’Intérieur en découvrant l’ensemble des publications, et aujourd’hui le livre, qui attestent que sa subjectivité échappe, non seulement à son entreprise d’anéantissement mais à toute mainmise. En effet, Kamel Daoudi réussit à maintenir un « je » qui proclame l’échec de cette tentative d’annihilissement psychique et social. Présent dès le titre, ce « je » sait se couvrir de pudeur à l’évocation des implications psychiques d’un tel enfermement visant tous les replis de la conscience et de la vie affective, sociale et quotidienne – en invoquant à son endroit des généralités sur les capacités humaines de résistance8. Mais ce « je » n’est pas pour autant la proclamation d’une individualité dans la mesure où il est habité par d’autres. Et en premier lieu par ses ascendants, plus précisément ses deux grands-pères qui ont combattu pour l’indépendance de l’Algérie. Leur évocation furtive constitue l’un des moments poignants tout en donnant à réfléchir. C’est à eux que sa pensée va immédiatement lorsqu’il se voit notifié de manière officielle sa déchéance de nationalité et juste avant d’être transféré en centre de rétention. Leur évocation active la généalogie de la construction de cette figure de l’ennemi intérieur et des dispositifs politiques mis en place contre lui, parmi lesquels l’assignation qui a visé des milliers d’indépendantistes algériens aussi bien en « métropole » qu’en Algérie. Par ailleurs, c’est lors de cette scène qu’il dira avoir éprouvé au plus haut point le « racisme institutionnel », alors qu’il venait d’avoir passé 7 années en prison dont 4 en isolement. 9Ce « je » est justement habité aussi par les détenus rencontrés en prison ou en centre de rétention, qui ont subi dans leurs âmes et leurs corps le racisme de l’État français, et plus particulièrement l’islamophobie. Celle-ci apparaissant par éclats, notamment lorsque Kamel Daoudi raconte les insultes et les profanations du Coran courantes en prison, comme elles ont pu avoir lieu entre autres dans le camp de Guantánamo.
En définitive, Kamel Daoudi livre un double récit dont les fils ne cessent de se nouer habilement et subtilement. Celui de l’acharnement de l’État à faire respecter un ordre islamophobe via sa politique « anti-terroriste ». Ce faisant, son livre est une pièce à considérer dans l’histoire qui semble encore à écrire de cette politique, qui ne doit pas être débutée en 2015, ni en 2001, mais à la guerre contre-insurrectionnelle en Algérie, tout en ne faisant pas l’impasse sur les années 1980 et 1990. L’autre récit est celui de sa résistance dont certains ressorts apparaissent en filigrane dans ces quelques dizaines de pages, teintées encore une fois de beaucoup de pudeur. A moins que sa force ne se niche dans son nom, Daoudi, nom en arabe de la figure plus connue de David qui défie avec succès Goliath. A ce titre, c’est son nom et non son prénom qui aurait dû figurer en calligraphie arabe, sur la couverture du livre, en guise de signature.
Samia Moucharik
1 Outre les rapports d’Amnesty International ou Human Rights Watch, on peut signaler L’Etat d’urgence (permanent) co-écrit par Hassina Mechaï et Sihem Zine en 2018.
2 Par Les éditions du bout de la ville.
3 Si le recueil ne propose aucun texte sur le procès, il est remarquable que Kamel Daoudi ait fait le choix de ne pas consacrer une seule ligne pour clamer son innocence, l’assignation à résidence « à perpétuité » ne devant pas être soumise à un jugement établi ou influencé par une éventuelle innocence.
4 Difficile de ne pas nommer ici Georges Ibrahim Abdallah, qui lui aussi fait preuve d’une endurance etd’une pugnacité portées par sa fidélité à la libération de la Palestine.
5 Qualification à remettre tout de même dans une perspective historique qui nous rappelle des précédents d’assignations longues de nombreuses années comme celles qu’on subies, pour les cas les plus connus, Salah Kader et Merouane Benhamed.
6 Tout de même, deux textes écrits et publiés pendant sa détention préventive et un retour sur ses quelques jours en centre de rétention rappellent que la persécution a débuté dès son arrestation en 2001.
7 Et effectivement Kamel Daoudi sera incarcéré à deux reprises, pour avoir accompagné sa femme enceinte à l’hôpital et pour un retard de 25 minutes à un pointage.
8 Cette même pudeur est de mise lorsqu’il s’agit des attaques directes qu’ont pu subir tant son épouse que ses enfants, la plupart nés sous ce régime de l’assignation.
9 A ce propos, le montage non chronologique des textes procure des effets de saisissement, notamment lorsque revenant en 2021 sur les quelques jours passés en centre de rétention, Kamel Daoudi affirme n’avoir jamais ressenti le stress éprouvé dans ce lieu, lui qui avait enduré des brimades physiques et mentales d’une si grande intensité en prison et particulièrement en quartier d’isolement, lui qui continue à endurer les brimades morales et sociales de l’assignation à résidence.