Nous avons réalisé le cinquième entretien de notre série « D’ici et d’ailleurs la Palestine vaincra » avec David Palumbo-Liu, professeur de littérature comparée à l’université de Stanford aux Etats-Unis. Investi dans la lutte pour les droits des Palestiniens et d’autres groupes tels que les Rohingyas, les Ouïghours, les Tibétains, les Kashmiris et les peuples indigènes en général, il fait partie du collectif d’organisation de la campagne américaine pour le boycott académique et culturel d’Israël (USACBI) et du Campus Antifascist Network. Son livre le plus récent, Speaking out of place : Getting our political views back, a été publié chez Haymarket Books.
1/ Comment était le mouvement de solidarité avec la Palestine dans votre pays avant l’éclatement de cette nouvelle Nakba ? Quelle était son histoire et quelles étaient ses composantes, ses forces et ses faiblesses ?
Aux Etats-Unis, il y a eu de nombreux groupes, différents les uns des autres, travaillant pour la libération de la Palestine, chacun avec ses propres intérêts et capacités – il y a eu des groupes religieux, en particulier l’American Friends Field Service, des groupes de défense des droits de l’Homme et des syndicats. Le Mouvement Black Lives Matter a été très actif, de même que The Red Nation. Très tôt, #BlackLivesMatter a soutenu le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS). Il en va de même pour les Socialistes démocrates d’Amérique. Personnellement, j’ai fait partie du collectif d’organisation de la Campagne américaine pour le boycott académique et culturel d’Israël (USACBI), qui est alignée sur le Boycott académique et culturel palestinien d’Israël (PACBI).
L’USACBI a travaillé avec de nombreuses organisations universitaires telles que l’American Studies Association et l’American Anthropology Association pour adopter des résolutions de boycott. Sur les campus universitaires, il y avait également les étudiants pour la justice en Palestine et les sections universitaires de Jewish Voice for Peace. Les principales composantes étaient donc les églises, les syndicats, les universités, les groupes progressistes et radicaux.
Les forces et les faiblesses proviennent de la même chose : la diversité. Le fait que tant de groupes libéraux, progressistes et radicaux différents considèrent les droits des Palestiniens comme une question essentielle renforce le mouvement dans son ensemble, mais en même temps, à tout moment, chaque groupe particulier a ses propres priorités et sa propre politique interne.
2/ Comment la lutte s’est-elle organisée dès le début du génocide à Gaza ? Quels étaient ses objectifs, ses forces, ses contradictions et ses adversités ? La lutte a-t-elle déjà évolué, et si oui, quels sont les changements ?
Après le 7 octobre, les choses ont radicalement changé. Avec la destruction et le massacre massif perpétré par l’État d’Israël, et l’échec total du droit humanitaire international à limiter efficacement la violence, le nettoyage ethnique et l’écocide, chacun des groupes que j’ai mentionnés a placé la Palestine au sommet de ses priorités. L’urgence du génocide fait qu’il est impossible de différer l’action, et de plus en plus de personnes qui n’étaient pas impliquées auparavant ont rejoint le mouvement. L’objectif immédiat est d’arrêter les massacres et de se désinvestir immédiatement des entreprises qui soutiennent et facilitent le génocide. L’appel est de demander aux responsables de rendre des comptes. La lutte n’a pas été organisée de manière totalisante, mais chaque groupe essaie de soutenir l’autre. Les États-Unis sont un pays très vaste sur le plan géographique, avec des populations très diverses. Pourtant, dans chaque grande ville, il y a des manifestations, et les chants, les slogans, les revendications sont repris dans les grandes villes comme dans les petites. Des villes ont organisé des campagnes de boycott et de désinvestissement, des manifestations hebdomadaires rassemblent entre 50 et 50 000 personnes. Je n’aurais jamais pu imaginer un tel activisme pro-palestinien il y a un an.
Cela est dû à la vague de protestations étudiantes, mais aussi au fait que de plus en plus de personnes sont exaspérées par notre gouvernement. Chaque manifestation insiste sur deux points : premièrement, nous avons, en tant qu’Américains, une obligation spéciale d’agir – notre pays a historiquement soutenu Israël économiquement, financièrement, militairement, diplomatiquement. Ce génocide ne pourrait avoir lieu sans les États-Unis, et ce sont nos impôts qui financent tous ces massacres. Nous ne manquons jamais de souligner ce terrible fait. Deuxièmement, nous insistons à chaque instant sur le fait qu’il ne s’agit pas de nous, mais bien des Palestiniens. Nous sommes attachés à leur libération, à la restitution de leur terre et à leur droit au retour. Nous admirons leur courage et leur force.
3/ Quelle a été l’attitude des autorités, des partis politiques dominants et des médias dans votre pays ? Le colonialisme israélien a-t-il des liens économiques et politiques avec votre pays, et sous quelle forme ?
J’ai répondu tout à l’heure à la deuxième partie de votre question, je vais donc passer à la première. C’est simple : les autorités, les partis politiques dominants et les médias ont été uniformément mauvais. Dans le pire des cas, ils ont été ouvertement fascistes. Ce n’est pas aussi grave que l’Allemagne, mais presque autant. En novembre, nous aurons des élections nationales. Les deux partis sont donc très silencieux sur la Palestine, essayant de ne pas perdre de voix. Les démocrates et les républicains sont totalement déconnectés des jeunes, des pauvres et des personnes de couleur, et cela se voit lorsqu’aucun des deux partis n’adopte ne serait-ce qu’une position décente sur la Palestine, qui passionne la plupart des jeunes et d’autres personnes. Biden a récemment appelé à un cessez-le-feu, mais personne ne le croit vraiment ou ne fait confiance à aucun politicien. Curieusement, les gens font confiance à Trump sur Israël parce qu’il a toujours été extrêmement clair, sans équivoque et fasciste dans son soutien à l’État sioniste. Les démocrates sont plus glissants et trompeurs – ils veulent paraître sympathiques, mais la majorité du parti vote toujours pour donner des millions, voire des milliards de dollars pour soutenir le génocide d’Israël.
Le New York Times est parfois appelé facétieusement « le New York Times d’Israël », car il sert principalement d’organe de propagande pour Israël. Il n’a jamais rétracté le reportage incendiaire et mensonger qu’il a fait sur les cas soi-disant massifs de viols de Juifs israéliens par le Hamas le 7 octobre. Les médias ne parlent pas non plus des mensonges concernant l’UNRWA. Ces mensonges ont eu des effets réels et alimentent le génocide. En raison de cette couverture médiatique biaisée et de la lâcheté des hommes politiques, les manifestants sont considérés comme des « terroristes » et les présidents d’université ont fait appel à la police anti-émeute et menacé d’appeler la Garde nationale pour réprimer la désobéissance civile non violente.
Il est intéressant de noter que cette répression a conduit à une plus grande radicalisation, en particulier chez les jeunes. Ils sont horrifiés par ce qu’ils voient alors que leurs amis et d’autres sont battus à coups de matraque. Cela a conduit à des mobilisations encore plus massives qui se situent complètement en dehors des grands partis. Le fait que de plus en plus de gens ne regardent plus les grands médias, mais se fient presque exclusivement à Al Jazeera, TikTok, Instagram, Jadaliyya et d’autres médias, signifie que leur activisme est beaucoup plus aligné sur ceux qui, ailleurs, sont également à l’écoute des médias alternatifs.
4/ Selon vous, comment serait-il possible d’unir les forces des mouvements de soutien à la Palestine sur tous les continents ? Quel rôle devraient jouer la diaspora palestinienne et les organisations de résistance ?
C’est une question très importante. J’invite les gens à consulter un nouveau livre qui sera bientôt publié par l’universitaire palestinien américain Karam Dana et qui s’intitule To Stand with Palestine : Transnational Resistance and Political Evolution in the United States. M. Dana y évoque en particulier le rôle clé joué par la diaspora palestinienne. Je pense que la combinaison des forces des mouvements de tous les continents est déjà en train de se produire d’une manière étonnante et organique – ce qui est le plus évident dans ce que l’on appelle maintenant l’« Intifada étudiante », qui est devenue un nœud majeur de l’activisme. Le mouvement de la jeunesse palestinienne a joué un rôle essentiel dans le lancement, parfois simultané, de manifestations de masse dans de nombreuses grandes villes. Enfin, et c’est peut-être le plus important, le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions a été créé en 2005. Il s’agit d’un appel lancé par plus d’une centaine d’organisations de la société civile palestinienne, qui constitue une structure clé ainsi qu’un ensemble de tactiques visant à rétablir les droits des Palestiniens à l’intérieur des frontières de 1948, dans les territoires occupés et en exil.
David Palumbo-Liu
Entretien traduit de l’anglais par Hanna
« The Student Intifada has become a major nexus of activism » (David Palumbo-Liu)
We conducted the fifth interview in our series « From here and elsewhere, Palestine will win » with David Palumbo-Liu, Professor of Comparative Literature at Stanford University in the USA. Involved in the struggle for the rights of Palestinians and other groups such as the Rohingyas, Uyghurs, Tibetans, Kashmiris and indigenous peoples in general, he is part of the organizing collective of the US Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel (USACBI) and the Campus Antifascist Network. His most recent book, « Speaking out of place : Getting our political views back » is published at Haymarket Books.
1/ How was the Palestine solidarity movement like in your country before the outbreak of this new Nakba? What was its history and what were its components, strengths and weaknesses?
In the US, there have been many different groups working for Palestinian liberation, each with their own interests and capacities—there have been church groups, especially the American Friends Field Service; human rights groups; and labor unions. The Movement for Black Lives has been very active, as well as The Red Nation. Very early on #BlackLivesMatter endorsed the Boycotts, Divestment, and Sanctions movement. So did the Democratic Socialists of America. Personally, I have served on the Organizing Collective of the US Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel (USACBI), which is aligned with the Palestinian Academic and Cultural Boycott of Israel (PACBI).
USACBI has worked with many academic organizations such as the American Studies Association and the American Anthropology Association to pass boycott resolutions. On university campuses there was also Students for Justice in Palestine and university chapters of Jewish Voice for Peace. Thus the main components were churches, unions, universities, progressive and radical groups.
Both the strengths and the weaknesses come from the same thing—diversity. The fact that so many different liberal, progressive, and radical groups all take Palestinian rights as a key issue lends strength to the overall movement, but at the same time, at any one time any particular group has its own priorities, and internal politics.
2/ How was the struggle organized from the start of the genocide in Gaza? What were its goals, strengths, contradictions and adversity? Has the struggle already evolved, and if so, what changes?
After Oct 7th, things have changed dramatically. With the massive destruction and death carried out by the State of Israel, and the utter failure of international humanitarian law to effectively constrain the violence, ethnic cleansing, and ecocide, each of the groups I mentioned has placed Palestine at the top of its priorities. The urgency of the genocide makes it impossible to defer action, and more and more people who were not involved before have joined the movement. The immediate goal has been to stop the killing, and to immediately divest from companies supporting and enabling the genocide. The call is to hold those responsible to account. The struggle has not been organized in a totalizing manner—but each group tries to support the other. The US is a very large country geographically, with diverse populations. Yet in each major city there are demonstrations, and the chants, slogans, demands are echoed in both large cities and small towns. Cities and towns have had boycott and divestment campaigns, there are weekly demonstrations with anywhere from 50 to 50,000 people. I could never have imagined pro-Palestine activism like this a year ago.
This is due to the wave of student protests, but also because more and more people are infuriated with our government. Every single demonstration insists on two points—first, that we as Americans have a special obligation to act—our country has historically supported Israel economically, financially, militarily, diplomatically. This genocide could not take place without the US, and our taxes are paying for all this killing. We always make note of this terrible fact. Second, at each moment we insist that this is not about us–it is ultimately about the Palestinians. We are committed to their liberation and the return of their land, and their right to return. We stand in awe of their courage and strength.
3/ What has been the attitude of the authorities, the dominant political parties and the media in your country? Does Israeli settler colonialism have economic and political links with your country, and in what form?
I answered the second part of your question just now, so I will turn to the first part. It is simple—the authorities, dominant political parties, and the media have been uniformly bad. In the worst cases, openly fascistic. Not quite as bad as Germany, but almost as bad. In November we will have national elections. So both parties are being very silent on Palestine, trying not to lose votes. Both Democrats and Republicans are totally out of touch with younger people, poor people, and people of color, and this shows when neither party takes even a decent position on Palestine, which most young people, as well as others, are passionate about. Biden just recently called for a ceasefire, but nobody really believes him or trusts any politician. Oddly enough, people trust Trump on Israel because he has always been extremely vocal, unequivocal, and fascistic in his support of the Zionist state. The Democrats are more slippery and deceptive—they want to appear sympathetic but the majority of the party still votes to give millions, if not billions of dollars to support Israel’s genocide.
The New York Times is sometimes referred to facetiously as “The New York Times of Israel”—this is because it mostly serves as a propaganda organ for Israel. It has never retracted the incendiary and false reporting they did on the supposedly massive cases of Hamas’ rape of Israeli Jews on Oct 7. The media also fails to report on the lies about UNRWA. These falsehoods have had real effects, and feed the genocide. Because of such biased media coverage, and the cowardice of politicians, protesters are regarded as “terrorists” and university presidents have called in riot police and threatened to call in the National Guard to suppress non-violent civil disobedience.
Interestingly, this repression has led to further radicalization, especially of young people. They are horrified at what they see as their friends and others are beaten with clubs. This has led to even more massive mobilizations that stand completely outside the major parties. The fact that more and more people no longer tune into major media but now rely almost exclusively on Al Jazeera, TikTok, Instagram, Jadaliyya, and other media, means their activism is much more aligned with those elsewhere who are also tuned into alternate media.
4/ In your opinion, how would it be possible to combine the forces of movements supporting Palestine on all continents? What role should the Palestinian diaspora and resistance organizations play?
This is such an important question. I urge people to look for a new book that will be published soon by the Palestinian American scholar Karam Dana called To Stand with Palestine: Transnational Resistance and Political Evolution in the United States. Dana talks specifically about the key role the Palestinian diaspora plays. I think combining the forces of movements on all continents is already happening in an amazing, organic manner—this is most evident in what is now called the “Student Intifada,” which has become a major nexus of activism. The Palestinian Youth Movement has played a critical role in launching, simultaneously at times, mass demonstrations in many major cities. Finally, and perhaps most important, is the Boycott, Divestment, and Sanctions movement, which was established in 2005. It is a call from more than a hundred Palestinian civil society organizations that forms a key structure as well as a set of tactics to restore rights to Palestinians within the 1948 borders, in the Occupied Territories, and in exile.
David Palumbo-Liu
Translated into french by Hanna