Ce livre de Vijay Prashad Les nations obscures, une histoire populaire du Tiers-monde commence par l’annonce d’une espérance de Frantz Fanon datant de 1961 : le Tiers-monde est aujourd’hui face à l’Europe comme une masse colossale dont le projet doit être d’essayer de résoudre les problèmes auxquels cette Europe n’a pu apporter de solution (1). L’auteur, du livre, américain d’origine indienne, a publié les Darker Nations en 2007, et l’ouvrage est disponible aujourd’hui en français par la grâce de l’éditeur québécois Ecosociété. C’est le récit de la saga historique du Tiers-monde. Pas celle d’un lieu géographique ou celle de certains pays mais d’un projet, d’une plateforme politique. Un projet qui, selon lui, à plutôt échoué aux vu des espérances non réalisées d’égalité des peuples et de paix universelle, mais qui a connu des succès et enclenché des dynamiques locales, régionales et mondiales. On ne peut comprendre l’état le monde du début du XXIe siècle et pas seulement la situation propre à chaque pays des « Suds », sans comprendre quelle a été cette histoire populaire du Tiers-monde. Pour cela Vijay Prashad nous entraîne en voyage dans l’espace et le temps, ou chaque étape éclaire un moment politique. Un voyage qui commence à Paris au milieu du XXe siècle et s’achève à la Mecque au début du siècle suivant, après avoir traversé Bandung en 1955, Le Caire et Belgrade en 1961, La Havane en 1966, Arusha en 1967 ou New Dehli en 1983… Un parcours en trois temps, la quête, les écueils, les assassinats.
Le double contexte de l’affrontement Est-Ouest et de la décolonisation
Paris, pour commencer ? Parmi les nations obscures on dit que Paris à trahi deux fois rappelle l’auteur. Une fois en 1801, quand bafouant les idéaux de la Révolution, Napoléon Bonaparte à décidé de rétablir l’esclavage aux Antilles et de reconquérir la première république décolonisée en Haïti, et une seconde foi en 1945, quand la France libérée du nazisme a refusé la libération de ses colonies et engagé de sanglants conflits courts (Madagascar, Maroc, Tunisie) ou longs (Indochine, Algérie) pour en conserver le contrôle. Une attitude qui a eu alors des effets très importants sur la scène mondiale et a encore des conséquences en France même ! Mais Paris aussi comme lieu de résistance, de formation des militants et de conceptualisation des idées. Là d’où parlent, agissent, ou ont agit, Messali Hadj, Ho Chi Minh, Zhou en Lai, Aimé Césaire, ou Claude Bourdet, là ou Alfred Sauvy a inventé en 1952 le terme de Tiers-monde, en référence symbolique explicite au tiers-état de la grande révolution (2). Même si des années auparavant, c’est à Bruxelles que s’était tenu, en 1927, la réunion de la Ligue contre l’impérialisme à laquelle participaient déjà l’indien Nehru ou l’indonésien Sukarno (et aussi Albert Einstein et Romain Rolland), et à Bakou dès 1920 le Congrès des peuples d’Orient organisé par la IIIe internationale.
Le projet du Tiers-monde s’est esquissé dans le double contexte de l’affrontement Est-Ouest (la Guerre froide) et de la décolonisation. Ces nations qui tentent de sortir de l’obscurité sont sommées de « choisir leur camp », selon les injonctions de Jdanov à Moscou ou de Foster Dulles à Washington, tandis que certaines d’entre-elles doivent conquérir leur indépendance dans la guerre. Progressivement pour les opinions publiques des anciens colonisateurs européens, les anciennes colonies ne sont plus présentées comme des valeurs, des joyaux de l’empire que l’on « civilise » mais comme des agrégats de clochards, des« meurt de faim » qu’il faut sauver. Et pendant ce temps là le pillage des ressources continue, une situation que Kwame Nkrumah, père de l‘indépendance de la première colonie britannique africaine libérée, le Ghana, qualifie déjà de néocolonialisme.
Les nations obscures avaient été exclue de l’organisation du monde après la première guerre mondiale (la délégation de l’Egypte supposée indépendante avait été soigneusement écarté, et le parti nationaliste allait, par défi prendre le nom de Wafd-délégation). Après la deuxième guerre mondiale au contraire c’est un « printemps des peuple » qui s’annonce, comme celui de 1848 en Europe, mais à l’échelle du monde. Les anciens colonisés vont s’emparer de la tribune de la nouvelle Organisation des nations unies (ONU), et tout faire pour y accueillir ceux qui n’ont pas encore l’indépendance.
Bandung propose au monde un projet magnifique
Le mouvement se cristallise en 1955 quand se retrouvent nations d’Afrique et d’Asie dans la ville indonésienne de Bandung (une citée symbole de la lutte pour l’indépendance car elle s’était révoltée en 1948 contre la tentative de réoccupation coloniale néerlandaise après la défaite japonaise). Il y a là des représentants de gouvernements qui ont choisit l’occident capitaliste comme la Turquie, les Philippines, la Thaïlande, le Pakistan, et à l’époque l’Irak et l’Iran, mais aussi la Chine communiste. La réunion est animée par ceux qui vont bientôt se réclamer du non alignement sur les blocks, par des leaders comme Sukarno, Nehru, l’égyptien Nasser ou le Birman U Nu, qui se réclament d’un socialisme plus ou moins vague, qui s’affirment dans leur tradition culturelle indienne, bouddhiste, arabo-musulmane… et qui propose au monde un projet magnifique qui repose sur quelques axes stratégiques : le développement économique des pays plus pauvres, la fin des dominations politiques et des dépendances économiques, la renaissance culturelle, et la paix dans le monde. Nehru insiste particulièrement à l’époque sur le rôle du Tiers monde pour empêcher que l’affrontement est-ouest ne débouche sur la catastrophe nucléaire. Et la dynamique internationale s’approfondit avec la constitution du Mouvement des non-alignés, inspiré de la déclaration faite à Brioni (une ile yougoslave) par Tito, Nasser Nehru et le cambodgien Norodom Sihanouk (que Vijay Prashad oublie) en 1956, et fondé officiellement à Belgrade en 1961. Un mouvement se réclamant des cinq principes dit de Panchsheel : respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté de chacun, non-agression mutuelle, non-interférence mutuelle, égalité et bénéfice mutuels, coexistence pacifique. Un programme politique fondamental axé sur l’importance du désarmement, la souveraineté nationale, l’intégrité économique et la diversité culturelle
Les Etats membres se démarquent des Etats engagés dans les alliances occidentales, OTAN (Atlantique Nord), CENTO (Moyen Orient), OTASE (Asie du Sud Est), sans s’aligner pour autant sur les pays de l’Est, même si les rapports avec les soviétiques s’améliorent à partir du rétablissement des relations entre l’URSS et la Yougoslavie (1954), et surtout de l’agression tripartite franco-israélo-britannique contre l’Egypte de 1956.
Ce mouvement du Tiers-monde ne se limite pas à de la diplomatie et des relations entre Etats. A travers quelques figures emblématiques, aujourd’hui trop oubliées, Vijay Prashad nous rappelle que, dans la plupart des nations obscures, se développent pensées et actions, sur les plans politiques, économiques sociaux et culturels. Politique évidemment, avec les indépendances qui se succèdent et l’affirmation de chaque peuple hors de l’obscurité. Toute l’Egypte, tout le monde arabe, et bien au delà écoutent à l’époque Oum Kalthoum chanter Misr tatahaddath ‘an nafisha (l’Egypte parle d’elle même). Les nations afro-asiatiques, progressivement rejointes par des latino-américains ferraillent à l’ONU contre la politique française en Algérie, contre le colonialisme portugais, contre l’apartheid en Afrique du sud, pour les droits des Palestiniens et des Vietnamiens.
Economique aussi, ou, suivant, entre autre, les idées de l’argentin Raul Prebish, on annonce vouloir promouvoir les échanges préférentiels entre Etats du sud, puis créer un mécanisme de développement industriel permettant la substitution d’importation pour lutter contre l’échange inégal, la relation de dépendance imposé par le capitalisme occidental et que la coopération soviétique ne modifie pas vraiment. Une bataille qui va se mener aussi dans les instances de l’ONU, la CNUCED Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement crée en 1964, le PNUD Programme des Nations Unies pour le développement crée en 1965, le FMI et la Banque mondiale.
Ce moment tiers-monde c’est aussi un formidable bouillonnement culturel, Dès Bandung il avait été proclamé l’objectif prioritaire d’enrichir les cultures nationales tout en contribuant par la même à promouvoir la paix dans le monde et l’entente entre nations. Les nations obscures investissent l’UNESCO, les conférences d’écrivains et d’artistes se multiplient, on étudie les textes du martiniquais Aimé Césaire ou des iraniens Jalal al-e Ahmad et Farouk Farrokhzad, l’indienne Rajkumari Amrit Kaur demande que l’UNESCO favorise les traductions « en tous sens ».
C’est aussi, un peu partout, l’irruption de mouvements féministes, qui lient comme le souligne l’égyptienne Aicha Abdel Rhaman (une figure évoquée par Vijay Prashad) libération des femmes et libération nationale et sociale, reprenant le programme que la communiste turque Najiye Hanum avait annoncé dès 1920 à Bakou.
Amilcar Cabral et Frantz Fanon avaient donné l’alerte
Mais très vite, dans les principaux pays, l’absence de révolution sociale, ou au moins de modifications profondes des rapports de force sociaux internes, ont eu selon Vijay Prashad, pour conséquence importante la persistance d’une hiérarchie, sous diverses formes, au sein des nouvelles nations. Dès lors ajoute-t-il l’inculcation du sexisme, la stratification inégalitaire fondée sur le clan, la caste ou la tribu entravèrent le projet politique du tiers-monde.
Les bonnes intentions de Bandung n’ont pas suffit. La victoire de Castro à La Havane (1959), l’indépendance algérienne acquise après une longue guerre (1962), l’échec des armées arabes face à Israël (1967), la résistance vietnamienne à la guerre américaine de 1965 jusqu’à la victoire de 1975, mais aussi (Vijay Prashad en parle peu) le monté des mouvements radicaux dans le premier monde, incitent beaucoup à radicaliser les positions. D’autant que Moscou et Pékin en plein conflit ouvert, rivalisent pour s’attirer les grâces des radicaux. Le leader de la lutte en Guinée-Bissau, encore sous domination portugaise Amilcar Cabral théorise le lien entre libération nationale et révolution… La Havane, à la Conférence tricontinentale de 1966 devient le centre symbolique de ce « moment radical » et Ernesto Che Guevara appelle a créer deux trois Viêt-Nam.
Mais la vague radicale va échouer, les guérillas paysannes et urbaines d’Amérique latine, et parfois d’Afrique, les mouvements progressistes arabes et asiatiques sont défaits.
Bien sur ces échecs sont imputables aux contre-offensives politiques, économiques et militaires des forces du Premier monde et d’abord des Etats unis, mais Vijay Prashad insiste aussi particulièrement sur les écueils internes qui minent le projet tiers-monde. Ainsi pour souligner l’importance de la rupture sino-indienne du début des années 60, ils nous emmène dans l’Himalaya, à Tawang ou les armées des deux pays se sont affrontés en 1962, enterrant le principes de Panchsheel, puis, après la défaite militaire indienne, la politique mondialiste pacifiste du pays de Grandi va disparaître, le pays va doubler les dépenses militaires et commencer la course au nucléaire face à la Chine et au Pakistan. Là comme ailleurs dans le Tiers-monde, analyse Prashad, se développe une conception bien plus « européenne » du nationalisme que celle qu’ils validaient auparavant en tant que forces anticoloniales. Au nationalisme internationaliste, ouvert et multiculturel se substitue peu à peu un « majoritarisme » crispé et agressif.
Avant même les victoires contre le colonialisme portugais en Afrique et français en Algérie, Amilcar Cabral et Frantz Fanon ont perçus les faiblesses, les failles, la bureaucratisation et la militarisation qui menace les nouvelles nations. La démobilisation des sociétés après la libération s’accompagne de la mythification de la lutte de libération et de l’unité nationale, la nostalgie instrumentalisée du leader « père de la nation » la prise en main de l’Etat par le parti ou, plus souvent, l’armée.
Si certains Etats parviennent, grâce à leur taille ou à l’utilisation de la rente des matières premières parviennent à instituer une forme relative d’Etat-providence (en Inde, en Algérie, en Irak, etc..) le socialisme précipité selon l’expression de Prashad, autoritaire et imposé, ne marche pas, et provoque même parfois la révolte de minorités. Les tentatives de développement autocentrée ne débouche pas, mêle celle des ujamaas, de la villagisation proposée en Tanzanie par Julius Nyerere et saluée par René Dumont. Contrairement à d’autres anciens « libérateurs », Nyerere assumera cet échec d’un projet mis en œuvre de manière trop autoritaire.
A ces écueils vont s’ajouter des assassinats moraux et physiques souvent directement fomentés par un impérialisme qui a renouvelé ses formes de domination politiques et économiques (il n’ya plus d’empires coloniaux, et le monde est de plus en plus dominés par les sociétés transnationales puis le capital financier). Les coups d’Etat militaires sont un des moyens de cette « reprise en main ». Prashad, comme d’autres, distingue des coups de colonels et ceux de généraux. Les premiers se réclamant généralement de prétentions nationales et progressistes, comme le modèle nassérien, aboutissant tout aussi généralement à des réalités qui ne répondent ni aux aspirations à la souveraineté, ni à celle du progrès démocratique et social. Les seconds, ceux du plan condor en Amérique latine, mais aussi les putschs du Pakistan ou de l’Indonésie, ayant pour objet affiché d’éradiquer la gauche nationale. C’est ce que la Commission trilatérale (sorte de « consultative board » du premier monde), appelle la crise de la démocratie et que la conseiller auprès de cette commission Samuel Huntington présente comme un nécessaire détour par l’absolutisme pour pouvoir se développer.
On assiste ainsi au recul, et très souvent même à l’anéantissement de la gauche, dans les trois continents, en particulier en Amérique Latine, mais aussi dans le monde arabe (notamment en Irak, au Soudan, en Palestine et au Liban) Cela a eu un impact énorme sur le tiers monde. Les classes sociales les plus conservatrices, voire réactionnaires l’emportèrent sur la plateforme élaborée à Bandung nous rappelle Vijay Prashad.
Les projets de rééquilibrage économique du Tiers-monde ne survivent pas à cette situation. Vijay Prashad prend l’exemple des batailles pour les matières premières et tout particulièrement le pétrole. L’OPEP, l’organisation des pays producteurs de pétrole rêvée par le vénézuélien Juan Pablo Perez Alfonso et le « cheikh rouge » saoudien Abdullah el-Tariki n’est pas devenu le régulateur espéré des prix et de la production, et n’a aboutit dans un premier temps qu’a remplacer la domination du cartel des compagnies occidentales « majors » par un système dual du cartel des extracteurs et du cartel des distributeurs. La bataille du rétablissement des prix de 1973 (après la guerre israélo-arabe) n’a aboutit qu’à la dernière victoire rhétorique du Tiers-monde (l’annonce par l’ONU d’un Nouvel ordre économique mondial et l’adoption la « Charte des droits et devoirs économiques des Etats » en 1974, sans vrais concrétisation. Deux ans plus tard Henry Kissinger pouvait déjà tranquillement affirmer nous pouvons ignorer les demandes irréalistes et péremptoires Et depuis nous dit Prashad l’OPEP est une institution sans substance, un tigre en papier.
Pourtant pense Prashad, à la fin des années 70, malgré tout le capital politique du tiers monde subsistait, mais ce capital allait être réduit en miette par ce qu’il appelle un assaut frontal, une sorte de recolonisation. En apparence le sommet des non alignés de La Havane se déroulait après une série de victoires du Tiers-monde, victoires en Indochine (1975), à Grenade et au Nicaragua, dans les anciennes colonies portugaises, chute de régime féodal en Afghanistan ou en Ethiopie… En réalité c’était déjà le retour de bâton. Toutefois l’auteur, qui a pourtant bien souligné les mécanismes internes de dégénérescence qui pouvait faire régresser les mouvements de libérations une fois au pouvoir, ne s’attarde pas beaucoup (Afghanistan), ou pas du tout (Ethiopie) sur els fiasco tragiques de certains de ces régimes « radicaux », pour insister surtout sur les manœuvres contre-révolutionnaires appuyées de l’extérieur, dont pour lui le régime Khmer Rouge (en ne précisant pas que si les Khmer rouges ont bénéficié du soutien des occidentaux et de la Chine, c’est après le génocide et la perte du pouvoir à Phnom Pen.
Toujours est-il que, pour l‘auteur, ont peu écrire la notice nécrologique du projet de tiers-monde lors du sommet du Mouvement des non-alignés de Dehli en 1983, ou Indira Gandhi abandonne l’idée de souveraineté économique dont se réclame toujours Castro et se rallie, comme la bourgeoisie indienne, à l’intégration dans un système mondial globalisé, préconisé déjà nous rappelle l’auteur, par un Manmohan Sing (l’actuel Premier ministre indien en 2010).
Dans le monde c’est la période Reagan Thatcher, et en France le temps de l’anti-tiers-mondisme (3) et des « nouveaux philosophes ». L’URSS présentée par Ronald Reagan comme un « empire du mal » menaçant est en réalité à bout de souffle, Le Tiers-monde n’est plus, et dans le « Sud », le Fonds monétaire international et la banque mondiale vont imposer leur la question stratégique est celle de la dette. Les ravages sont très bien expliqués par Vijay Prashad, avec l’étape Kingston en Jamaïque de son périple, l’exemple d’un état démocratique et relativement social-démocrate démantelé, ou, comme ailleurs se construit la dépendance envers le système (le « marché »), ou l’argent du FMI et les projets de la Banque mondiale ne servent plus le futur mais le remboursement des financiers voleurs, tandis que se confirme l’échec de toute tentative de régulation des revenus des matières premières et de cartel des producteurs (en Jamaïque la bauxite, ailleurs les métaux rares, le café ou le cacao). Les ressources sont cannibalisées pour respecter les échéances. Le G7 (élargit à la Russie après la fin de l’URSS) s’érige en directoire mondial, et, fort logiquement dans ce contexte, les plans d’ajustement structurels du FMI réduisent à néant les plans de développement de la CNUCED, du PNUD et de l’UNESCO.
L’histoire s’est elle arrêtée ?
Vijay Prashad nous emmène en fin de récit dans le Singapour des années 90, pour comprendre le développement impressionnant de la ville-Etat. Mais justement, il s’agit d’une ville-Etat, à même de s’insérer facilement dans le système mondial, tout comme Hong-Kong. Le développement des autres « tigres » d’Asie, Corée du Sud et Taiwan, concerne des territoires plus importants, des sociétés plus nombreuses, mais qui n’ont pas subi le colonialisme et qui ont pu disposer d’avantages géostratégiques importants. Et les autres success-stories économiques de la fin du XXe siècle apparaissent à l’auteur comme le fait de turbo-élites bénéficiaires des privatisations et des ajustements structurels, liées par un attachement cosmopolite extranational qui sied davantage au calcul bourgeois des intérêts économiques à l’échelle mondiale qu’au développement des nations obscures et qui peuvent bien se retrouver entre deux avions du coté de Dubaï.
Pendant ce temps là les masses souffrent est sont empoisonnées par un nationalisme culturel qui les divise et les aliène, tout en ouvrant les vannes de la globalisation menée par le FMI, comme le nationalisme hindouiste du Baharatiya Janata (BJP) en Inde, ou plus encore l’islamisme initié et développé par Fayçal d’Arabie saoudite, contre les nationalismes et les socialismes du Tiers-monde, avec pour instruments la Ligue islamique mondiale, non gouvernementale, crée en 1962 et l’Organisation de la conférence islamique, intergouvernementale, en 1969 et pour agents de diffusion la confrérie des Frères Musulmans (en fait l’histoire de la relation entre les Frères et les Saoudiens est bien plus complexe). Si La Mecque est la dernière étape du livre, c’est parce que, pour l’auteur, cette opération saoudienne lui parait l’archétype du modèle ou l’ajustement structurel et l’abandon du projet de transformation sociale dans les nouveaux Etats ont encouragé ces classes dominantes à évincer le nationalisme du Tiers-monde pour lui substituer un nationalisme culturel (ethno-religieux).
Pour Vijay Prashad il semble que rien n’est venu remplacer le projet du tiers-monde, et le néo-libéralisme mondialisé est imposé aux peuples les idéologies racialistes et religieuses qui servent de ciment social dans les sociétés dévastées et qui sont la cause et la conséquence de l’effondrement du Tiers-monde. Elles entravent les luttes pour l’égalité, même si ils existe dans le monde entier des mouvements qui se battent pour le droit à la terre, le droit à l’eau, la dignité culturelle et économique, le droits des femmes et le droit des autochtones la création d’institutions démocratiques et d’Etats bienveillants. Mais d’où sortent donc ces mouvements ?
Ce récit passionnant de la saga du Tiers-monde semble se terminer à la fin de son troisième mouvement, après la quête des années 50-60, les écueils des années 70, dans l’échec des années 80 ? L’histoire s’arrêterait-elle là et faudrait-il revenir au projet initial régénéré pour réenclencher la lutte pour l’égalité mondiale ? L’auteur, à l’instar de bon nombre de militant de gauche de par le monde, semble difficilement admettre que la fin du socialisme « réellement existant » de l’URSS et de la Chine (qui ne sont qu’évoqués fantomatiquement à la fin l’ouvrage), et l’échec des indépendances comme facteur de transformation mondiale. Ce qui, pour lui, a signifié la reprise de contrôle du monde par l’impérialisme occidental. Cette conclusion en forme de cul de sac affaibli les Nations Obscures qui semblent promises aux ténèbres si ne se développe un jour un nouveau Bandung
C’est là une vision bien réductrice de l’état du monde du début du XXIe siècle. Le développement (capitaliste, mais développement) de la Chine, de l’Inde, de l’Asie du Sud-est, du Brésil, etc. n’est pas réductible au modèle singapourien. Les nouveaux mouvements culturels et religieux ne sont pas de simples variantes postmodernes de l’opium du peuple distillé par les stratèges de la CIA et leurs alliés, et d’ailleurs Vijay Prashad évite de s’appesantir sur le cas de l’Iran. Les questions que posait à l’humanité le projet du Tiers-monde sont toujours à l’ordre du jour de la scène politique mondiale. Avec le développement des nouvelles gauches, surtout – mais pas seulement – en Amérique Latine, des nouveaux mouvements écologistes – qui sont loin de se limiter à l’ancien premier monde -, des nouvelles expressions sociales et culturelles, de l’altermondialiste sous ses diverses formes, se développent des mouvements considérables qui s’inscrivent explicitement dans la continuité politique du projet magnifique d’égalité des humains.
Bernard Dreano
Président du centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)
Notes :
(1) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, Paris,1961
(2) Dans son article de France Observateur « Trois mondes, une planète » en aout 1952
(3) Cf le livre du Cedetim Le non alignement, ed. La Découverte, Paris 1985
Vijay PRASHAD, « Les nations obscures, une histoire populaire du Tiers-monde », traduit de l’anglais par Marianne Champagne, Ecosociété, Montréal, 2009.