Voilà plusieurs années, déjà, qu’un discours bizarre sur le racisme et l’antisémitisme fleurit ici et là, en France, notamment (mais pas seulement) au sein de la communauté juive, et cela m’inquiète. C’est pourquoi je m’adresse à vous.
A la suite de diverses polémiques qu’il serait trop long de détailler ici, un petit groupe de penseurs et d’essayistes a réussi à populariser l’idée selon laquelle l’antiracisme serait devenu le totalitarisme du 21ème siècle. Affirmation grossière et fausse. Mais la séduction du paradoxe est parvenue, semble-t-il, à faire passer cette tarte à la crème pour une grille fine et subtile de déchiffrement du monde.
S’en est suivi une situation curieusement dissymétrique. Comme si l’invocation solennelle des grands principes n’avait eu d’autre but, en rompant l’équité, que de les confisquer au bénéfice exclusif de certains. En fonction de quoi, le moindre écart de langage ou supposé tel est désormais interprété de façon subliminale comme l’expression de l’antisémitisme le plus caractérisé. Et inversement, au nom d’une conception dévoyée de la liberté d’expression, le racisme le plus ordinaire et le plus manifeste est toléré, approuvé, voire glorifié… par ceux-là mêmes qui devraient y être le plus immédiatement sensibles ! Oui, je parle de vous, monsieur le président de la LICRA, qui portez la parole d’un mouvement antiraciste ; et de vous, monsieur le président du CRIF, qui portez au sein de la société française la voix de la communauté juive.
Vous trouvez, sans doute, que j’exagère. Voulez-vous des exemples concrets ? Il n’y a qu’à se baisser… Rappelez-vous « l’affaire » Siné. Le cas était pendable… Son crime ? Une seule phrase, à propos de Jean Sarkozy – « Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! » – qui, selon certains, établissait un lien odieux entre les juifs, l’argent et la réussite sociale. Ceux qui se hasardèrent à prendre la défense de l’humoriste tentèrent d’expliquer que cette phrase n’exprimait rien d’autre qu’un trait d’ironie à l’encontre d’un jeune homme dont la précoce réussite en politique avait déjà nourrit le soupçon d’être moins justifiée par ses mérites personnels que par sa situation familiale, et dont il était également permis de douter que la prochaine conversion au judaïsme pour cause de fiançailles avec l’héritière des magasins Darty (ainsi annoncée par de nombreux journaux : c’était donc eux qui faisaient le « lien » et non pas Siné(Notamment VSD, le JDD, Libération et le site du Nouvel Observateur. )]) fût seulement inspirée par une soudaine crise mystique. Peine perdue ! L’humoriste fut viré. Une pétition signée par la fine fleur de l’élite (Alexandre Adler, Pascal Bruckner, BHL, etc.) vint approuver ce renvoi au motif que « la barrière qui sépare l’humour de l’insulte et la caricature de la haine » avait été franchie. La ministre de la culture se fendit d’un communiqué officiel comparant Siné aux caricaturistes de Je suis partout, et la LICRA engagea de manière tonitruante une action en justice. Quel contraste entre ce tintamarre et la très paisible réaction de la même LICRA, ces jours-ci, aux propos de Brice Hortefeux !([« Pour la LICRA, l’affaire est close », communiqué du 13 septembre 2009. )] Quel contraste, aussi, avec le silence assourdissant qui entoura, quelques mois plus tard, le jugement de relaxe, pourtant motivé de façon cinglante à l’égard des plaignants sur « l’inconsistance du grief antisémite » ! Si les propos de Siné avaient été aussi scandaleux qu’on l’a prétendu, les motifs de ce jugement de relaxe auraient dû l’être tout autant. Mais la LICRA s’abstint de tout commentaire. Pas le moindre communiqué. On pourrait rire d’un pareil non-évènement, dont ne subsiste au bout du compte que le ridicule, si l’autre versant de la dissymétrie que je viens d’évoquer ne s’avérait nettement moins comique. Après la paille, parlons donc de la poutre.
Tenez, parlons, par exemple, de « l’affaire Redeker ». Vous savez, ce professeur de philosophie, auteur d’un article, paru en 2006 dans Le Figaro, qui « critiquait l’Islam »… Démarche qui, soit dit en passant, m’a toujours paru éminemment suspecte. Critiquer les religions ? Soit. Laissons cela aux libres-penseurs militants. Confronter les croyances ? Cela s’appelle une disputation entre théologiens. Mais qu’un athée, tirant parti de l’archaïsme d’un texte sacré auquel il ne croit pas, mélange allégrement histoire et foi pour mettre en cause une religion en particulier, cela vous a comme un petit air faux-cul, non ? D’ailleurs, le prof de philo ne s’en tenait pas qu’à l’Islam proprement dit, mais aux individus eux-mêmes : « haine et violence habitent le livre dans lequel tout musulman est éduqué, le Coran », écrivait-il. Soutiendrait-on qu’une phrase telle que « orgueil et sentiment de supériorité habitent le livre dans lequel tout juif est éduqué, la Torah » ne serait pas antisémite ? Mais le scandale est moins dans le texte de Redeker, qui passa d’abord quasiment inaperçu, que dans les péripéties qui suivirent. Car des mails anonymes adressés au prof de philo lui firent craindre pour sa sécurité et l’obligèrent à se cacher. Suivit une campagne délirante de soutien non pas seulement à l’individu menacé, mais aussi aux idées qu’il avait exprimées ! Il fallait, pour sauver le bébé-soldat Redeker, s’interdire de jeter l’eau sale de son bain. Pire : chacun fut sommé de s’ébrouer dans la fange sous peine de se voir rangé de facto dans le camp des ennemis de la liberté d’expression ! BHL réclama pour le prof de philo « un soutien total, indiscuté, sans bémol », et fit part de la « nausée » que lui inspiraient ceux qui se contentaient de ne le soutenir « que du bout des lèvres »([Le Point, 5 octobre 2006)]. Finkielkraut appela lui aussi, au « soutien inconditionnel » du philosophe : « il est plus que temps de libérer le oui à Redeker du mais qui l’entrave »([Le Figaro, 27 novembre 2006)] . Pour couronner le tout, diverses associations, dont la LICRA, mouvement antiraciste, et le CRIF, représentant quasi-officiel de la communauté juive, organisèrent à Toulouse un grand meeting de soutien à Robert Redeker où celui-ci fut ovationné. Autrement dit, le monde à l’envers.
Lors du procès Siné, votre avocat, monsieur le président de la LICRA, avait benoitement déclaré vouloir faire « bouger les curseurs » de l’antisémitisme afin que, ce que l’humour autorisait hier soit interdit aujourd’hui. Désolé pour vous, mais il faudra attendre encore un peu pour que la justice vous rejoigne sur cette vision un peu raide. Pour ce qui est des musulmans, en revanche, les curseurs ont bien bougé, mais dans l’autre sens. Il est aujourd’hui permis à peu près de tout dire. Et certains, dans la communauté juive, ne s’en privent pas. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi, ça me consterne.
Janvier 2008 : conférence du polémiste d’extrême droite Guy Millière intitulée « Capitulation devant l’islamisme ». Il évoque une « guerre mondiale » appelée à durer « au moins une génération ». Passant sans sourciller de l’islamisme à la démographie, le conférencier déplore la « capitulation de l’Europe » dont il voit dans le taux de natalité l’un des principaux symptômes : « En l’espace d’une génération, on peut voir le spectre d’une diminution de trente à quarante pour cent de la population. (…) l’Europe est en train de changer de population, et elle est en train aussi de changer de culture (…) on ne se prépare pas des lendemains qui chantent ». Cette conférence a été prononcée dans les locaux de… la synagogue de la rue Vauquelin à Paris, siège du très vénérable et plus que séculaire Séminaire Israélite de France où ont été formées des générations de rabbins qui ont fait l’honneur du judaïsme français. On peut la visionner sur le site Akadem, Le Campus numérique juif qui met en ligne diverses conférences, dont certaines d’un excellent niveau. Libre à M. Millière de proférer ses insanités où bon lui semble. Mais pensez-vous, monsieur le président du CRIF, que de tels propos sont compatibles avec l’éthique juive et qu’ils ont vocation à être tenus en public, dans une synagogue ?
Le 1er mai dernier, l’UPJF (Union des Patrons et Professionnels Juifs de France) a mis en ligne sur son site un article intitulé : « Des mosquées à n’en plus finir en France et en Europe ». On y lit que la construction de mosquées, en France est un « scénario catastrophe » car elle serait le fait d’une population qui « avant 2020, atteindra, en France vingt million d’âmes », qui représente « un ordre politico religieux étranger à nos valeurs », et dont « l’exigence » (sic !) de constructions de lieux de cultes n’exprime rien moins que « la volonté affichée de notre éradication culturelle ». Quelques jours plus tard, L’UPJF a récidivé avec un nouvel article intitulé « Comment l’islamisme m’a rendue islamophobe ». Il y est surtout question d’islam et très peu d’islamisme. « Je suis devenue islamophobe parce que l’islam a envahi mon univers personnel » dit l’auteure dès les premières lignes. « Oui, poursuit-elle, si j’évite les arabes et les musulmans de toutes origines, ce n’est pas a priori, à cause de préjugés, mais en conséquence d’expériences malheureuses avec ces « gens-là », qui sont totalement responsables de mon islamophobie, ce virus qu’ils m’ont eux-mêmes inoculé (…) Les musulmans qui vivent en France sont responsables de l’hostilité grandissante que leur vouent les Français de culture occidentale et judéo-chrétien ». Ce n’est pas fini. Toujours sur le site de l’UPJF : 11 mai : « L’Europe est complice du Califat qui vient ». 17 mai « La France et le renouveau de l’Islam », dans lequel l’auteur s’inquiète de voir la France devenir une république islamique. Et à nouveau, ce 11 septembre : « Un cheval de Troie moderne : la doctrine islamique de l’immigration ». L’article se gausse de ces occidentaux « qui se félicitent de leur esprit de tolérance et d’ouverture » face aux « exigences (re-sic !) des musulmans », lesquelles s’inscrivent en réalité dans « un projet insidieux vieux de 1 400 ans, de conquête et de domination ». Car, y lit-on, « l’immigration », est « conçue pour dominer les sociétés non musulmanes et paver la voie à leur totale islamisation ». En effet « l’établissement de larges communautés musulmanes » présente le caractère d’une « véritable stratégie », destinée à « tromper la vigilance des occidentaux portés à croire que les musulmans qui émigrent, le font essentiellement pour des raisons économiques – pour améliorer leur sort ». Un véritable complot mondial, en quelque sorte. Remplacez dans ce texte le mot « musulmans » par le mot « juifs » et vous avez une copie conforme des Protocoles des Sages de Sion… Mais, sans rire, Pierre-André Taguieff, qui a pourtant consacré à ces Protocoles de nombreux travaux, se fend lui-même d’un article sur le site de l’UPJF dont rien que le titre nous avertit déjà que l’islamophobie est un concept « chimérique », et l’anti-islamophobie, par voie de conséquence, une cause « criminelle ».
L’UPJF, précisons-le, n’a rien d’un groupuscule marginal. C’est une association forte de 1200 membres, créée entres autres personnalités par l’ancienne Secrétaire d’Etat Nicole Guedj, qui intervient régulièrement sur les médias communautaires et qui, le 4 mai dernier, faisait partie, aux côtés de l’ambassadeur d’Israël et du grand rabbin de Paris, de la délégation chargée de rencontrer le ministre israélien des Affaires Etrangères, Avigdor Liebermann lors de sa visite officielle à Paris.
Ces écrits et ces propos se passent, pour moi, de tout commentaire, sinon qu’ils sont à vomir. Mais je m’adresse à vous, Monsieur le président de la LICRA, et à vous Monsieur le président du CRIF, et je vous demande simplement : qu’en pensez-vous ?
Guillaume Weill Raynal
SOURCE : [Oumma