La sortie récente de Dune : Part One (2021), un film de science-fiction américain réalisé par Denis Villeneuve, a soulevé une fois de plus la question de la représentation déformée des Arabes, des musulmans et de l’Islam par Hollywood. Les critiques de cinéma, en particulier ceux du monde arabe et musulman, sont remontés et enfourchent leur cheval de bataille préféré : Hollywood les représente mal.
Il est temps de revenir à la réalité et d’accepter le fait que « Hollywood », en tant qu’abstraction, œuvre à la déformation de la représentation de tout le monde. Il n’a aucun engagement envers la vérité. Il trompe le monde et en fait un commerce lucratif. Les Amérindiens, les Afro-Américains, les Arabes, les Asiatiques, les Latinos, les Musulmans, les Africains – tous les habitants de la planète Terre sont déformés pour la simple raison qu’à l’épicentre de l’industrie hollywoodienne se tient un narrateur blanc réel, virtuel ou fictif qui dit au monde qu’il est la mesure de la vérité et de la sagesse, de la joie et du divertissement.
Dune apporte maintenant sa contribution à la déformation de la réalité, avec le dernier panache visuel et le dernier cri de l’audace et de la virtuosité numériques. Le film, qui se déroule dans un futur lointain au milieu d’une dystopie interstellaire, est basé sur le roman de science-fiction de 1965 de l’auteur américain Frank Herbert. En 1984, David Lynch a réalisé une version cinématographique du roman, au grand dam des critiques. Mais l’adaptation de 2021 par Denis Villeneuve a reçu beaucoup d’éloges, de la part de presque tout le monde, à l’exception de certains critiques de cinéma arabes et musulmans qui pensent qu’elle les représente mal et qu’elle est fondée sur le fantasme du sauveur blanc.
C’est le cas. C’est le fantasme classique du sauveur blanc. Et alors ? Qu’est-ce que cela a à voir avec nous – musulmans, Arabes, Iraniens, Pakistanais, Turcs, Indiens, « Orientaux » comme ils nous appellent ? Un romancier américain blanc, un cinéaste canadien blanc et une société de médias de masse basée à Burbank, en Californie – Legendary Entertainment – pensent que l’univers entier a besoin d’un sauveur blanc qui ressemble à l’acteur Timothée Chalamet. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Tout le pouvoir à eux !
Quand les Arabes et les musulmans se lancent à la poursuite de ces films et demandent « pourquoi vous nous avez déformés ?», « pourquoi vous avez emprunté à l’Islam sans le reconnaître ?», ou « pourquoi vous avez choisi un acteur blanc dans le rôle principal plutôt qu’un « Mahomet » indien, pakistanais ou égyptien de première génération (comme l’a dit Ridley Scott) ?», ils soufflent dans la corne du mauvais côté, comme on dit en persan.
Les accessoires ne sont pas des personnes
Les « Arabes » ne sont pas des personnes réelles dans ces œuvres de fiction. Les Arrakis dans Dune ne sont pas des Irakiens dans leur patrie. Ils sont figuratifs, métaphoriques et métonymiques. Ils sont une simple synecdoque pour une historiographie littéraire de l’orientalisme américain. Ils sont des tropes – des simulacres qui sont là pour que le narrateur blanc puisse raconter son histoire triomphante.
Le monde entier tombera dans un piège si nous commençons à discuter avec ces interlocuteurs blancs fictifs, et à leur dire que nous ne sommes vraiment pas ce qu’ils pensent que nous sommes. Ce n’est pas seulement un combat perdu d’avance. C’est une mauvaise bataille. Ce n’est pas là que se trouve la véritable ligne de front.
On ne combat pas Hollywood avec des arguments critiques. On combat Hollywood avec Akira Kurosawa, Satyajit Ray, Abbas Kiarostami, Elia Suleiman, Nuri Bilge Ceylan, Moufida Tlatli, Ousmane Sembène, Yasujirō Ozu, Guillermo del Toro, Mai Masri, ad gloriam. On ne combat pas les fausses représentations. On montre, on célèbre et on perfectionne les représentations qui sont des œuvres d’art.
Quelle différence cela ferait-il si vous faisiez jouer le rôle principal de Dune par Riz Ahmed, Dev Patel ou Rami Malek au lieu de Timothée Chalamet ? Cela aurait-il résolu le problème – de quelle manière ?
Hollywood est une énorme machine qui ne cesse de tourner sur elle-même, en produisant des doses toujours plus fortes de fantaisie pour entretenir l’illusion qu’elle est l’épicentre de l’univers. Si vous y jetez Sydney Poitier ou Denzel Washington, elle les digérera et recrachera toujours les mêmes fantasmes. Donc, si vous voulez combattre cette machine, vous devez changer d’interlocuteur – opter pour un autre conteur, le plus éloigné d’Hollywood. Un seul plan d’un Kiarostami ou d’un Ozu fera fondre des montagnes de neige à Hollywood. On n’améliore pas le mensonge avec des cosmétiques. On corrige l’objectif avec la vérité.
Le regretté Jack Shahin a passé sa précieuse vie à documenter de tels abus à Hollywood. Il a présenté ses conclusions dans son livre de 2001, Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People, qui a fait l’objet d’un documentaire en 2006. D’autres critiques plus détaillées de ces fausses représentations se sont accumulées au fil des ans. Pour quels résultats ? Tout a commencé en 1921. En octobre de cette année-là, le drame romantique muet, The Sheik (prononcé comme le mot français « Chic »), a été présenté en première aux États-Unis et en Europe. Pendant les 100 années qui ont suivi, de 1921 à 2021, de Sheik à Dune, Hollywood s’est amusé à produire et à promouvoir un fantasme après l’autre sur les Arabes et le monde musulman au sens large. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec nous, les vrais Arabes et musulmans ?
La question à se poser
La question que les Arabes et les musulmans doivent se poser est précisément celle que James Baldwin a posée il y a environ un demi-siècle – en exposant le sombre subconscient des Blancs : « La question que vous devez vous poser », disait Baldwin, « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver au fond d’eux-mêmes pourquoi, tout d’abord, il leur a été nécessaire d’avoir un “nègre”, parce que je ne suis pas un “nègre”. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu’il vous en faut un. Et vous devez découvrir pourquoi. L’avenir du pays en dépend. »
Aujourd’hui, les Arabes et les musulmans doivent inverser cette question et se demander pourquoi il leur importe de savoir ce qu’une culture irrémédiablement raciste pense d’eux. Pourquoi se préoccuper de la représentation hollywoodienne des Arabes et des musulmans, ou de toute autre personne d’ailleurs ? Plus les Arabes et les Musulmans tardent à poser cette même question en remplaçant simplement le mot « Noir » par « Arabe », plus ils prolongent paradoxalement la capacité de la suprématie blanche d’Hollywood à les tourmenter, à leur faire subir une violence épistémique, à les mettre sur la défensive et à les amener à se demander s’ils sont bien ce qu’Hollywood pense qu’ils sont.
« Dune est-il un récit de sauveur blanc ? » se demandent la plupart des critiques de cinéma arabes ou musulmans. Bien sûr, c’est le cas. Et alors ? Bien sûr, Hollywood a choisi de faire jouer dans Dune un fringant Rudolf Valentino de son temps pour aller sauver « les Arabes » d’eux-mêmes. Quoi d’autre de nouveau ? « Le roman de Frank Herbert s’inspire de l’Islam », disent-ils aussi. Frank Herbert n’a rien fait de tel. Il ne pouvait pas distinguer l’« Islam » d’un trou dans le mur. Il s’est inspiré des fantasmes des orientalistes sur l’Islam, pas de l’Islam. Il n’y a même pas deux musulmans qui peuvent s’entendre sur ce qu’est l’Islam – encore moins deux orientalistes du vieil Hollywood.
J’ai regardé la plupart des fantaisies d’Hollywood sur le monde musulman et je n’y ai rien trouvé qui me concerne de près ou de loin en tant que musulman ou Iranien. Rien du tout. Ces films sont comme des « traductions » anglaises de Rumi que je trouve de temps en temps. En regardant ces « traductions », je ne peux jamais dire quel est le poème original, et j’ai passé toute une vie à lire et à enseigner Rumi en avant et en arrière. Parce que les « traductions » anglaises de Rumi sont en réalité des actes de piété de la part d’Américains bien intentionnés qui essaient de trouver une voie « spirituelle » décente qu’ils attribuent à Rumi et je ne trouve rien de mal à cela, pour les Américains. Cependant, cela n’a rien à voir avec moi – ou avec toute autre personne qui lit l’œuvre de Rumi dans son original.
Il y a des années, dans mon livre Post-Orientalism Knowledge and Power in a Time of Terror (2009), j’ai écrit que tout au long de sa magnifique vie, Edward Said avait un interlocuteur blanc fictif assis dans son esprit qu’il essayait de convaincre que les Palestiniens avaient été lésés – tant que ce personnage fictif n’était pas totalement convaincu que les Palestiniens étaient effectivement lésés, ils ne l’étaient pas. Mais nous en avons fini avec ce personnage fictif assis à l’intérieur du meilleur de nos penseurs critiques. Le porte-parole le plus éloquent de la cause palestinienne est peut-être mort sans être convaincu d’avoir convaincu le fruit de son imagination du fait le plus brutal de son histoire. Nous avons depuis longtemps changé d’interlocuteur. Nous ne lui parlons plus. Il est fictif. Il n’est pas réel.
Les fictions frontalières qui séparent l’Est et l’Ouest, Hollywood et Bollywood, se sont dissoutes dans le cyberespace. Elles n’ont aucun sens dans une réalité où la façon dont le fantasme d’un sauveur blanc peut titiller l’imagination de son public blanc n’a que peu d’importance pour le reste de l’humanité en général. Ils ont besoin de leurs sauveurs blancs. C’est une disposition psychotique. Nous ne pouvons que leur souhaiter un prompt rétablissement.
Hamid Dabashi
Professeur d’études iraniennes et de littérature comparée à l’université Columbia
Article publié le 10 Novembre 2021 sur Al Jazeera
Traduit par Azzedine Benabdellah, membre du PIR