Alors que le gouvernement français mobilise tout l’appareil de l’État dans son offensive islamophobe, quatre mois après la promulgation de la loi séparatisme, nous publions aujourd’hui cette traduction d’un article du professeur Farid Hafez, qui nous avait accordé un entretien à l’occasion de notre série D’ailleurs, l’islamophobie d’ici en février 2021. Il nous y rappelle que, loin d’être le seul Etat à mettre en oeuvre une politique discriminatoire sous prétexte de lutte contre le terrorisme, la France s’inscrit dans le cadre d’une réaction sécuritaire plus générale des Etats-Nations européens, qui ciblent de plus en plus leurs résidents et citoyens musulmans au nom de la lutte contre « l’islam politique ».
Après une série d’attaques violentes dans toute l’Europe à l’automne 2020, notamment la décapitation du professeur français Samuel Paty et les quatre personnes abattues à Vienne, plusieurs ministres de l’intérieur européens ont publié une déclaration commune de solidarité contre le terrorisme.
La première version, rédigée par l’Autriche, la France et l’Allemagne, comprenait plusieurs mentions de l’islam, mais a été considérablement édulcorée dans la version finale en raison de l’opposition de la plupart des autres États membres qui n’adhéraient pas à cette rhétorique d’un « choc des civilisations » contre les valeurs de l’UE. La version finale ne comporte qu’une seule mention explicite de l’islam, et une proposition visant à sanctionner les migrants qui refusent de s’intégrer a été supprimée. La déclaration appelle les États de l’UE à prendre « des mesures systématiques pour prévenir la radicalisation ».
Mais les pays partisans de politiques plus belliqueuses en matière de surveillance des musulmans, comme l’Autriche et la France, n’ont pas renoncé. Au contraire, ils ont œuvré à la création du « Forum de Vienne sur la lutte contre la ségrégation et l’extrémisme dans le contexte de l’intégration », une conférence annuelle établie pour intensifier la coopération dans la lutte contre « l’islam politique », selon la ministre autrichienne de l’intégration, Susanne Raab, du parti conservateur ÖVP (Parti du Peuple Autrichien), récemment secoué par des allégations de corruption. La première session a eu lieu le 28 octobre, sans grande attention des médias mondiaux.
Mme Raab a invité les ministres de l’intégration du Danemark (Mattias Tesfaye) et de la Flandre (Bart Somers), ainsi que la vice-ministre de la citoyenneté du ministère français de l’intérieur (Marlène Schiappa), à l’événement, en compagnie de 100 experts.
Mais que veulent dire des pays comme l’Autriche, la France et le Danemark lorsqu’ils parlent de la lutte contre l’islam dit politique ? Une chose est sûre : ils ne parlent pas de militantisme et de violence.
La répression française contre les groupes musulmans
Au nom de la lutte contre ce que le gouvernement français appelle le « séparatisme islamiste », le gouvernement du président français Emmanuel Macron a légitimé la répression contre les organisations musulmanes de la société civile.
Selon Macron et son gouvernement, le « séparatisme islamiste » est protégé par l’islamo-gauchisme, lui-même émanant de « théories de sciences sociales étrangères entièrement importées des États-Unis », comme le discours post-colonial ou anticolonial.
En France, de nombreuses mosquées suspectées de « séparatisme » ont été systématiquement perquisitionnées, car elles étaient considérées comme des « viviers de terrorisme ». Des organisations humanitaires et antiracistes luttant contre l’islamophobie ont également été fermées. Et bien que les motifs de leur fermeture aient été révoqués, leur mise hors la loi a été confirmée par la plus haute juridiction administrative française, le Conseil d’État.
Le Danemark n’a pas un meilleur bilan. Son parlement a adopté le 1er juin une déclaration signée par tous les grands partis, y compris le parti social-démocrate au pouvoir, qui prend pour cible la liberté académique ainsi que la liberté d’expression. Cette déclaration s’en prend à ce qu’elle appelle « la recherche qui produit de la politique déguisée en science ».
Plusieurs réactions ont souligné que les universitaires travaillant sur la race, le genre, les migrations et dans les études postcoloniales sont particulièrement visés par ce document, car ils ont été publiquement attaqués dans le passé par des politiciens et des médias danois.
Cette décision a été prise après les critiques adressées au gouvernement danois par les Nations unies et les organisations de défense des droits de l’homme contre les tristement célèbres politiques de « ghetto » qui régissent la vie dans 25 zones à faible revenu et à prédominance musulmane, officiellement décrites par le gouvernement comme des « ghettos ».
Les lois en question établissent une distinction entre les citoyens « danois de souche » et les citoyens « non occidentaux » et retirent les financements publics aux écoles indépendantes musulmanes. Sept écoles privées musulmanes ont été fermées, au motif qu’elles ne promeuvent pas suffisamment les valeurs danoises de liberté, de démocratie et d’égalité des sexes.
Pendant ce temps, l’Autriche, hôte du Forum de Vienne pour la démocratie et les droits de l’homme, est à l’avant-garde de la criminalisation des musulmans au nom de la lutte contre le soi-disant islam politique. Depuis qu’elle a rompu avec son accommodement tolérant de l’islam dans le système politique autrichien avec l’amendement de la loi sur l’islam de 2015 qui a placé les « Sociétés Religieuses Islamiques » légalement reconnues sous un lourd contrôle de l’État, elle prend pour cible ses résidents et citoyens musulmans, législation après législation. Il s’agit notamment de l’interdiction du voile intégral en 2017, de l’interdiction du hijab dans les écoles élémentaires en 2018 (ultérieurement révoquée par la Cour constitutionnelle), ainsi que de la fermeture de plusieurs mosquées (également révoquée par les tribunaux administratifs).
Toutes ces mesures ont été légitimées par l’argument selon lequel elles luttent contre l’islam dit politique. Toutefois, de nombreuses mesures ont été révoquées parce qu’elles ont été jugées illégales ou discriminatoires à l’égard des musulmans.
La principale agence de l’UE travaillant à garantir la protection des droits fondamentaux des personnes vivant dans l’UE, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), a récemment mis en garde contre « l’impact discriminatoire des mesures antiterroristes sur des groupes spécifiques, en particulier les musulmans ». Mais cette mise en garde ne trouve guère d’écho auprès du gouvernement autrichien, dirigé par les conservateurs.
Ni les critiques des experts juridiques ni celles des ONG telles qu’Amnesty International n’ont reçu une grande attention non plus.
Le gouvernement autrichien continue de faire pression en faveur de ces politiques. Il a créé l’année dernière une organisation financée par l’État appelée Centre de documentation sur l’islam politique et a fait de l’islam politique un délit pénal. Bien que le centre ne propose aucune définition claire du terme « islam politique », il surveille tous les musulmans organisés, comme le montrent ses premiers rapports. Amnesty International Autriche a critiqué l’introduction de l' »islam politique » en tant que nouvelle infraction pénale, qui vise spécifiquement les musulmans. En s’attaquant aux « mauvaises » croyances plutôt qu’aux actes criminels, cette mesure constitue une menace évidente pour la liberté de pensée.
Lorenzo Vidino, l’un des membres du conseil consultatif académique du Centre de documentation sur l’islam politique, a déclaré que l’islam politique était plus dangereux que le djihadisme militant. Le centre a également publié une « carte de l’islam », une carte numérique indiquant 623 adresses de mosquées, d’associations musulmanes et de représentants individuels, qui a suscité une vive controverse et entraîné l’intervention du Conseil de l’Europe. Mais sans effet. Deux semaines plus tard, le site web a été remis en ligne.
En fait, plutôt que de corriger son approche restrictive dans la gestion des musulmans, l’Autriche tente de l’exporter via des initiatives telles que le Forum de Vienne.
Ce que l’on a appelé « l’islam politique » en Autriche est ce que d’autres responsables politiques ont appelé « l’islamisme légaliste » en Allemagne, ou « le séparatisme islamiste » en France. L’idée principale partagée n’est pas que les musulmans enfreignent la loi ou commettent des actes de violence. L’argument est plutôt que les musulmans utilisent la loi pour subvertir les États-nations européens.
Comme l’affirme l’un de ses partisans, Mouhanad Khorchide, professeur de théologie islamique à l’université westphalienne Wilhelm de Münster, l’islam politique est « enveloppé d’un manteau de démocratie », tout en masquant des valeurs « intérieures ». En d’autres termes, il est reproché aux musulmans de tromper le public occidental en masquant leurs véritables croyances, tout en se présentant comme des démocrates, qui finiraient par prendre le contrôle et « islamiser » les gouvernements européens.
Ces mesures, lois et attitudes considèrent les musulmans comme coupables jusqu’à preuve du contraire. En Autriche, la répression de « l’islam politique » n’a pas seulement visé les soi-disant extrémistes, mais aussi les musulmans organisés et les voix critiques.
La similitude est flagrante entre l’institutionnalisation d’une diabolisation générale des musulmans et la chasse aux sorcières menée par le sénateur américain Joseph McCarthy dans les années 1950 contre les Noirs et les groupes de gauche sous la bannière de l’anticommunisme, connue sous le nom de « maccarthysme » aux États-Unis. Dans les deux cas, des droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de religion ont été mis en danger. Dans le cas présent, le résultat ne mènera à rien d’autre qu’à un creusement de la division entre les États européens et leurs populations musulmanes.
Farid Hafez
Article traduit de l’anglais par Azzedine Benabdellah, membre du PIR