De Sahar Ghumkhor 20 Mars 2019
Suite à ce qui fut décrit comme l’attaque « terroriste » la plus grave qu’ait connu la Nouvelle-Zélande, au cours de laquelle 50 personnes furent abattues dans deux mosquées de Christchurch, la première ministre néozélandaise Jacinda Arden déclarait :
« Nous n’avons pas été pris pour cible parce que nous sommes un lieu sûr pour les plus haineux. Nous n’avons pas été la cible de cet acte de violence parce que nous tolérons toute forme de racisme, parce que nous sommes un foyer possible d’extrémisme. Nous avons été pris pour cible précisément parce que nous ne sommes rien de tout ça. »
En tant que musulmane ayant grandi en Nouvelle-Zélande, cette déclaration me pose problème. Au cours des années, je l’ai entendu répétée maintes fois et de façon quasi rituelle par des Kiwis [néo-zélandais blancs], faisant toujours les éloges du multiculturalisme. J’entends toujours ces mêmes déclarations d’autocongratulation en Australie, où je suis installée à présent.
C’est cette même conception narcissique qui a assez souvent incité les Néozélandais et les Australiens à déclarer que je devrais être « heureuse » d’habiter leur pays respectif. Après tout, ils voient l’Afghanistan, d’où je viens, comme la patrie des « burqas », de l’intolérance et de la violence fondamentaliste.
Dans notre réalité « post » coloniale, le racisme détermine toujours qui « nous » sommes et qui « ils » doivent être. C’est ce qui produit des déclarations comme « c’est pas nous », qui permettent de s’absoudre et de se décharger de toute responsabilité et honte, en les remplaçant par une sorte d’innocence fragile, voire une fierté. C’est ce qui conforte l’idée que « l’extrémisme » et la violence sont l’apanage des sociétés « rétrogrades » : « nos » sociétés civilisées en Nouvelle-Zélande, en Australie et en Occident ne souscrivent pas à une telle barbarie, et les rares d’entre « nous » qui le font ne « nous » représentent pas, et ne sont pas le produit de « nos » cultures.
Ce qui m’a le plus frappée dans la déclaration d’Ardern (et d’autres célébrant la diversité et la nature accueillante des Kiwis, et de ces provinces aux petites communautés très unies), c’est la malhonnêteté des propos.
Même si les musulmans ont été intégrés dans ce « nous » collectif, cette inclusion récente n’a fait que renforcer davantage leur statut d’« étrangers ». Malgré plus d’un siècle de présence de l’Islam dans le pays, les musulmans continuent d’être considérés et traités comme des immigrants et des réfugiés, et donc intrinsèquement des « étrangers ». Ils sont soit « accueillis » ou bien invités à « retourner » d’où ils venaient, ce qui démontre que dans les deux cas de figure ils ne sont pas perçus, par la majorité, comme faisant partie intégrante de la société néozélandaise.
Le hashtag de solidarité avec les victimes de l’attentat de Christchurch #TheyAreUs, est un aveu ironique de cette perception bien répandue que les Musulmans restent encore et toujours des étrangers. Cette oscillation entre « eux » (les barbares) et « nous » (pleinement civilisés) révèle la nature précaire de la vie du Musulman et de sa place au sein de la nation. Le pouvoir colonial s’est toujours appuyé sur cette même distinction entre humains/non-humains, entre nous/eux pour légitimer sa mission « civilisatrice » et justifier les stratégies violentes employées pour contrôler les populations indigènes.
La Nouvelle-Zélande est relativement peu connue pour l’islamophobie ou le terrorisme, ce qui permet aux politiciens comme la première ministre Arden de présenter son pays au monde comme pacifique et valorisant la diversité. Pourtant, la réalité sur place montre bien que c’est loin d’être toujours le cas.
La communauté musulmane a été l’objet d’un dispositif de surveillance d’envergure et de mesures de sécurité exceptionnelles mises en place par l’Etat. La société connaît une islamophobie en progression, et les musulmans subissent quotidiennement des agressions et d’innombrables violences symboliques.
Une étude sur 16.000 personnes menée en 2017 a démontré une forte corrélation entre une consommation médiatique accrue et des préjugés et opinions hostiles à l’égard des musulmans. Des membres de ma famille, musulmans, ont bien connu les conséquences de ces attitudes islamophobes. Des voitures accélèrent quand ils tentent de traverser la rue, on les traite de terroristes dans les espaces publics, ou on leur demande de retirer leur voile.
A chaque fois qu’un évènement impliquant un Musulman a lieu en Occident, ce « nous » collectif ressent le besoin de mettre à l’épreuve la loyauté de cette communauté musulmane « suspecte ». En 2017 déjà, le ministre des affaires étrangères actuel Winston Peters, alors député, a commenté l’attentat du London Bridge en disant :
« Ce qui se passe c’est que des familles, des amis et des personnes de confiance ont choisi de détourner le regard, ont préféré le silence, plutôt que de dénoncer ces monstres. C’est peut-être la culture de Damas, mais ce n’est pas la nôtre. C’est peut-être permis à Tripoli, mais ce n’est absolument pas acceptable en Nouvelle-Zélande. La communauté islamique doit faire le ménage chez elle en livrant ces monstres aux autorités, à commencer par leurs propres familles. »
Dans l’Australie voisine, la situation n’est pas meilleure. En 2015, le premier ministre de l’époque Tony Abbott a exigé des représentants de la communauté musulmane qu’ils rappellent plus souvent que l’Islam est une religion pacifique, et qu’ils le disent « avec conviction ». Son successeur, Scott Morrison a exprimé quant à lui des inquiétudes concernant l’ « inhabilité » des immigrés à s’intégrer.
Des politiciens de droite comme Pauline Hanson, Fraser Anning, Cory Bernardi ou Jacqui Lambie ont à plusieurs reprises attaqué la communauté musulmane et n’ont cessé de parler du danger de « l’islamisation ». La « gauche » a été également très préoccupée par un « danger » musulman fantasmé. En 2017, quand des représentants de la communauté musulmane ont suggéré la mise en place de « groupes de parole » pour que les jeunes musulmans de Victoria puissent y discuter librement de leurs préoccupations, le premier ministre travailliste Daniel Andrews s’est opposé au projet, déclarant qu’il était préoccupé par l’idée que de jeunes musulmans « s’unissent contre les valeurs qui nous sont chères ».
En Australie comme en Nouvelle-Zélande, l’islamophobie gangrénant la scène politique a été amplifiée par un traitement médiatique raciste qui décrit systématiquement les musulmans comme violents et « arriérés », et l’Islam comme une idéologie justifiant la violence et l’asservissement des femmes. Dans les deux pays, le discours politique a été dénaturé par la banalité du centrisme, dont l’influence dépolitisante n’a fait que réduire les problèmes les plus urgents à des déclarations creuses sur le dialogue interconfessionnel, la cohésion sociale, le multiculturalisme et la résilience communautaire. Cela a produit un débat malhonnête, et un public qui voit désormais l’émotion politique comme une vérité.
Pendant ce temps, les Musulmans et d’autres minorités victimes du racisme sont systématiquement réduits au silence, privés de parole. Cela a eu des effets dévastateurs sur le discours des musulmans, qui a été dépossédé de tout pouvoir politique, et acculé à une simple politique de respectabilité et à une crise de leadership. La dépolitisation de la communauté musulmane a aliéné les jeunes générations, et a amené beaucoup d’entre eux à intérioriser les stéréotypes islamophobes, et à pratiquer l’auto-surveillance.
Que cet environnement de haine et de rejet produise quelqu’un comme Brenton Tarrant, nourrissant son islamophobie et son agressivité au point qu’il juge qu’il était de son « devoir » de prendre d’assaut deux mosquées en tuant 50 fidèles innocents, n’est en rien surprenant. Tarrant n’est pas une aberration, il n’est pas non plus une exception ; il fait partie intégrante de ce « nous » collectif en Nouvelle-Zélande, en Australie, et en « Occident », tout comme les partisans du « Trumpisme » font partie intégrante de l’Amérique actuelle. Prétendre le contraire relève du déni pur et simple et d’une lâche fuite vers ce sanctuaire libéral blanc qu’est la « troisième voie » [le centrisme].
Les mots d’Ardern ont été prononcés à un moment de vulnérabilité pour exalter ce que la Nouvelle-Zélande n’est pas et ne sera jamais. Ils indiquent que la majorité refuse et rejette la honte, dont l’expérience est la clef de la poursuite d’une justice réparatrice. Contrairement à la fierté et la haine, le sentiment de honte implique une remise en question ; l’accepter c’est faire preuve d’une volonté d’être transformé par celui-ci.
Au lendemain de l’attentat de Christchurch, nous n’avons en tout cas pas vu s’exprimer la volonté et le courage requis pour faire face à l’Islamophobie, telle qu’elle se manifeste au quotidien et dans les politiques publiques.
Traduit de l’anglais par Kossi Ayomide Paul, membre du PIR